Expérience de pensée : Au cours d’une interaction sociale quelconque, vous tendez la main à une personne du sexe opposé, le plus naturellement du monde. Mais stupeur, au lieu qu’un bref contact protocolaire vienne accepter ce salut, votre main pend, idiote, sans que personne ne vienne la serrer, sans qu’aucune main ne vienne la saisir. Un peu honteux, vous reprenez votre main soudainement alourdie. Ce refus a pour conséquence paradoxale de sexualiser a posteriori votre main tendue des plus usuelles, des plus sociales. Il y avait là un jeu codifié et l’autre vous a signifié qu’il n’y jouait pas, qu’il était en dehors, que votre contact était interdit, impur, qu’il devait s’en préserver. En un mot comme en mille : vexant.
Ce refus du contact, qu’il provienne de juifs orthodoxes ou de musulmans pratiquants, n’est pas en odeur de sainteté dans nos sociétés. Soit qu’on y réponde par un culturalisme relativiste des plus paternalistes (c’est leur culture, il faut respecter), soit qu’on soit choqué par cette irruption de la séparation dans l’espace public et qu’on y réponde par un rejet pur et simple. Je parlerai pour ma part plus précisément du concept juif de shmirat neguia, même si certains de ses traits peuvent éclairer le cas musulman.
Les mondes ultraorthodoxes ont au moins ce point commun là : promouvoir l’interdiction des contacts physiques entre individus de sexe opposé, voire même, comme c’est le cas des Satmar ou des Gour, entre individus du même sexe. Pour qui se targue d’avoir un regard critique sur sa propre tradition, ces règles symbolisent l’obsession malsaine de ce monde pour la séparation, le sexe, la crainte de la faute et la transformation de chacun en satyre lubrique. Elles incarnent mieux que d’autres le système patriarcal où toute femme est vue comme un objet sexuel et toute amitié ou interaction humaine véritable entre sujets impossibles. En bref, elle a apparemment tous les défauts : rétrograde, anti-moderne, inégalitaire, obsessionnelle. Qu’on songe aux réactions outrées des gens lorsque le ministre israélien de la Santé n’a pas serré la main de son homologue française Marisol Touraine, ainsi qu’aux comparaisons entre juifs orthodoxes et talibans qui ont fleuri à ce moment. Qu’on se souvienne de l’excellente, mais à mon avis erronée chronique de Raphaël Enthoven selon lequel « toute femme à qui on ne sert pas la main est une femme qu’on gifle » pour saisir toute l’étrangeté et le rejet spontané que ce concept peut susciter.
Précisons d’emblée que la shmirat neguia n’est même pas une expression halakhique à proprement parler. C’est une expression fourre-tout extrêmement récente qui désigne les interdictions liées aux contacts entre individus de sexe opposés à qui s’appliquent les interdits de harayot, relations interdites : une femme mariée en période d’impureté menstruelle, nida, interdite à son mari ainsi évidemment qu’aux autres hommes, une femme non mariée à tous les hommes. Des débats existent quant au statut du contact avec le père et les hommes de la famille et des décisionnaires récents ont autorisé le serrage de mains, sans que ces décisions ne soient suivies d’évolution des pratiques au sein du monde orthodoxe. L’origine biblique de cet interdit est, selon Maïmonide (Mishné Torah, Lois relatives aux interdits sexuels, 21, loi 1), à voir dans ce verset du Lévitique (18:6) : « Nul de vous ne s’approchera de sa parente, pour découvrir sa nudité. Je suis l’Éternel. » Pour Maïmonide, il est question du contact lié à la taava, à l’envie ou au désir explicitement sexuel.
Ibn Ezra et Nahmanide divergent de l’avis de Maïmonide et interprètent le verset comme traitant des relations sexuelles à proprement parler. Pour eux, l’interdit du toucher n’est pas compris dedans mais est une taqana derabanan, un décret rabbinique. Ces débats de légistique rabbinique sont tout sauf anodins : les interdits bibliques (aussi bien ceux qui sont explicites que ceux qu’on peut déduire grâce aux treize règles d’exégèse de Rabbi Ishmaël, selon la théorie maïmonidienne) n’ont pas le même poids que les interdits rabbiniques. D’autres Sages, mus par la crainte de la pente glissante, ont étendu ces interdits.
Plutôt qu’un concept définitoire, « être shomer neguia » fonctionne donc comme une expression populaire destinée à mettre en garde l’autre qu’il ne s’avise pas de tendre la joue ou la main, pas plus que d’effleurer un bras. Être shomer neguia c’est avertir les autres, ceux d’un monde laïcisé, qu’on se garde littéralement du contact. On se dit Shomer Neguia, comme on se dit Shomer Shabbat ou Shomer Mitsvot. Or, il y a une bizarrerie. On garde le shabbat, on garde les mitsvot, comme un gardien, mais en étant shomer neguia, on ne garde pas le contact qui existerait par-devers soi, en dehors de soi, comme une entité, on se garde du contact, qui ne peut exister per se que dans la relation, la bipolarité.
Autant dire que ce n’est pas un concept populaire au sein du monde non-ultraorthodoxe car l’idée de l’humain qu’il dégage est celui de l’humain faillible, faible, sans volonté, qui aurait besoin de tant de limites pour ne pas coucher avec le premier ou la première venu(e). Dans les judaïsmes libéraux, conservative et moderne-orthodoxe, c’est l’un des premiers oripeaux dont on s’est débarrassé : nous ne donnons pas dans ce cinéma-là, nous Monsieur, nous ne sommes pas des bêtes, mais des humains civilisés, qui pouvons serrer la main ou faire la bise à un individu de l’autre sexe tant ces gestes sont devenus sociaux et ont été desérotisés par leur généralisation. En un certain sens, ces mouvements sont revenus à une compréhension plus ancestrale de l’interdit, que l’orthodoxie (qui est née, rappelons-le, en réaction aux Lumières allemandes) avait durci. Car s’il est vrai que la shmirat neguia a de réelles bases halakhiques, sa perception comme interdit grave et indicateur de religiosité est toute nouvelle. Jusqu’à il n’y a pas longtemps, les contacts « innocents » entre hommes et femmes étaient beaucoup plus tolérés. L’exemple classique ce sont les rabbins séfarades qui se laissaient embrasser la main par les femmes ou Rav Ova-dia Yossef jusqu’à nos jours qui posait sa main sur la tête des femmes venues demander une bénédiction sans hésiter.
