Quel lien existe-t-il entre sionisme et judaïsme ?
C’est d’abord un lien de complémentarité. Bien que le sionisme ait pu être porté parfois à ses débuts par des Juifs qui s’opposaient à l’idée orthodoxe, le sionisme est une continuité du judaïsme. Pour comprendre ceci, il faut admettre que le judaïsme n’est pas qu’une religion, c’est plutôt une civilisation. Un juif, qu’il soit pratiquant ou non, est juif. Le judaïsme repose sur des fondements civilisationnels, à savoir une loi fondamentale transhistorique et une histoire qui débute avec Moïse et se poursuit à travers l’application de cette loi. Le sionisme fait partie de cette histoire, qu’il s’agisse du sionisme politique moderne national qui a abouti à la création de l’État d’Israël (c’est-à-dire d’un outil à même de maintenir la survie spirituelle et physique du peuple juif), ou de l’idée sioniste plus ancienne que le peuple juif existe et qu’il a une terre.
Qu’est-ce que la transmissibilité ?
Dans mon dernier livre, Pour une politique de la transmission, réflexions sur la question sioniste, je fais le constat que toutes les civilisations occidentales se trouvent face à une crise de la transmission, notamment parce qu’on se concentre presque exclusivement sur les valeurs à transmettre. Or le judaïsme enseigne que l’important c’est la transmission elle-même, le contenant plus que le contenu. Plus l’Occident fait face à une crise de la transmission, plus Israël est détesté, parce qu’il y a une incompréhension de la capacité qu’a eue ce peuple à se transformer, à se régénérer, à assumer l’ensemble de son passé pour le transformer en catalyseur de forces nouvelles, de vitalité et de créativité. Le projet sioniste est en ce sens le seul projet politique révolutionnaire qui ait réussi au xxe siècle, essentiellement parce qu’il a été capable d’assumer le passé pour préparer l’avenir. Il faut relire, pour le comprendre, le texte politique fondateur de Herzl, un texte suffisamment ouvert pour permettre à une tradition de se recréer, de rétablir une souveraineté, de faire renaître une langue, de créer une culture moderne avec des ingrédients du passé. Israël aujourd’hui, donne à chaque Juif le maximum de possibilités pour vivre sa judéité comme il l’entend, y compris d’ailleurs en juif orthodoxe antisioniste.
L’identité juive et l’identité sioniste se ressemblent-elles ?
Le judaïsme n’est pas tant une identité qu’une altérité. Ce terme d’identité est extrêmement trompeur et entre en contradiction avec la vision même du judaïsme: être juif est plus une question d’appartenance, c’est se sentir appartenir au judaïsme. Les textes fondateurs du sionisme, de Bernard Lazare ou Theodor Herzl, montrent comment le sionisme redonne au peuple juif sa dignité et son honneur. Être juif, c’est appartenir au peuple juif et donc en accepter certes les vicissitudes mais aussi la fierté, notamment cette nation israélienne qui a maintenant 70 ans et peut s’enorgueillir d’une fabuleuse créativité artistique, scientifique, économique ou religieuse. Être juif, c’est la capacité de vivre autrement que soi-même. Ce sentiment d’appartenance est précisément ce qui devrait permettre de lever le malentendu identitaire qui touche la France aujourd’hui. Je suis français, j’aime ce pays, j’aime sa culture, et je lui suis redevable pour tout ce qu’elle m’a donné, y compris au besoin, pour la servir. Appartenir au peuple juif ne signifie pas être infidèle au pays dans lequel on a été élevé. C’est pourquoi Israël, parce qu’il cristallise les contradictions de la pensée européennes et de questions fondamentales liées au monothéisme, peut être un modèle, mais pas un pays comme les autres. Israël est d’abord un autre qui est aussi un État.
L’identité israélienne, elle, existe-t-elle ?
Il y a eu en Israël des gens qui ont voulu créer une identité israélienne, notamment en séparant son destin de celui de la Diaspora. Mais on s’est rendu compte, particulièrement après la guerre de 73, que l’avenir d’Israël et celui du peuple juif en diaspora étaient liés. La solidarité de destin est induite par la vision juive de la filiation comme lien. À ces Juifs qui sont persécutés à travers le monde au nom d’un anti-sémitisme qui justement prend prétexte d’Israël, Israël répond: « Venez ici trouver une maison », c’est-à-dire pas uniquement un abri, un refuge, mais bien un lieu où on peut se sentir spirituellement, intellectuellement, sentimentalement, chez soi. C’est là toute la grandeur du texte visionnaire de Herzl qui rétablit la noblesse juive en imaginant une terre qui a vocation à accueillir tous les juifs, quelles que puissent être leurs sensibilités politiques, religieuses ou culturelles. Donc s’il y a une identité israélienne, c’est celle de cette dignité, de cette fierté: quand Bernard Lazare proclame la dignité du peuple juif, il ne le fait pas au nom de l’élection, mais en provoquant l’antisémite Drumont en duel. Cette symbolique a été ensuite embrassée par ceux qui ont voulu créer les conditions de la fierté juive: renouveler et régénérer la terre, régénérer la langue hébraïque, développer des théories sociales ou culturelles…
Si le sionisme est une utopie qui a réussi, a-t-il encore vocation à exister ?
Absolument, dans la mesure où ce projet politique n’est pas une idéologie mais un mode de vie. On peut vivre en Israël sans se sentir sioniste, mais le sionisme moderne, c’est aussi la high-tech israélienne, c’est cette créativité qui nourrit le pays et apporte au monde un mieux-être, des formes d’espérance, un tikkoun. Cette dimension messianique du sionisme explique pourquoi on peut choisir d’aller vivre en Israël au détriment du confort de sa situation personnelle. C’est une forme d’utopie pragmatique qui n’a aucune raison de s’éteindre. Vivre une utopie à la fois philosophique, politique et spirituelle, une utopie qui a le pouvoir de changer les choses, c’est exceptionnel.
Pourtant, cette utopie sioniste, lorsqu’elle apparaît, s’inscrit en rupture avec la tradition des pères ?
L’histoire est un mouvement dialectique et ses contradictions ne sont parfois qu’apparentes. Les pionniers, il est vrai, étaient opposés au judaïsme traditionnel ou orthodoxe. Néanmoins, lorsqu’ils ont eu la possibilité de bâtir un État, ils se sont intéressés à la civilisation juive ancienne et donc au passé religieux qu’a priori ils rejetaient. Ben Gourion, un socialiste opposé au judaïsme orthodoxe, a pourtant inclus au programme scolaire la Bible comme matière obligatoire jusqu’au bac, a fait du shabbat le jour de congé hebdomadaire. Cela va si loin qu’aujourd’hui, une ville comme Jérusalem qui est la capitale d’Israël, est peuplée majoritairement de juifs orthodoxes opposés au sionisme. S’il n’y a pas de Constitution d’Israël, sa Déclaration d’indépendance, qui est le document le plus constitutionnel de l’État, fonde l’idée de justice sociale sur la Bible. Il n’y a pas de conflit de loyauté pour les sionistes entre l’État et la Torah. Cette ouverture a permis à Israël d’être une vraie démocratie, aussi difficile que soit son fonctionnement institutionnel: nous parlons d’un pays qui verse des salaires mensuels à des députés ou des professeurs d’université qui pensent et proclament qu’il ne devrait pas exister. Cela n’existe nulle part ailleurs.
Propos recueillis par Antoine Strobel-Dahan