Direction bureau vers Bastille. Je tente de me faufiler entre les travaux de la chaussée. Bruit insoutenable. C’est alors que Rabbi Horvilleur m’appelle. Je n’entends pas grand-chose seulement les mots « de passage », pile au moment où je suis Passage du chantier. Un sourire s’impose à moi. Mon esprit s’évade sur cette rue pavée, que je pratique au fil des jours. Ce passage tient son nom des ateliers de bois à brûler de l’époque. Aujourd’hui, il reste de cette tradition du bois, des boutiques de meubles. Me revient alors à l’esprit le mythe du Vanuatu où tout homme est tiraillé entre deux besoins, celui de pirogue, de voyager, d’arrachement à soi-même, et le besoin de l’arbre, de l’enracinement, de l’identité. Ainsi, les hommes errent constamment entre les deux, en cédant tantôt à l’un, tantôt à l’autre jusqu’au jour où ils comprennent que c’est avec l’arbre qu’on fabrique la pirogue.
C’est aussi dans le passage d’une vie que l’homme est tiraillé entre deux besoins, celui d’être adulte et de garder son enfance. Dans un passage du chantier intérieur l’enfant se construit en un adulte en travaux permanents, en mouvements, d’un métier à l’autre, pour se créer chaque jour par le passage à l’acte.
Chaque matin nous croisons des personnes. Parfois nos regards s’attardent sur une démarche. Nous sommes tous le passant ou la passante de ceux que l’on croise. Même dans un contexte que l’on voudrait aseptiser de nos sens.
Le passage est riche des personnages qui le font vivre, telle Romy Schneider dans la Passante du Sans-Souci1 , du nom d’un café à Pigalle. Il n’existe pas de passage sans passants. D’ailleurs, il est à noter que si le masculin « passants » est souvent pluriel et impersonnel; le féminin, lui, est beaucoup plus singulier, dans tous les sens du terme, une inconnue à l’identité remarquable. La « passante » est un voyage autant qu’une transformation, pour celui qui ose encore la regarder.
Dans la rue, Baudelaire croise le regard d’une femme. Il est ébloui par sa beauté. Elle passe son chemin et disparaît dans la foule. Malgré la brièveté de l’instant, cette expérience touche Baudelaire au point de le transformer. Désormais, la passante restera dans son esprit.
« Un éclair… puis la nuit ! Fugitive beauté. Dont le regard m’a fait soudainement renaître, Ne te verrai-je plus que dans l’éternité ? Ailleurs, bien loin d’ici! Trop tard ! Jamais peut-être ! Car j’ignore où tu fuis, tu ne sais où je vais, ô toi que j’eusse aimée, ô toi qui le savais ! »2
Dans ce croisement inédit, la séparation est soudaine à double titre: entre deux êtres qui ne se connaissent pas, mais aussi entre ce que le poète était et ce qu’il est devenu après ce parfum, cette démarche et ce regard.
Nous avons tous vécu ce moment où nous voyons cette femme ou cet homme passer devant nous, notre cœur s’emballe, nous revenons sur terre uniquement lorsque la silhouette s’efface dans la foule. En l’espace d’un instant, au creux du passage, un nuancier infini d’émotions contradictoires s’offre à nous, de l’ivresse à la mélancolie. Qui n’a jamais croisé ce regard inconnu sans imaginer ce qui aurait pu arriver ? Qui n’a jamais regretté de ne pas avoir su saisir sa chance ?
Brassens dédie d’ailleurs aux Passantes un poème qu’il chante de sa voix grave acceptant le destin.
« Je veux dédier ce poème. À toutes les femmes qu’on aime. Pendant quelques instants secrets À celles qu’on connaît à peine. Qu’un destin différent entraîne. Et qu’on ne retrouve jamais À celle qu’on voit apparaître, une seconde à sa fenêtre… aux soirs de lassitude. Tout en peuplant sa solitude. Des fantômes du souvenir. On pleure les lèvres absentes. De toutes ces belles passantes. Que l’on n’a pas su retenir. »
Cette absence soudaine anime en nous un être nouveau fait de potentialités non accomplies. Celui qui « reste »3 . Matière dont il faudra bien faire quelque chose ! Et c’est précisément de cette sensation inédite que naît la promesse que l’on se fait à soi-même : « la prochaine fois, je fonce. »
Au bureau, je lis le mail du rédac’ chef de Tenou’a qui me demande si j’ai pu avancer sur le « rite de passage ». Je rougis, face à l’écran comprenant l’endroit romantique où je me suis égarée. Ceci dit, quel que soit le passage, il s’agit toujours d’un rite dans la mesure où la répétition est présente. Quelle que soit la traversée, anodines ou complexes, l’épreuve d’une mutation programmée ou seulement le fait de mettre un pied devant l’autre, laissant place à l’imprévisibilité; il y a toujours transformation sur le chemin.
C’est en forgeant que l’on devient forgeron et c’est en passant que l’on devient, dans nos pas sages, des êtres capables de changer le cours des choses. Alors, il arrive qu’un jour, sur le chemin de la route, on aborde, cet inconnu troublant, car on ne vit qu’une fois, quand on est seulement de passage.
1. Adapté du roman de Joseph Kessel
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2. À la passante
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3. Thème de prédilection de Stéphane Habib dans l’étude de la psychanalyse chez Freud
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