On retrouve cette idée chez un rav Moshé Fenstein qui note qu’il n’y a aucun souci à toucher une femme de façon inatentionnelle dans un bus bourré de monde, l’interdit de la Torah visant explicitement le toucher « intentionnel » et lié au désir.
Pareillement, il existe des témoignages de l’école néo-orthodoxe allemande où serrer la main était une évidence qui n’était ni une déclaration « pro-modernité » ni un rejet de la halakha.
De prime abord, donc, rien à sauver dans cet archaïsme qui relève du symptôme et non de la loi proprement dite. Il semble pourtant que ce qui caractérise les lectures orthodoxes quelles qu’elles soient, et dont je me réclame, c’est qu’elles répugnent à la tabula rasa, qu’elles font preuve volontairement de charité interprétative, qu’elles font gré aux Anciens d’avoir tenu certains propos et édicté certaines règles pour une bonne raison. Rendre raison aux textes et aux Sages précédents, quand bien même il faudrait pour cela lire à revers des lectures autorisées, et ce afin de revivifier un concept suranné, afin d’en analyser les possibilités herméneutiques, voilà un beau défi. Le faire pour ce concept démodé de shmirat neguia, voilà une gageure qui a le don de me plaire.
PEUT-ÊTRE FAUT-IL PENSER LA DISTANCE AUTREMENT QUE COMME UNE MÉFIANCE
Typologie. Les types de contacts physiques autorisés renseignent d’abord sur une certaine idée de l’homme qui la sous-tend. Si vous défendez une séparation radicale et une criminalisation du moindre contact, alors vous êtes partisan d’une idée de l’homme dont les désirs sont cachés à ses propres yeux, qui ne les maîtrise pas et qui pourrait être amené à la faute. Si vous êtes partisans d’une éthique de la responsabilité, d’une égalité saine entre hommes et femmes alors vous verrez d’un mauvais œil ces précautions bien malhabiles qui troublent la fluidité des échanges sociaux. Vous pensez être maître en votre demeure. Il existe un troisième type, intermédiaire. Beaucoup d’orthodoxes ouverts serrent la main mais ne font pas la bise. C’est-à- dire qu’ils refusent de toucher d’une façon trop intime mais, d’un autre côté, refusent aussi de sexualiser tout contact. Ceux-là semblent avoir trouvé un certain équilibre.
Or, certaines expériences scientifiques récentes autour de l’irrationalité humaine et de l’influence inconsciente du contact mettent à mal une telle idée de maîtrise de l’influence du contact physique sur la prise de décision, y compris lorsque ce dernier n’est pas érotique ou lié au désir. Une telle influence inconsciente du toucher est bien connue de tous les coachs et autres commerciaux mais des expériences sont venues vérifier ces intuitions sur ce qu’on appelle « l’effet du toucher », qui rend réceptif, rend plus généreux, plus apte à la consommation sans que nous ayons conscience d’être influencés ou manipulés. Ainsi, des clients que le banquier avait brièvement touchés au bras étaient plus enclins que les autres à accepter des investissements risqués. Les serveurs ayant touché leur client recevaient plus de pourboire. Au-delà de ces effets manipulatoires, le toucher a également des vertus, dans les relations thérapeutiques entre soignants et patients, entre enseignants et élèves (les élèves brièvement touchés sont plus enclins à aller au tableau, à corriger un exercice). Mais il peut également être instrument de domination qui enferme. Sous couvert de codes sociaux, nul(le) n’est à l’abri d’une bise trop appuyée ou d’une étreinte un peu trop pressante.
Il ne s’agit pas de dire que la science soit prescriptrice de valeurs, mais il est toujours bienvenu de se pencher sur ce que nous dit la science expérimentale pour éventuellement corriger et affiner nos idées métaphysiques.
On le voit, se garder du contact physique, être shomer neguia, peut être réinvesti d’une autre valeur que celle de la méfiance et de l’impureté. On peut se garder du toucher parce qu’on a une conscience accrue de sa propre irrationalité. Cette attitude devient alors une forme de modestie face à tous nos mécanismes inconscients et aux possibilités méconnues de nos corps. Se garder du contact physique intempestif peut alors être une façon de dire à l’autre : c’est parce que je suis exposé, vulnérable, parce que je peux être touché (au sens d’atteint, « atteinte » et « toucher » ont d’ailleurs la même racine en hébreu, NaGa) que je refuse le contact.
Le toucher est alors à rapprocher du shohad, du pot-de-vin, ou encore du cadeau, qui prédispose sans que nous en ayons même conscience, presque mécaniquement.
Peut-être faut-il penser la distance, non comme méfiance mais comme procédé pour garder contact avec soi, ses émotions, ses volontés, créer l’espace nécessaire à une prise de décision la plus rationnelle possible. La moins polluée des désirs des autres. Peut-être aussi faut-il penser un contrepoint au discours de l’ouverture sur l’autre devenu dominant.
Toute mise à distance n’est pas clôture ou exclusion. Elle peut aussi être préservation.
Se préserver n’est pas un gros mot, il a même une certaine dignité métaphysique.