
Si le judaïsme accorde une place centrale au textile, celle du shmattes est plus matérielle que philosophique. L’artisanat étant une des rares activités historiquement permises aux Juifs, la couture et le raccommodage sont devenus des commerces essentiels qui ont accompagné les vagues migratoires, du Rag Trade anglais au Sentier français, de la confection artisanale au commerce du prêt-à-porter.
C’est ce que détaille Guillaume Erner dans son livre Judéobsessions: le journaliste et sociologue démarre sa carrière dans le prêt-à-porter avant de s’intéresser à la sociologie de la mode. “Pourquoi j’ai travaillé dans le Sentier? Parce que j’ai fait comme tout le monde, je me suis trompé de siècle. Chez nous travailler, ça avait été toujours travailler au magasin. En matière d’avenir, on n’avait qu’un choix: confection pour homme ou confection pour femme…. En travaillant au Sentier, j’avais la sensation de demeurer dans le Shtetl. D’ailleurs, les rouleaux de tissu valent bien ceux de la Torah.”
Une des spécificités du shmattes ne se situe pas dans le tissu même, mais dans le fait de le recycler, nécessité oblige. Si mon crop top lave aujourd’hui mes vitres, alors on ne naît pas chiffon, on le devient. Hélène Cixous décrivait le shmattes comme “tout est perdu, on garde la perte”. Après 9 jours et 16 ans de Fashion Week, la journaliste de mode que je suis devenue est absolument certaine qu’une shmattologie existe en filigrane dans l’histoire du vêtement. Du système D aux sous-cultures, il permet de parler de réparation, de déchirure, de réinvention – et de la joie à se saper (ou pas).
Upcycling : transfert de savoir-faire
L’upcycling émerge du constat que recycler implique une perte de valeur, par la dégradation du produit. Ce processus vise à donner une préciosité supérieure à l’objet réparé, par l’inventivité de la transformation. C’est ce que fait Martin Margiela dans les années quatre-vingt-dix, quand il apporte un traitement haute couture à des rebuts: on se souvient d’un manteau confectionné à partir de gants recyclés, ou de pulls chaussettes à partir de stocks dormants de chaussettes militaires – où la courbe du talon épouse celle du buste dans leur nouvelle vie.
Ce processus évoque ce que le sociologue du luxe Marc Abelès décrit comme la “transsubstantiation symbolique”, soit la force qu’a le luxe à léguer une valeur symbolique à un objet simple par la présence d’un logo. Ici, c’est à la fois le savoir-faire et le prestige du couturier qui confère au vêtement un transfert de statut: sa réparation devient un acte rituel créatif qui le réinscrit dans un cycle et un sens nouveau.
Une cyclicité que l’on retrouve dans le Talmud, comme l’explique Sophie Bigot-Goldblum, enseignante en études juives, qui évoque un verset où Jacob fabrique une tunique multicolore: “Le verset dit que Jacob a ‘fait’, c’est-à-dire confectionné, le vêtement: le premier tailleur juif de l’histoire! Cependant, certains identifient cette tunique à celle que Dieu aurait confectionnée pour Adam dans le jardin d’Éden et qui aurait ensuite été transmise de génération en génération. Si ce n’est pas du upcycling, ça…”
Punk, DIY et couture mineure
Vivienne Westwood, la couturière britannique qui a défini le style punk tel qu’on le connaît aujourd’hui, y intègre une dimension écologique. En interview, elle ne cesse de répéter: “Achetez moins, choisissez bien, faites durer. Mieux encore, n’achetez rien.”
Entre ses mains, le tartan tombe de son trône, se fait kidnapper, monte un groupe de rock, s’effiloche et devient un pantalon militaire. À son contact, les clous et les épingles à nourrice se transforment en bijoux. Le DIY ou le “do-it-yourself” est central: ces techniques de coutures mineures avec les outils du bord consistent à découper, repriser, patcher, réparer, comme revendication contre la culture de masse.
Pour Vivienne Westwood, le punk agit comme un écosystème où les éléments circulent, glissent, se réinventent. Comme le principe de physique, rien ne se perd, rien ne se crée, tout se transforme.
Faire les puces : “C’est pas vieux, c’est vintage”.
“Et si c’est pas à la mode, tu la lanceras”, scandait Madame Sarfati, illustre personnage de l’humoriste Élie Kakou.
Faire les puces rejoint la tendance rétro: l’idée de se dire que le vieux ne l’est pas, il est en réalité un vintage-en-devenir – si le chineur y met du sien.
Alors que les premiers marchés aux puces émergent à Paris au XIVe siècle, on parle alors de “chiffonniers” . Aujourd’hui, ceux-ci se sont certes embourgeoisés, mais ont encouragé une idée de rareté au sujet de la récup’. Faire les puces, valoriser la trouvaille, c’est aussi faire glisser le sens de l’objet vers un nouveau cadre et d’autres usages. Comme dans la langue, tout n’est que déplacement, recontextualisation, réinvestissement. Jacques Lacan et les puces de Montreuil seraient bien d’accord.
Bon pour la poubelle? Non, trashy!
La tendance dite trash, est sans doute là où mon cœur balance: le mauvais goût, le vulgaire, l’aguicheur. La fausse fourrure, le rayon qui se prend pour la soie, le bas résille qui file un mauvais coton. Trashy, ou trash, du mot “ordure”, désigne une mode houleuse, consommable et jetable.
Ce n’est pas tant le faux mauvais goût du luxe que j’aime, mais la joie terrible des vêtements de mauvais genre – le refus de leur assimilation au goût bourgeois, le frisson auprès du minimalisme puritain.
Il y a aussi, évidemment, un parallèle avec le corps féminin. Virginal, maternel ou dévalué, il est lui-même le support d’inscription de codes sociaux, moraux, patriarcaux, qui n’en finissent d’opposer respectabilité et déchéance. Dans qui l’on est et ce que l’on porte.
Grunge: no future (sauf dans l’envie de le dire)
Kurt Cobain et ses jeans élimés, ses chemises molles, des couches superposées et un corps qui disparaît dedans: le grunge est une guenille fière, une indifférence affichée à la consommation. On laisse les trous, on a la flemme. Mais de cette négligence naît un champ esthétique: dans une société qui valorise le corps productiviste, l’efficacité, ce shmattes-là ne produit rien, justement, et c’est dans la joie à revendiquer ce “rien” qu’il renaît. No Future, hormis un futur proche dans lequel on contredit le présent.
Shmattologie, Tikkoun Olam et réparation
Dans la tradition juive, le Tikkoun Olam est l’idée de réparation, de réparer le monde. Mais comment, et à quelle échelle, micro, individuelle? Une shmattologie serait comme une boîte à outils qui permettrait de refuser l’oubli, sans rester figé dans le passé; de transformer sans gommer mais en y ajoutant du sens; de regarder la perte avec un nouveau futur en tête. Le tout, dans un processus drôle, joyeux, patient. Qui aurait cru que le Shmattes serait le bien sapé de la Fashion Week?