S’il y a bien une idiotie du complotisme, il y a aussi une idiotie de l’anticomplotisme, moins souvent décrite. Dans sa version paresseuse, c’est-à-dire orgueilleuse et sûre d’elle-même, l’anticomplotisme est une forme d’identité intellectuelle fondée sur la distinction au sens bourdieusien : distinction d’avec les ploucs délirants, distinction d’avec les ignares paranoïaques. Elle ne coûte pas grand-chose en termes d’effort intellectuel pour un bénéfice maximal en termes d’image de soi et de place sociale. Elle produit des Monsieur Homais scientistes qui savent singer le discours de l’expert en tout. Ayant en horreur le doute et le scepticisme, et incapable de se tenir dans ce vide entre l’inquiétude justifiée et la paranoïa folle, elle a choisi : ce sera la certitude tranquille.
Cet anticomplotisme-là promet la confiance en un monde sûr, il a un petit sourire satisfait et dort sur ses deux oreilles. Il n’a qu’un seul défaut, et pas des moindres : il jette le bébé du complot avec le complotisme de l’eau du bain. Pour lui, le complot est systématiquement imaginaire et fantasque. Ce faisant, il vide le complot de toute existence réelle pour en faire un synonyme de délire ou encore de signe distinctif des faibles d’esprit face à la complexité du monde. Or, les complots existent, ont existé et existeront toujours. Étant essentiellement des « crimes du signe », les complots, pour ainsi dire structurellement, invitent à une prolifération discursive folle autour d’eux, du fait même qu’ils sont discrets, cachés, et que leur qualité de complot dépend de l’interprétation (et parfois d’une décision juridique ou politique) presque plus que des faits eux-mêmes. Une conjuration est-elle une révolution, une libération politique ou bien un crime de trahison ? Un complot visant à renverser tel ou tel chef est-il un coup d’État ou une révolution de palais visant à tuer un dictateur ? Le complot politique a pour lui de tenir son être de complot d’une interprétation future, de l’établissement des faits, et du nom qui lui sera donné, si tant est qu’un nom lui soit donné.
Tout autre est le complotisme, qui est une pathologie du discours et non le fait de nommer l’existence de complots. Les deux ont pourtant un lien. C’est à cause du vide structurel de discours qui existe autour des complots réels que le complotisme peut se nicher : conjurer, c’est faire serment que les participants de la conjuration, secrète, ne se dénonceront pas mutuellement, comploter, c’est avoir un plan secret. Le silence autour du complot, pouvant rester sans trace, donc sans moyen de vérification empirique, permet au complot de devenir partout une hypothèse possible, et de se mettre à pulluler dans des constructions théoriques qui semblent se tenir parfaitement.
On reconnaît d’ailleurs le complotisme par certains traits rhétoriques beaucoup plus que par des contenus propositionnels : une théorie du tout, une sémiologie qui se multiplie au point de prendre la place du monde entier (tout y est signe).
Il n’est pas nécessaire, pour débusquer un discours complotiste, d’avoir à le confronter à des faits (dont il doutera toujours de la fiabilité) : il suffit de voir l’écart qui existe dans un même discours entre un scepticisme radical appliqué à certaines matières, et une foi aveugle dans les théories défendues. C’est cet écart-là qui signale le complotisme.
Le complotisme est aussi une forme d’ontologie et de théologie du monde : il est déterministe, occasionnaliste et gnostique.
Il est déterministe parce qu’il refuse absolument l’idée de hasard, et celle de motivations multiples à l’action, certaines intéressées, d’autres altruistes. Pour un complotiste, si Big Pharma se fait de l’argent, c’est donc que l’argent est sa seule motivation et pas la santé du tout. Il est impensable pour lui que ça puisse être les deux.
L’occasionnalisme est une théorie, qui s’est illustrée historiquement chez les atomistes arabes du Moyen-Âge notamment, selon laquelle la causalité naturelle n’existe pas, et que derrière chaque évènement se cache une action de Dieu.
