Personne ne sait ce que je suis. Personne ne comprend ce que je pense. Mais je vais vous raconter une histoire très intéressante; celle d’un hassid qui boit et passe du bon temps avec ses petites amies. C’est un hassid très sérieux, un homme bien de chez nous. Il ne sort pas sans son manteau, son chapeau, son gilet comme il se doit. Il a une femme, quatorze enfants, déjà huit petits-enfants, Dieu merci. Toute la journée, dans le bureau qu’il partage avec deux autres juifs tout aussi respectables, il rédige des essais pour le compte de richards qui voudraient devenir célèbres grâce à leurs idées. Sauf que les quelques jolies petites idées qui leur gambadent par la tête, ils ne savent pas les écrire. En chemin de leur esprit jusqu’à l’ordinateur, leurs profondes réflexions se perdent dans le néant. Alors ils viennent me voir moi, reb Zalman, puisque vous avez compris, bien sûr, que je ne parlais de personne d’autre que de moi-même, pour que je leur vienne en aide. Grâce à mes efforts, et avec l’appui du Tout-Puissant, les lignes que je leur déroule par milliers leur assurent le respect et les hommages de la rue juive. Et moi, je gagne de quoi faire vivre ma maisonnée et marier mes enfants. Il m’en reste six à la maison.
J’habite à Williamsburg une rue de moyenne envergure, au croisement avec notre vénérable Lee Avenue et ses commerces, dans lesquels du matin jusqu’au soir se pressent les bonnes épouses juives. J’évite soigneusement d’arpenter les trottoirs en fin d’après-midi, quand les jeunes filles sortent de l’école et je ne ressors, les yeux baissés, que quand leurs jupes ont tourné le coin du bloc. Le vendredi matin, et plusieurs fois dans la semaine, je participe au bavardage des bains. Dans la vapeur, coude contre coude, les talons des uns sur les orteils des autres, bienheureux, nos juifs discutent des nouvelles de notre monde et je donne mes propres considérations sur le mariage que le directeur de la yeshiva a arrangé pour son fils, sur les difficultés que des associations impies font subir à notre système d’éducation, et parfois même sur les relations de Trump avec la Chine.
Mais vous attendez sûrement que j’en arrive à l’histoire très intéressante que je vous ai annoncée et que j’en finisse avec mes palabres, car vous vous souciez peu d’entendre le quotidien modèle d’un père de famille. Votre naturel vous entraîne plutôt à désirer vous délecter des malheurs d’un homme qui a, chaque Yom Kippour, une bonne dose de péchés à se faire pardonner. Pour cela, il faut que nous commencions par un LeHaïm. Permettez que je verse une quantité conséquente de ce whisky dans mon café. Loué sois-tu, Éternel, notre seigneur roi du monde, qui a créé toute chose.
J’ai été marié à l’âge de dix-huit ans. Ma femme est la fille de la sœur de mon père. Vous savez, la famille de mon père est dure et autoritaire. En revanche j’aime beaucoup mon oncle et beau-père. C’est un homme intelligent, ouvert, un grand érudit. C’est lui qui m’a choisi pour sa fille – il faut dire qu’à l’époque, on fondait sur moi de grands espoirs. Nous nous entendons très bien lui et moi jusqu’à aujourd’hui. Mais mon mariage n’a pas été ce que l’on appelle heureux, et il ne changera plus maintenant. Écoutez. Pour vous parler depuis le fond de mon âme, ma femme n’aime pas que je vienne la retrouver le soir dans son lit; peut-être, tout simplement, ne suis-je pas à son goût. Elle admire les hommes à la barbe bien peignée, grands et bruns et qui ont de la tenue, et moi, je ne suis rien de tout ça. Elle ne dit rien, mais je sais que je lui déplais. Et pour qu’une fois par mois, la nuit du mikvé venue, elle prenne plaisir à mes enlacements, il faut que j’y travaille pendant des heures. Voyons, vous voulez prendre un verre aussi ? Moi je me ressers. Ma femme est une honnête fille d’Israël. Pour la fête de Pourim, j’aime boire jusqu’à en être malade. Mon beau-père, mes beaux-frères, mes gendres, nous buvons, buvons… Nous commentons l’histoire de Mordkhe le Sage, de Humen le Méchant, jusqu’à ce qu’on ne sache plus qui fait quoi. L’année dernière, nous avons passé le festin à Monroe chez mes beaux-parents et je me suis endormi à table. Puis, lorsque je me suis levé, j’ai vomi. Ma femme a dû nettoyer. Elle était furieuse, elle déteste avoir à faire ça, ça lui donne la nausée. J’ai dormi sur place et nous sommes tous repartis le lendemain. Cette année, nous fêtons Pourim chez nous. Il y aura mes filles mariées et mes gendres. Ma femme prépare déjà les humen tashn, et jusqu’à la dernière minute, elle m’enverra faire des commissions: du sucre, du pavot, des fruits, du vin.
Voulez-vous du vin, alors ? Moi, attendez, je reprends plutôt du whisky pour continuer à vous parler. Car il faut enfin que je vous raconte comment je rencontre toutes mes petites amies. N’est-ce pas ? C’est ce que vous voulez entendre bien sûr. Il y en a sept.
