« Je n’ai jamais accepté de partir en colonie de vacances et je n’ai jamais envoyé mes enfants en colonie parce que pour moi, la colo, c’était Izieu ! »
Samuel Pintel conserve un souvenir douloureux de son séjour à la Maison d’Izieu de novembre 1943 à janvier 1944, à l’âge de six ans. Pourtant, il reconnaît avoir eu beaucoup de chance d’avoir été accueilli dans cette maison, de même qu’il a eu une chance inouïe de la quitter moins de trois mois avant la rafle du 6 avril 1944, qui enverra à la mort tous ses camarades d’alors.
Cette rafle est déjà la troisième à laquelle échappe le petit garçon. « Mon existence aurait dû s’arrêter à l’âge de cinq ans, me confie-t-il. Je garde un souvenir très vif de l’arrestation de membres de ma famille le 16 juillet 1942 ». Samuel et sa maman ne sont pas raflés ce jour-là parce que son père, juif polonais arrivé en France au début des années trente, s’est engagé volontaire dans l’armée française en 1939 et fait prisonnier en 1940. Ce statut de famille de prisonnier de guerre leur donne un sursis.
Après quelques péripéties, Samuel et sa mère se retrouvent dans un camp dans le département de l’Indre, puis dans un centre à Annecy, assignés à résidence, où ils vivent dans des conditions acceptables jusqu’à cet après-midi du 16 novembre 1943, où la police allemande procède à l’arrestation de toutes les personnes figurant sur une liste communiquée par l’administration française. « C’est une rafle brutale, se souvient-il. Ma mère lâche ma main et m’intime l’ordre de prendre la main d’une jeune femme non-juive qui se trouvait à nos côtés. » Le petit garçon voit sa mère monter dans le camion.
Interrogée par les Allemands, l’inconnue déclare « c’est mon fils ». Samuel Pintel aurait tant aimé retrouver cette jeune femme qui lui a sauvé la vie et l’a emmené à Chambéry : « Elle me confie au bureau de l’UGIF OSE et elle disparaît. Je ne sais pas qui elle est, je l’ai recherchée, j’ai consulté beaucoup d’archives, j’ai lancé des avis de recherche mais impossible de retrouver le nom de cette jeune femme »
Deux jours après la rafle, un homme vient chercher Samuel et un autre garçon de son âge, lui aussi rescapé de la rafle, et les emmène dans une carriole – « un cageot à roulettes » – accrochée à son vélo. Samuel Pintel n’en revient toujours pas de la façon dont cet homme, dont il n’apprendra que bien plus tard qu’il s’agissait de Miron Zlatin, directeur de la Maison d’Izieu, a escaladé le col de l’Épine pour un périple de plus de 45 km : « c’était un sacré gaillard ! ».
L’enfant n’a alors aucune idée de l’endroit où il se trouve. Des années plus tard, il cherchera en vain à retrouver cette maison. Ce n’est qu’en 1987, lors du procès Barbie, qu’il va découvrir qu’il s’agissait de la Maison d’Izieu. Il a alors cinquante ans : « Je vois les images de la Maison d’Izieu à la télévision. Les propriétaires y étaient interviewés, puis le plan s’est élargi et là, je l’ai reconnue : la terrasse, la fontaine, la grange où dormaient les garçons, c’était tellement caractéristique… j’étais à Izieu ! » Je me suis juste dit : si j’ai un moment, un jour, j’irai voir la Maison d’Izieu. » Ce qu’il fait deux ans plus tard, à l’occasion d’un déplacement dans la région. Il trouve une maison inoccupée, cernée d’une clôture, une plaque portant des noms d’enfants apposée au mur de façade. Mais les souvenirs remontent peu à peu. « Je garde un très mauvais souvenir de la Maison d’Izieu. Les conditions de vie étaient acceptables, je ne me souviens pas avoir eu faim, j’avais des petits copains, des petites copines de mon âge, je participais à la classe, ça se passait bien… mais le contexte faisait que je n’avais qu’une hâte, c’était de partir. Ce qui me trottait dans la tête c’était « qu’est-ce qui est arrivé à ma mère ? »
