Commençons par une blague juive. Le Rav de Brisk est sur le point de se faire massacrer par un cosaque lors d’un pogrom. Il ferme les yeux, tend le cou, et fait la prière de celui qui va mourir en sanctifiant le nom de Dieu : « Béni Sois-Tu Éternel qui nous a sanctifiés et nous a ordonné de mourir pour sanctifier son Nom ». Le cosaque, surpris par cette attitude, renonce à le tuer. Le Brisker Rov lui tend alors son cou en disant, agacé : Nu, Nu, Berakha Levatala !, ce qui veut dire : « Alors, c’est une bénédiction faite en vain, il faut maintenant accomplir l’acte qui justifie cette bénédiction ! ». Cette blague saisit parfaitement une certaine déconnexion pouvant toucher la psyché de l’homme religieux.
À ce sujet, il n’est pas rare d’entendre dire du judaïsme qu’il est une religion qui sanctifie la vie, qui la rythme, dans une ritualité certes encadrée par la loi et ses détails, mais dont le résultat est une vie religieuse non séparée de la vie même. Cela est vrai dans une large mesure. Mais ce n’est pas vrai pour tout le monde. Ainsi, une personne souffrant de troubles obsessionnels du comportement ou de troubles du comportement alimentaires pourra se retrouver en grande difficulté face à certains rites, certaines pratiques ou obligations. Depuis la chasse au levain (hamets) avant Pessah jusqu’à l’alternance de repas gargantuesques et de jeûne très strict à Kippour, en passant par la journée type d’un homme adulte pratiquant astreint aux mitsvot, autant de situations usuelles qui ont un potentiel explosif de triggering (réactivation) de comportements pathologiques. Le propos de ce texte ne sera pas de noter les décisions halakhiques pertinentes pour de tels cas, qui sont éminemment personnalisés, et pour lesquels il convient d’agir en concertation avec ses médecins traitants et ses rabbins. Il suffit de relever que le méta-principe de la halakha est que la Torah est une Loi de vie, par laquelle il faut vivre et non mourir et que, par exemple, pour une personne que le jeûne risque de replonger dans l’anorexie, même si le risque est minime, les décisionnaires interdisent de jeûner et obligent à suivre sa routine alimentaire habituelle ; qu’en gros, la loi sait se suspendre quand elle devient une drogue mortelle et plus un principe de vie. Il s’agira plutôt de réfléchir, dans une perspective culturelle, au potentiel rôle pathologisant de la pratique religieuse elle-même et à la façon dont la loi prend conscience de ce risque et le circonscrit.
Un sous-groupe du monde orthodoxe est, par exemple, connu pour sa très grande propension à la minutie religieuse, minutie qui confine, voire caractérise, un comportement obsessionnel compulsif au nom de l’exigence de certitude qu’on a bien fait l’action et qu’elle a été faite en accord avec tous ses détails et tous les avis possibles. Benjamin Brown, chercheur qui a consacré un ouvrage à la description des courants du monde ultraorthodoxe, décrit ainsi les Briskers, qui font partie de la tradition lituanienne et dont le rabbin est l’objet de la blague d’introduction :
« Les Briskers sont connus pour craindre en permanence de ne pas être rendus quittes du commandement. Leur crainte de la faute leur fait parfois refaire l’acte de la mitsva plusieurs fois d’affilée afin d’être bien certains qu’ils l’ont faite comme il se doit. Ainsi de la lecture du shema, au sujet de laquelle il y a une controverse dans la mishna pour savoir si “celui qui l’a lu mais n’a pas été précis dans toutes ses lettres est acquitté” (Berakhot 2,3) pour laquelle la loi applicable est finalement qu’il est acquitté (Shoulkhan Arouh, Orah Haïm 61,1) : le Rav de Brisk avait l’habitude de lire chaque mot plusieurs fois en accentuant chaque lettre et chaque syllabe et beaucoup de ses continuateurs font de même, y compris pour d’autres mitsvot. Cette façon de faire ressemble parfois à une véritable obsession, et dans certains cas extrêmes, semble tomber sous la catégorie médicale du TOC (ici aussi, comme dans de nombreux autres cas, il convient de se demander si une tendance psychologique ou un caractère préexistant est ce qui fait qu’un groupe religieux adopte un certain comportement ou si c’est le choix du groupe religieux qui développe et fait enfler une tendance psychologique). Cette très grande tension psychologique qui accompagne la vie halakhique des Briskers – et leur vie halakhique est plus ou moins l’intégralité de leur monde – est surnommée, dans le monde haredi, nerven en yiddish (les nerfs à vif) et dont on affublait déjà le Rav de Brisk lui-même. » (p. 98)
Un récit non authentifié qui circule dans le monde ultraorthodoxe raconte que, questionné sur ces attitudes du Rav de Brisk, un des autres Grands de la Torah aurait répondu : « Ce n’est pas de halakha qu’il s’agit, c’est un caractère. Il vérifie aussi sûrement plusieurs fois son robinet de gaz avant de dormir ou sa porte quand il sort de la maison ». Ce trait d’humour prouve bien qu’à l’intérieur du monde orthodoxe, la part d’ethos, de caractère, et de dosage entre halakha et autres dimensions de la vie religieuse ou de la vie tout court, diffère énormément d’un groupe à l’autre. Pour les Briskers eux-mêmes, il s’agit d’une façon de voir le monde comme intégralement saturé de halakha d’une façon extrêmement formaliste. Ce mode de vie et de pensée a été nommé par le Pr. Norman Salomon « pan-halakhisme ».
