C’est l’histoire de deux Juifs qui lisent le journal.
Le premier dit à l’autre: “L’Espagne a battu l’Argentine 2 à 1 dans un match hier soir.”
Et l’autre lui répond: “Ah bon? c’est bon pour les Juifs, ça?”
“Est-ce que c’est bon pour les Juifs?”
Cette phrase, idéalement, il faudrait la prononcer avec un accent, celui de nos grands-parents.
Dans ma famille, on la prononçait toujours avec l’accent yiddish, et en introduisant une petite variante: “Est-ce que c’est bon pour les Yid?”
Évidemment, quand mes grands-parents ou mes parents énonçaient ces mots, ils parlaient toujours de politique ou d’élections. Ils demandaient quel pourrait bien être l’impact de tel ou tel moment politique pour nous, les Juifs.
Et moi, enfant, je trouvais ça grotesque, absurde et même assez énervant, comme si toute la question de la politique d’une nation se résumait ou se mesurait à l’avenir des Juifs, à leur bien-être ou à leur malheur.
Bien entendu, je n’avais pas la maturité pour comprendre le sens profond de cette interrogation, et pour entendre ce qu’elle demande vraiment. Je ne percevais pas entre ces mots le poids de l’Histoire, de l’expérience et de tant de traumatismes, la conscience que, si souvent par le passé, les Juifs se sont retrouvés étrangement au point d’équilibre ou de déséquilibre de bascules politiques, instrumentalisés malgré eux, manipulés comme les pions d’enjeux électoraux. Tant de fois a resonné dans l’Histoire la promesse de les protéger ou de se protéger d’eux, de les aider ou de les abandonner, de promettre ou de trahir…
Et voilà que, bizarrement, j’ai le sentiment que nous y sommes précisément de retour, en ce temps de l’Histoire. J’entends ces dernières semaines la voix de mes grands-parents résonner dans ma tête. De façon absurde et déroutante, tant de débats français tournent aujourd’hui autour de nous. Autour de la place des Juifs, de leur sécurité ou de leur profonde insécurité; autour de la promesse des uns ou des autres que “juré , craché, on n’est pas du tout antisémites”, ou que “juré, craché on n’est plus du tout antisémites”. Et au milieu de tout cela, 1000% d’augmentations des agressions contre les Juifs, la détresse de tant d’entre nous et notre appréhension qui nous pousse à envisager tant d’options déroutantes et, parfois, il faut bien l’admettre, à dire quelques conneries.
Et nous voilà si souvent, pris à partie.
Combien de fois, depuis deux semaines, ai-je entendu la même phrase ou ai-je reçu le même message? “Pour qui allez-vous voter?”
Je ne comprends jamais si ce “vous” s’adresse à moi personnellement avec un vouvoiement d’usage, ou bien si mon interlocuteur me demande en fait quel est le “vote juif” – comme si une telle chose existait. Comme si les Juifs votaient comme un seul homme et une seule femme, comme si leur vote différait par nature du reste de la nation, comme si le peuple qu’on dit “élu” était une sorte de super “électeur”, qui aurait une capacité à déterminer ou sur-influencer les résultats d’une élection.
J’ai reçu (véridique!) cette semaine pas mal de messages de gens m’annonçant avec “bienveillance” que si tel ou tel parti remportait les élections, eh bien ce serait de “notre faute”, à nous, les Juifs… Avec notre 0,6% de la population, vous m’avez bien entendue, notre micro-vote serait forcément responsable de l’avenir d’une catastrophe.
Nous aurions cette capacité, de faire basculer l’Histoire dans un sens ou dans un autre.
Mais qu’y a-t-il d’étonnant à cela? C’est bien connu (surtout des antisémites): les Juifs manipulent le monde, la politique, la banque et la finance .
Nous voilà à quelques jours d’un scrutin législatif que tant d’entre nous appréhendons. Placés dans un étau, où nous écrasent des propositions politiques qui giflent, au choix, nos héritages familiaux ou républicains tandis que s’éveillent en nous tant de douleurs juives et françaises, françaises et juives.
Je n’avais pas envie de vous en parler ce soir. Je vous jure. Parce que shabbat est un temps qui doit nous permettre de nous ressourcer, de prendre la hauteur, de trouver en nous un souffle d’espoir aussi. Pourtant, je sens que je n’ai pas vraiment le choix, et je vous demande pardon.
