Antoine Strobel-Dahan Dans ces pages du carnet d’Ethel Buisson consacrées au Vel d’Hiv, le récit de leur évasion n’est pas le même selon que c’est sa mère ou sa grand-mère qui le relate. Comment peut-on expliquer cela?
Boris Cyrulnik C’est tout à fait passionnant, et c’est la règle : c’est toujours ainsi. Il faut avoir conscience que, dans la représentation de notre passé, ce qui nous caractérise, c’est l’oubli. Nous oublions la quasi-totalité des événements qui nous ont concernés depuis notre naissance. Le minuscule qui reste – ces petits brins de mémoire – est néanmoins fondamental parce que c’est ce qui constitue notre identité et l’image qu’on se fait de soi, laquelle organise les relations et les projets d’existence qu’on établit avec les autres. Les découvertes des neurosciences aujourd’hui montrent que la mémoire n’est pas le retour de l’événement passé, c’est la représentation de l’événement passé. C’est-à-dire que c’est un acte de construction, de reconstruction de son passé. Autrement dit, je vais chercher intentionnellement dans mon passé des images réelles avec lesquelles je vais construire une représentation de ce qui s’est passé. Deux personnes placées dans une même situation exceptionnelle vont, sans mentir, en construire des représentations différentes. Le fait que ces deux personnes aient des souvenirs divergents est la preuve de leur authenticité, tandis que si leur souvenir était analogue, identique, ce serait la preuve de sa mythification.
ASD Sait-on pourquoi ce sont quelques éléments en particulier et pas d’autres, parmi la masse des événements, qui vont rester dans notre mémoire?
BC Quand on travaille avec des enfants abandonnés et qu’on leur demande de raconter l’histoire de leur vie, on s’aperçoit qu’ils ne racontent que des moments relationnels. Tout souvenir est relationnel : s’il n’y a personne autour de moi, il n’y aura pas de souvenir. Ce qui constitue mon histoire de vie intime n’est constitué que de ce que l’autre y a mis. Toute mémoire est aussi émotionnelle: je n’ai de souvenir que d’une forte émotion, positive ou négative. Le trauma, lorsqu’il se produit, devient constitutif de l’identité, ce qui ne veut pas dire pour autant qu’on se soumet à son passé. Puisque la mémoire est une intentionnalité, on peut décider d’aller chercher dans son passé des éléments de vérité qui sont dans notre mémoire, qu’on confronte avec la mémoire des autres, avec les archives historiques et avec la réalité du terrain. À ce moment-là, on tente une compréhension, autrement dit un remaniement de la représentation du passé. Ceux qui ne font pas ce travail voient leur mémoire figée et sont prisonniers du passé, dépriment et vivent ce qu’on appelle le syndrome psychotraumatique. Dans l’exemple de ce récit d’évasion du Vel d’Hiv, nous avons une illustration du remaniement de la représentation du passé: elles ne mentent pas, aucune des deux. Chacune raconte ce qui s’est passé dans le réel. Elles ont oublié des tas de choses, mais ont mis en mémoire un moment émotionnant – parler au policier – et l’ont remanié, chacune à sa manière, en fonction d’autres sources de mémoire ou de ce qu’elles étaient au moment où elles parlaient.
Dans mon dernier livre, Sauve-toi, la vie t’appelle, je raconte comment je me suis évadé de la synagogue de Bordeaux. Lorsque je m’enfuyais de la synagogue, je dévalai dans un escalier. Pour moi, ces marches étaient comme celles du célèbre escalier que dévale le berceau dans Le Cuirassé Potemkine. Lorsque je suis revenu sur place bien plus tard, je me suis rendu compte que ce n’étaient en fait que trois petites marches. Mais cet escalier que je dévalais en fuyant ne pouvait se mettre en image dans ma tête que comme celui du film, celui au bout duquel la mort attend l’enfant. En neurologie, on appelle cela « la confluence de deux sources différentes de mémoire ». Ces deux sources de mémoire confluent pour donner un seul souvenir. Il y a le réel : l’escalier, et le remaniement de ce souvenir par le film Le Cuirassé Potemkine qui mettait en image une émotion que j’avais dû éprouver, celle de l’imminence de la mort. C’est probablement ce qu’ont fait ces deux femmes : elles ne mentent pas, elles partent d’un fait vrai, imprégné biologiquement dans leur mémoire mais remanié par une autre source de mémoire.
ASD Vous parlez d’honnêteté mais existe-t-il des mémoires fidèles?
BC La mémoire fidèle est souvent la mémoire traumatique. L’émotion est tellement forte qu’on est fasciné par l’objet qui va nous tuer, puisque pour parler de trauma, il faut parler d’imminence de la mort. L’imminence de ce qui va nous tuer est alors imprégnée biologiquement dans notre mémoire. Cette mémoire hyperclaire est entourée d’une zone floue, celle qui permet le remaniement de la mémoire à travers la parole, l’oeuvre d’art, l’enquête, etc. Comment définit-on alors un souvenir fidèle? Est-ce lorsque de nombreux témoignages convergent? Le seul moyen de faire un objet cohérent et vrai est de cumuler les sources différentes. C’est ce que font les historiens aujourd’hui : les archives, les témoignages et les lieux, et c’est ce que j’ai fait dans mon dernier livre. Si la convergence des témoignages oraux est une source de mémoire, c’est aussi une source de mythe. Mais les mythes ne sont pas des mensonges, il faut cesser d’opposer mythe et réalité. Le mythe est une forme partageable de représentation de la réalité. Dès l’instant où les gens sont trop d’accord, c’est presque une preuve qu’ils sont en train de fabriquer un récit mythique, partant d’un point réel, qui a une fonction importante de solidarité, d’affection, de socialisation.
ASD Les neurosciences disent aujourd’hui que la réactivation du souvenir induit sa transformation, qu’en pensez- vous?
BC Tout récit de souvenir est une trahison du fait, un remaniement du fait. Dès l’instant où on le raconte, on le modifie. Des expériences de neuroimagerie actuelles menées par Daniel Schacter permettent de montrer que lorsqu’on demande à un individu de décrire ce qu’il a fait le dimanche précédent et ce qu’il fera le dimanche suivant, le processus est identique: d’abord il ne se passe rien, puis les deux lobes préfrontaux (l’anticipation) s’activent, puis presque aussitôt les deux lobes occipitaux (les images) s’activent et, dans la même séquence, le sujet commence à raconter. Cela signifie que les circuits neuronaux de l’imagination sont exactement les mêmes que ceux de la mémoire. Il est impossible d’imaginer quelque chose qui n’existe pas: on prend des morceaux de réels et on les agence.
ASD Cela pose-t-il un problème par rapport aux arguments des négationnistes qui affirment qu’on ne peut pas se fier à la mémoire des déportés?
BC C’est un cadeau pour les négationnistes, mais c’est surtout une faute de leur part, parce qu’eux ont aussi une mémoire intentionnelle : ils ont l’intention a priori, avant toute parole, de disqualifier le témoignage. Or les faits sont réels, seul l’agencement diffère. C’est pourquoi je pense que le négationnisme fait partie du crime : lorsqu’on commet un crime, la première chose que l’on cherche à faire, c’est d’en effacer les traces. Si le crime a été commis, ils sont coupables. Or ils veulent qu’eux, leurs parents, ceux de leur filiation intellectuelle, ne soient pas coupables. Le plus sûr moyen d’ôter cette culpabilité est de dire qu’il n’y a pas eu crime.