Samuel Pintel sourit en se rappelant avec quel soin il a caché sa judéité dans la Maison d’Izieu : « J’étais persuadé que j’étais le seul enfant juif de la colo ! Ma mère m’avait dit « Si un jour nous sommes séparés, ne dis pas que tu es juif. » Et on ne parlait pas de ça avec les gamins et les gamines d’Izieu : nous ne discutions jamais de notre parcours. Les enfants qui étaient dans la Maison d’Izieu, dans leur grande majorité, étaient déjà orphelins. C’était très pesant, chacun gardait ça pour soi. »
Il est donc très heureux lorsque, à la fin du mois de janvier 1944, Miron Zlatin lui annonce qu’il le ramène à Chambéry. « J’espérais que c’était ma mère qui m’attendait. Hélas, ce n’était pas ma mère mais notre voisine de palier du petit logement que nous occupions, Mme Jeanne Bosselut, qui était venue me chercher spécialement de Paris. C’était une famille de très modeste condition et qui a accepté de me prendre en charge. J’ai fait en sorte que le couple Bosselut ait le titre de Justes parmi les nations : c’était la moindre des choses. » Samuel retrouve finalement ses deux parents après la Libération : son père revient de son camp de prisonniers en Allemagne et sa mère du camp de concentration de Bergen-Belsen. Elle mourra très jeune, en 1951.
Samuel Pintel décide de contacter Sabine Zlatin, la directrice de la Maison d’Izieu qui a échappé à la rafle du 6 avril 44. « J’avais trois idées en tête, un peu égoïstes : je souhaitais qu’elle retrouve mon nom sur ses listes, mes cahiers puisque j’avais participé à la classe, et enfin le nom de mon petit copain avec lequel j’étais arrivé »
À sa grande déception, Sabine Zlatin affirme ne rien pouvoir lui fournir.
Cependant, quelque temps plus tard, travaillant sur son projet de création d’un mémorial à Izieu, elle « recrute » le fils de Samuel, Simon Pintel, pour trier ses archives. « Dans son petit garage, se trouvaient entassés de vieux cartons et des valises… et il a découvert un trésor, un trésor ! Des dessins, des cahiers, des lettres d’enfants, des photos, ses archives personnelles… »
À l’époque, malgré les demandes répétées de Sabine Zlatin, Samuel Pintel ne voulait pas s’impliquer dans le projet du musée mémorial de la Maison d’Izieu. Tout a basculé le jour où son fils Simon retrouve les listes d’effectifs rédigées par Miron Zlatin. La dernière liste est celle de janvier 1944, sur laquelle figure encore son nom. « Là, je me rends compte d’une chose importante : je pointe tous les enfants arrêtés et déportés et je m’aperçois qu’ils étaient déjà tous là fin décembre et que le seul enfant à avoir quitté la Maison d’Izieu avant la rafle, c’était moi. Cela m’a ébranlé : je les avais tous connus ! »
Il décide alors de s’engager aux côtés de Sabine Zlatin pour préserver la mémoire des quarante-quatre enfants et des adultes qui les entouraient, assassinés. Il devient secrétaire général de l’association et, aujourd’hui encore, il retourne fréquemment à Izieu pour témoigner auprès des scolaires : « La Maison d’Izieu a une mission à remplir, une mission de première importance, pédagogique, et elle le fait très bien. On accueille des milliers de scolaires et on leur consacre du temps. Ils en repartent avec vraisemblablement une prise de conscience de ce qui s’est passé là-bas et qui les concerne. »
Samuel Pintel a retrouvé le petit camarade avec lequel il avait fait le périple depuis Chambéry dans la carriole tirée par Miron Zlatin. Il s’appelait Marcel Grinblat, aujourd’hui Marcel Himel, il habite Toronto. Il n’est resté que quelques semaines à Izieu mais il refuse d’en parler, il veut tout rayer de sa mémoire. « Nous échangeons de temps en temps mais je n’arrive rien à obtenir de lui : il reste très ébranlé par cette période ». Et tandis qu’il me parle de Marcel, je me dis que lui, Samuel, qui a consacré tellement d’efforts à reconstruire son parcours et passe à présent une grande partie de temps à raconter, à témoigner, lui semble apaisé.