Par ce cas, le rapport entre formalisme extrême et angoisse psychologique ou existentielle du doute ou de la faute apparaît très clairement. Le cadre se rigidifie d’autant plus que l’agitation intérieure est grande. Un autre cas, cette fois tiré d’un récit de la mishna, met en lumière un phénomène légèrement différent : celui de la pulsion-compulsion de purification ou d’expiation.
Mishna Keritout 6,3
Rabbi Eliezer dit : Une personne peut se porter volontaire pour apporter une offrande de culpabilité conditionnelle tous les jours et à tout moment qu’elle choisit, et ce type d’offrande était appelé l’offrande de culpabilité des pieux. On disait de Bava ben Buta qu’il se portait volontaire pour apporter une offrande de culpabilité conditionnelle tous les jours, sauf le jour suivant Yom Kippour, où il n’apportait pas d’offrande. Bava ben Buta a dit : Je fais le serment par cette demeure de la Présence Divine que si on m’avait permis, j’aurais apporté une offrande de culpabilité même ce jour-là. Mais ils me disaient : Attends d’entrer dans une situation d’incertitude potentielle. Et les rabbins disent : On n’apporte une offrande de culpabilité provisoire que dans le cas où il y a une incertitude quant au fait d’avoir commis un péché pour l’exécution intentionnelle pour laquelle on est passible de retranchement et pour l’exécution involontaire pour laquelle on est passible d’apporter une offrande de péché.
Le sacrifice de culpabilité conditionnelle (asham taloui) est un rite expiatoire qui répond à une situation tout à fait courante dans la vie religieuse, une situation de l’entre-deux, une situation du doute et de l’incertitude. Pour les différentes culpabilités et fautes, il en existe beaucoup d’autres, pour une situation d’innocence mais où la personne veut apporter volontairement des offrandes surérogatoires également. Mais quid de celui qui, occupé par son quotidien et la routine, ne sait plus s’il a fait tel ou tel acte ou bien sait qu’il a fait tel ou tel acte mais sans être en mesure d’exclure la possibilité d’une erreur matérielle ou contextuelle qui constituerait une faute ? Par exemple, si je sais que j’ai mangé un morceau de fromage par réflexe après avoir mangé de la viande, mais ne sais pas s’il s’agissait d’un fromage au lait animal ou d’un fromage vegan, je me retrouve en situation incertaine. Il est possible que j’aie commis un péché mais n’en suis pas certaine. Une telle situation peut causer de la détresse psychologique ou religieuse à une personne pratiquante et minutieuse.
Pour lever cette détresse, la Loi a prévu le asham taloui. La mishna citée plus haut déroule son argumentation en plusieurs temps. Tout d’abord, elle affirme le caractère volontaire d’un tel sacrifice et le fait qu’on peut le faire à tout moment, et que ce sacrifice est devenu un usage des hommes très pieux. Jusqu’ici, une évaluation plutôt positive de l’habitude d’apporter de tels sacrifices « au cas où », pour se rassurer d’être en état de faute ou d’impureté. C’est alors que la mishna cite le cas d’un homme pieux (Bava Ben Buta, connu par ailleurs pour sa grande générosité) qui semblait pris d’une véritable compulsion sacrificielle et qui apportait un tel sacrifice quotidiennement, et qui, de son propre aveu, aurait fait de même à la sortie du Yom Kippour (soit le jour de l’expiation) si les autres Sages l’avaient laissé faire. Sur quoi portait la critique des autres sages ? Sur le fait que cette course à l’expiation, en l’absence de tout doute raisonnable et de la possibilité même de la faute, avait quelque chose de pathologique.
D’où la conclusion de la mishna, qui affirme que ce processus sacrificiel ne doit être usé qu’en cas de doute réel basé sur une situation vécue, et pas sur un doute permanent, obsessionnel et maladif. Cette mishna est un moment dramatique de réflexion de la Loi sur elle-même et sur ses propres limites et dangers. Consciente qu’elle peut, sur certaines personnalités, avoir un effet compulsionnel morbide, voire le créer, elle prend soin de s’autolimiter et de préserver l’espace pour l’action saine, la vie non paralysée par l’angoisse permanente de se trahir soi-même. Il faut pouvoir vivre dans la Loi sans perdre ce sentiment de confiance en soi, son corps et son esprit qui permet de se mouvoir en elle. Ce n’est pas un hasard que la racine de halakha soit la même que celle du mouvement et de la marche. La sclérose mentale est antinomique à la Loi.
Bibliographie
• Giorgio Agamben, Nudités, Payot Rivages, 2019
• Benjamin Brown, Guide de la société ultraorthodoxe : croyances et courants, Am Oved, 2017 (en hébreu)
• Moshe Halbertal, Naissance du doute : confrontation avec l’incertitude dans la littérature tannaïtique, Magnes Press, 2020 (en hébreu)