Le complotisme, bien souvent, partage avec l’occasionnalisme le refus de l’enchaînement causal aveugle, pour lui préférer l’explication par l’intention cachée derrière qui fait agir les choses pour créer l’illusion d’une causalité naturelle. Or, cet occasionnalisme est gnostique en ce que l’intention de derrière est souvent pour lui une intention qui est à la fois mauvaise et puissante (tout comme le mauvais démiurge des gnostiques). De plus, le complotisme pose l’existence d’une classe de personnes ayant été illuminées par le savoir (la gnose). Il semble d’ailleurs qu’une partie de l’imaginaire antisémite, qu’on retrouve dans les divers complotismes à un degré qui empêche l’interprétation accidentelle, ait avec le gnosticisme marcionite certaines affinités.
On le voit, entre le complot et le complotisme, il y a bien une filiation, mais cette filiation est celle qui peut exister entre un fait gris, qui met à mal la confiance normale de l’institution ou de la société, qui invite à la prudence, et la prolifération de théories qui prennent l’ensemble de la place de la vie mentale et intellectuelle.
Une des lignes de partage passe par la scientificité du discours.
Toutefois, la science et le discours scientifique ont montré leurs limites face aux complotismes et également la difficulté à lutter contre le complotisme sans sombrer dans l’optimisme béat décrit en introduction. Ce qu’il faut, c’est réussir à sauver le complot du complotisme, à maintenir une conscience alerte, fut-ce au pire, sans pour autant perdre pied. La plausibilité n’est ici pas un critère pertinent. Les sionistes, qui ont senti avant tout le monde la catastrophe qui se préparait pour les Juifs d’Europe, avaient compris que le pire est toujours possible.
En effet, que serait l’histoire politique sans les cabales, les conjurations, et les conspirations , les lanceurs d’alerte ? Que serait la Bible hébraïque sans Saul et David, sans David et Absalom, sans le complot d’Athalie, puis contre Athalie, celui de Jehu contre les Omrides, sans Mordekhaï et Haman ?
Pire, que seraient l’histoire juive et la théologie juive sans l’idée que, depuis les origines, les Nations ourdissent pour perdre Israël ? Et pourtant, sauf à de rares marges près (le sabbatéisme, et peut-être une forme contemporaine du hassidisme très poreuse aux arguments complotistes) le judaïsme n’est pas complotiste en ce qu’il ne crée pas des individus rongés par la paranoïa, qui expulsent hors d’eux le mal et les raisons du mal. Je voudrais suggérer que cette relative vaccination face aux complotismes a une justification religieuse : le Dieu unique, ainsi qu’une théologie de la responsabilité juive face aux persécutions subies et fomentées.
Le Dieu juif étant volonté et unique (monothéisme strict), le judaïsme attribue les complots humains à des rappels divins au retour ou à la repentance sans pour autant que la responsabilité des persécuteurs ne soit annulée. Ils sont méchants mais, si nous subissons leur joug, c’est par volonté divine et ultimement par appel à la repentance. Or, ce Dieu est bon et le judaïsme a développé les idées de souffrances d’amour. Il n’y a donc pas d’instance maléfique à qui attribuer une mauvaise volonté de tromper ou de piéger, si ce n’est à la méchanceté humaine, jamais excusable par l’action divine.
Le complotisme étant par nature une forme dégénérée du gnosticisme, et le gnosticisme lui-même une maladie du monothéisme, il se pourrait bien que l’antidote au complotisme se trouve à la fois dans plus de science et dans plus de religion bien comprise, si tant est qu’on admette que ce piétisme qui accepte les souffrances se passe a posteriori et ne soit pas une attitude existentielle passive a priori ni ne se transforme en explication simpliste du monde et de son chaos par le seul appel au nom de Dieu. Une religion qui considère la science et l’exploration des lois de la nature comme une entreprise sainte (Maïmonide) et qui invite à la responsabilité et l’action. Une religion dans un état à-venir, donc.
Pour en savoir plus :
– Alessandro Campi, Machiavel et les conjurations politiques. La lutte pour le pouvoir dans l’Italie de la Renaissance, Paris, L’Harmattan, collection « Ouverture philosophique », 2017
– Corinne Leveleux-Trixeira et Bernard Ribémont (éd.),
Le crime de l’ombre. Complots, conjurations et conspirations au Moyen Âge, Éditions Klincksieck (Jus & Litterae, dir. B. Ribémont et Br. Méniel), 2010