Laissez-moi donc vous en parler sans vous en parler.
Laissez-moi puiser dans le puissant trésor de notre tradition, et la sagesse de nos anciens – encore et toujours eux.
Laissez-moi évoquer un adage de Hillel, ce célèbre sage du Talmud qui, dans les débats entre rabbins finit toujours ou presque par l’emporter.
Vous connaissez peut-être cette histoire.
On raconte que les deux grands sages Hillel et Shamai se disputaient toujours, sur chaque sujet ou presque, chaque détail de la loi… et qu’en réalité, l’un et l’autre avaient raison. Que chacun de leur avis pouvait se justifier. Pourtant, Hillel l’emportait toujours et le Talmud se demande pourquoi. Pourquoi gagnait-il le débat alors même que Shamai n’avait pas tort? Réponse du talmud:
À la différence de Shamai, Hillel était capable de citer les arguments de ses opposants avant les siens, puis de défendre son point de vue. La position de Hillel l’emporte, non pas parce qu’elle est plus valide mais parce qu’il sait vraiment écouter l’autre, et se mettre un instant à sa place, pour ensuite définir un point de vue différent.
Se mettre un instant à la place de l’autre… n’est-ce pas très précisément ce que notre société ne parvient plus à faire? C’est comme si chacun n’écoutait que le fondement de son point de vue et niait l’expérience de celui qui lui fait face.
Mais revenons à Hillel le sage.
La tradition lui prête un adage, une sorte de triptyque mystérieux qui est sans doute la plus célèbre phrase qu’il ait jamais prononcée. Cette phrase je la connais depuis toujours, je l’ai répétée mille fois mais, cette semaine, je me suis dit qu’en réalité, je ne l’avais jamais vraiment comprise. Je l’entends soudain comme pour la première fois, comme si son message résonnait aujourd’hui de façon totalement inédite.
Ce triptyque de Hillel, son célèbre proverbe, le voici:
Im eyn ani li, mi li? אם אין אני לי, מי לי
Im ani le atsmi, ma ani? וכשאני לעצמי, מה אני
Ve’im lo akhshav, eimatay? ואם לא עכשיו, אימתי
Si je ne suis pas pour moi, qui le sera?
Si je ne suis que pour moi, que suis-je?
Et si ce n’est pas maintenant, alors quand?
Avouez qu’il est mystérieux ce triptyque. On dirait une énigme du sphinx.
Ce soir, à quelques jours d’élections qui pourraient changer notre vie, je voudrais vous inviter à l’entendre vraiment, à la décrypter.
Hillel pose trois questions l’une après l’autre. Il ne répond à aucune. Il semble être comme nous, plongé dans une situation de doute, ou plutôt dans un étau presque indécidable qui a beaucoup à voir avec notre désespoir.
Il n’a pas une réponse, mais il formule trois questions pertinentes.
Commençons par la troisième.
Im lo akhshav, eimatay?, “si ne c’est pas maintenant, quand?” Hillel nous dit l’urgence qui nous appelle toujours. L’urgence politique évidemment. Il ne nous est jamais donné le luxe de repousser à plus tard nos décisions. À chaque génération, nous sommes sommés , que cela nous plaise ou non, de percevoir la nécessité de notre action politique, de penser notre place dans la société que nous habitons et de percevoir combien nos projection d’avenir relèvent d’une urgence absolue.
Et il y a le dilemme, la tension présentée par les deux premières interrogations de Hillel.
Im eyn ani li, mi li? “Si je ne suis pas pour moi, qui le sera?”
Les Juifs le savent bien et, malheureusement, presque trop bien: ils ont le devoir de se soucier de leur avenir et de leur protection. Parce que l’Histoire leur a démontré encore et encore que les nations n’avaient pas le pouvoir ou la capacité ou parfois la volonté de leur venir en aide. En tant de périodes de l’Histoire, personne n’est venu à notre secours, malgré les promesses, les mots ou parfois les meilleures intentions. La solitude des Juifs fut si souvent leur condition première. Ce fut vrai dans l’expérience des générations passées, évidemment aux temps de nos grands-parents, mais cela le fut aussi pour notre génération et même en France ces dernières années.
