« Comment imaginez-vous l’année 2063 ? »
Question difficile… moi qui aime tant me plonger dans le passé,
je vais donc tenter de répondre en faisant un voyage cent années en arrière :
« Comment pouvait-on, en 1923, imaginer l’année 1963 ? »
Dans mon livre, La Carte postale*, je déploie la traversée de mes ancêtres en Europe du Nord, traversée qui ressemble à celle de milliers de famille juives ashkénazes, au début du xxe siècle. J’y présente mon arrière-grand-père, Ephraïm, qui est âgé alors de 33 ans en 1923. Ce père de deux petites filles (le troisième enfant n’est pas encore conçu) est un ingénieur éclairé, intimement persuadé, au plus profond de son être, que la France est le pays des Lumières – le pays où il fait le mieux vivre au monde.
« Heureux comme un Juif en France », ne disait-on pas dans les shtetl de la Mitteleuropa ?
Ephraïm et moi avons donc un certain nombre de points communs.
Comme lui, je suis née à la fin d’un siècle – une génération qui a le sentiment d’arriver trop tard puis trop tôt. Je suis aussi mère de deux petites filles. Et comme lui, je suis aujourd’hui intimement persuadée, au plus profond de mon être, que la France – malgré tout ce qu’on peut lui reprocher – demeure le pays où il fait le mieux vivre au monde.
Ce parallèle entre l’année 1923 et l’année 2023 – ce parallèle entre Ephraïm et moi – m’amène à penser que ce n’est pas l’idée de l’année 2063 qui me fait peur, mais bien le chemin que nous allons devoir traverser pour y parvenir.
Mon arrière-grand-père était un ingénieur, je l’ai dit. Si quelqu’un lui avait posé la question : « Comment imaginez-vous l’année 1963 ? », il aurait sans doute eu la capacité d’anticiper les inventions techniques qui allaient transformer la vie quotidienne des ménages, il aurait pu concevoir des faits marquants de cette année-là. Peut-être pas l’ouverture du premier hypermarché Carrefour en France, ni le concert gratuit de Sylvie Vartan et Johnny Hallyday, encore moins le premier lancement du magazine LUI en vente dans les kiosques à journaux… mais Ephraïm n’aurait pas été surpris de toutes les avancées de la modernité économique, industrielle et culturelle. Tout comme il nous est facile, aujourd’hui, de nous projeter vers les décennies à venir, dans un monde où la virtualité domine, où les êtres, mi-humains, mi-robots, vivent avec des puces intégrées, augmentant leurs capacités physiques et intellectuelles, et nous pouvons facilement imaginer une pornographie dans un monde entièrement simulé… Mais il y a des événements que nous ne pouvons pas concevoir, ou que nous nous refusons à concevoir.
Et pour nous, se reproduira la même chose : ce qu’Ephraïm n’a pas pu « penser », l’a tué.
Ephraïm avait confiance en l’avenir, confiance en la France, et je dirais même, une certaine confiance en l’humanité. Lui auriez-vous demandé, en 1923, s’il pensait qu’une nouvelle guerre mondiale était sur le point de se produire, avec la disparition de millions de personnes, et l’invention des chambres à gaz – voilà comment il aurait répondu… il aurait agité sa main gauche en l’air, aurait posé la droite sur votre épaule – et vous aurait dit, avec son accent russe à couper au couteau : « Arrête de broyer du noir, tu vas t’abîmer la santé ! »
Puis, il vous aurait montré les plans de ses brevets de machine à accélération de la levée du pain, en vous affirmant : « C’est cela, l’avenir : la baguette en moins de quatre heures ! »
Une partie de moi éprouve exactement la même chose que mon ancêtre, une confiance irréductible en la France, en l’être humain, en l’avenir. Mais l’autre partie de moi, sait, depuis toujours, que cette confiance est dangereuse, qu’elle a précipité ma famille, et tant d’autres, vers l’abîme.
Préparons-nous donc au pire, bien qu’il ne soit jamais tout à fait certain. Il ne fait pas de doute que, d’ici l’année 2063, une vague d’antisémitisme aura déferlé sur notre monde, une vague plus violente que les autres, plus générale, que celles que nous avons connues de notre vivant. Les crises économiques ont toujours cherché des boucs émissaires et les signaux de violence que nous voyons poindre, çà et là, ne sont pas de lointaines sirènes. Albert Einstein disait que : « La folie, c’est de faire toujours la même chose en pensant qu’il y aurait un jour un résultat différent ».