Alors, commençons avec Hanne-Dvoshe. C’est la plus vieille. Une mère de douze enfants, une grand-mère. Elle n’est pas belle, mais nous sommes proches. Tous les jours, plusieurs fois, elle m’écrit sur What’s app pour avoir mon avis sur tout ce qui lui arrive. Elle doit acheter de la vaisselle, elle se dispute avec une voisine, ou bien elle me parle de sujets profonds, et moi je lui livre des cours, des morales. Je suis très important pour elle.
Yokheved, ce qui l’intéresse, c’est le sexe. Elle a des idées que vous ne pouvez même pas imaginer et moi, je satisfais tous ses caprices. Elle n’habite pas aux États-Unis, mais en Belgique. Quand elle vient ici pour un mariage, nous nous rencontrons. Nous passons une nuit ensemble à son arrivée, dans un hôtel près de JFK, puis elle rejoint sa famille. Je pourrais passer tout un jour et une nuit à vous raconter ce qu’invente Yokheved, et vous n’en reviendriez toujours pas. C’est une femme pieuse, elle respecte tous les commandements. Mais que faire ? Sa vie est dans le sexe.
Pour vous parler de Zoshe-Rukhl, il faut que je reprenne un petit coup. Sa vie est triste. Son mari ne la touche jamais, même pas une fois par mois quand elle revient du mikvé. Elle lui dit: « Je suis allée au bain ». Et lui, que répond-il ? « Que veux-tu que ça me fasse ? » Vous vous rendez compte ? Elle souffre. Mais avec son mari, ni ils ne divorcent, ni ils ne prennent de décision pour améliorer les choses.
Malky, elle, est venue me trouver pour que je la conseille sur son fils. C’est un garçon qui veut tout quitter, elle est terriblement inquiète. Il a été renvoyé de plusieurs yeshivas parce qu’il a voulu garder son téléphone portable. On le lui confisque, il en rachète un autre. Un jeune garçon avec un smartphone, c’est terrible. Il peut s’enfermer des journées aux toilettes pour le regarder et il montre ce qu’il trouve aux autres garçons. Bref, on ne peut pas le laisser faire. C’est très dur d’éduquer un jeune en révolte, il faut trouver les bons mots. On me demande souvent conseil là-dessus, car j’ai beau être un juif tout à fait irréprochable, je m’intéresse à tout ce qui existe sur terre.
J’aime rencontrer des personnes très différentes. Sandy, par exemple. Une femme d’affaires de Manhattan. Elle est très élégante, toujours habillée d’un costume sombre, d’une chemise blanche. Elle est folle de moi. Ça vaut bien encore un LeHaïm ! Ça lui plaît de rencontrer un hassid, vous comprenez ? Pour elle, c’est exotique. Alors elle me donne rendez-vous dans des hôtels du New Jersey, et moi, je passe des heures dans les embouteillages pour la rejoindre. Qu’est-ce que je raconte ? Je l’ai emmenée il n’y a pas longtemps chez mon beau-frère. Le soir, après la prière de mayrev, nous étudions. Pour les jeunes hommes mariés, chez nous, les difficultés s’empilent. Il faut trouver l’argent pour nourrir tous les enfants et ils ont besoin de plus de choses que nous quand nous avions leur âge. Eh ! oui: un téléphone, des objets ménagers, des factures… Ils se retrouvent chez mon beau-frère, ils boivent des petits verres et de la bière, ils chantent. On se tient par les épaules, on tape sur la table et on se réjouit. Alors j’ai amené avec moi Sandy, Sandy Gin, mon Américaine. Et ils l’ont tous bien aimée. Cela a un goût amer, le gin, mais ça vous monte tout de suite à la tête, alors on peut jeter ses soucis, les enterrer bien profondément dans la terre, ils ne pourront jamais remonter. Je reprends du whisky. Ma mère est morte quand j’étais encore un enfant. Elle s’est ôté la vie le jour où je suis devenu bar mitsva. Elle était plusieurs mois à Auschwitz avec sa mère et ses sœurs. Ma grand-mère a réussi à revenir avec une fille. J’étais son fils favori, elle m’aimait d’une tendresse spéciale. À cinq ans, je connaissais tout le Pentateuque par cœur. Il me faut encore un peu de whisky. Même sans café.
Voulez-vous que je vous présente Mirele ? Oui, bien sûr, vous le désirez, qui n’en aurait pas envie ? C’est ma propre fille. Une liqueur sucrée, elle s’assied sur mes genoux et me dit: « Mon petit papa ». J’embrasse ses cheveux, je tâte ses mollets et je vais danser avec mes fils et mes gendres.
Et par là-dessus, le vin, le vin de ma femme, qu’elle m’a envoyé acheter, vous vous rappelez ? Un vin sacré, le fruit de la vigne. Je n’ai plus de whisky, Zoshe-Rukhl ! Il faut une autre bouteille. En attendant, regardez, Yokheved, Malky, Hanne-Dvoshe… la Tequila des Mexicains, les canettes ventrues… Elles sont toutes là. Sept beautés autour de moi. Je suis allongé sur le sol et nous sommes seuls, elles et moi.
Grâce à Dieu, je vais me relever. La mélancolie vient du mauvais penchant. Nous avons tous ici une grande importance. Vous aussi. Sans vous, le monde ne serait pas le même.