Qui a pu, malgré les mots forts de la République, assurer pleinement notre sécurité ces dernières années? Combien de personnes ont marché à nos côtés après la mort d’Ilan Halimi? Nous étions si peu nombreux dans les rues pour hurler notre détresse?
Combien de Français ont envahi les rues après l’assassinat des enfants de Toulouse en 2012? Qui a marché ou n’a pas marché à nos côtés à l’automne dernier?
Combien aujourd’hui minimisent encore l’antisémitisme nourri par des discours qui se disent purement “antisionistes”, pas du tout antisémites, mais qui ne condamnent pas franchement un massacre de Juifs ou qui tolèrent des haines stratégiques, clientélistes ou purement contextuelles?
Im eyn ani li, mi li? Si nous ne sommes pas soucieux les uns des autres, personne ne le sera de nous. Les Juifs ont malheureusement appris en tant de moments de leur histoire qu’ils devaient protéger leurs enfants. Et qui pourrait aujourd’hui décemment balayer d’un revers de main cette appréhension juive ancestrale qui s’est à nouveau éveillée?
Mais Hillel poursuit avec angoisse et détermination: Im ani le atsmi, ma ani? “Si je ne suis que pour moi, que suis-je?”.
La voix de Hillel est celle qu’ont emprunté tant et tant de Juifs avant nous. Cette voix-là qui dit: c’est parce que tu as été et tu demeures une minorité vulnérable dans l’Histoire, parce que tu sais le statut de l’étranger et que tu te souviens que tu fus toi-même cet étranger, pour cette raison, tu te soucieras toujours de l’autre, de la minorité, du vulnérable, de l’étranger, et son destin sera à tout jamais lié au tien.
Et si tu oublies de défendre ses droits, de penser à son avenir, de percevoir la menace qui pèse sur lui comme un parfait écho à la tienne, alors ma ani?, qu’es-tu? es-tu sûr de ne pas précisément trahir ton identité profonde, ta pleine fidélité à l’histoire juive?
Méfie-toi toujours de ceux qui, politiquement, te promettent une protection qui se ferait aux dépens d’une autre minorité, d’une autre vulnérabilité. Car, nos destins sont liés les uns aux autres dans la République.
Vous percevez sans doute à quel point l’adage de Hillel, écrit il y a près de 2000 ans, semble avoir été rédigé pour aujourd’hui. Il nous rappelle que l’urgence politique est précisément la tension entre ces phrases.
Se soucier de nous, et simultanément se soucier d’un autre, dont l’avenir doit être notre souci, parce qu’il déterminera aussi le nôtre.
Nous voici face au moment du choix – Im lo akhshav, eimatay? “si ne c’est pas maintenant, quand?” –, de l’urgence absolue, où ce qui doit nous guider est à la fois extrêmement simple et formidablement complexe.
Aucune voix juive (si une telle chose existe) ne doit aller à la haine, à la haine antisémite ou à la haine raciste, à la haine “antisioniste” qui nie le droit des Juifs à l’autodétermination ou à la haine qui menace l’étranger dont, plus que personne, nous “connaissons le cœur” (selon les mots de l’Exode).
Le racisme et l’antisémitisme sont la ruine absolue des fondements de notre pays. La République repose précisément sur ces combats, et cela ne devrait pas être aux Juifs de le rappeler, mais à quiconque a un minimum de mémoire de l’Histoire.
Je ne sais pas ce qui, aujourd’hui en France, “est bon pour les Juifs”. Mais ce que je sais, c’est que ce qui est “mauvais pour les Juifs” est toujours une catastrophe pour la France elle-même. Car notre destin, malgré nous, traduit toujours l’état d’une société – l’Histoire l’a démontré en tant de circonstances. Notre douleur et notre peur sont aujourd’hui aussi celle de la République.
Ce shabbat résonne la voix de nos grands-parents, de nos familles amoureuses de ce pays et venues y chercher un réconfort et un asile, venues répondre à l’appel de la promesse des Lumières; ça fait un sacré boucan dans nos têtes.
Puissions-nous malgré tout trouver ce shabbat un peu d’apaisement et de repos, avant de mener ensemble, tous ensemble, des combats sacrés pour notre avenir.