Je reviens à la traversée des Rabinovitch dans l’Europe de l’Est. Dans mon roman, je mets en exergue le fossé générationnel qui séparait Ephraïm Rabinovitch de son propre père, le patriarche Nachman. Pourquoi un tel fossé, entre père et fils ? Que se passe-t-il pour que les deux générations appartiennent à deux mondes si différents ?
Pour répondre à cette question, il faut regarder du côté des « lois de mai », promulguées en 1882 par l’Empereur Alexandre III. Ces lois antisémites qui vont régir l’organisation des populations juives sur le territoire russe.
À travers ces « lois de mai », la discrimination envers les Juifs devient systématique et étatique. Ils n’ont plus le droit de vivre dans les petites villes, ni dans les zones rurales et leurs villages. Ils sont, au même moment, chassés de certaines grandes villes (comme Kiev par exemple) – et assignés à vivre dans des territoires russes désignés, encadrés, enserrés, où la police peut les contrôler. Le numerus clausus, déjà en vigueur à l’université, se durcit drastiquement. De nombreuses synagogues sont fermées. Les Juifs n’ont plus le droit de porter des prénoms chrétiens. Et bien sûr, ils se voient interdits d’exercer un grand nombre de métiers.
Ces lois promulguées en 1882, vont « satisfaire » la population russe. De fait, les pogroms – jusque-là violents, récurrents – vont se calmer au cours des années 1880-90. C’est la raison pour laquelle, je reviens sur le « fossé générationnel » qui séparait Nachman Rabinovitch de son fils Ephraïm.
Ephraïm grandit dans une société profondément antisémite, où la répression contre les Juifs est organisée par l’État. Mais, paradoxalement, dans un monde moins violent envers les Juifs. Moins violent « physiquement ». Ephraïm finit donc par oublier que la castagne, les meurtres, les viols, le menacent lui et sa famille. Le vieux Nachman, en revanche, lui, avait connu les progroms d’avant les lois de mai. Il avait connu ces nuits de Noël où l’on cachait, dans les quartiers juifs, les femmes et les enfants, de peur qu’ils ne se fassent tuer.
Son fils savait que tout cela avait existé. Mais… il n’avait pas été témoin de ces scènes. Il ne les avait pas connues dans sa chair. Et c’est peut-être la raison pour laquelle il ne fut pas, contrairement à son père, suffisamment attentif aux signaux antisémites qui sont apparus, dans la société russe, au tournant de la Révolution.
J’en arrive à cette notion de « témoin », qui est sans doute celle qui nous préoccupe le plus, aujourd’hui, celle qui nous concerne tous, pas seulement les enfants et petits-enfants de survivants, pas seulement les membres de la communauté, mais qui concerne l’Humanité tout entière. Elle nous réunit autour de la question de l’avenir. Que se passera-t-il quand les témoins auront disparu ? Quand disparaîtra cette chose que personne ne pourra jamais remplacer : l’implacable souvenir. La force de celui qui dit : vous ne pouvez pas mentir, vous ne pouvez pas réécrire l’histoire, car j’y étais. L’Histoire, c’est moi.
Demain matin, si nous ne sommes pas vigilants, l’existence des camps de concentration tiendra dans de brèves lignes des livres d’Histoire. Et l’on n’en parlera plus. Après-demain, en 2063, nous aurons tous disparu : survivants, enfants de survivants, petits-enfants de survivants. Il n’y aura plus personne pour dire, « j’y étais » et plus personne pour dire, « voici ce que m’a raconté celui qui y était. »
La mort fait partie de la vie, c’est un cycle, en disparaissant de la terre, nous laissons la place à d’autres, à des enfants qui seront sans doute plus forts et meilleurs que nous, qui auront les armes pour affronter le monde que nous leur laissons, comme d’autres nous ont laissé les leurs. Mais une chose est sûre, non seulement nous ne devons cesser de leur transmettre cette histoire, mais nous devons penser à la façon dont cette transmission continuera de se faire – après nous.
* Anne Berest, La Carte postale, Grasset, 2021, 24 €
Prix Renaudot des lycéens 2021,
Prix Goncourt choix des États-Unis 2022, Grand Prix des Lectrices de ELLE 2022