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Le rire ne « sert » pas, il exprime le fait qu’on a reçu des petits chocs excitants d’existence, des acuités de vie qui nous surprennent, qui nous coupent un peu le souffle, un souffle qu’on rétablit par le rire.
Et ces petits chocs ont lieu quand on trébuche sur soi-même, ou sur une image de soi portée par l’autre; parfois sur quelque chose en soi qui est profond, qui ne relève pas du comique de situation. Le rire dans l’amour, par exemple; on ne se moque de personne, on rit de joie, ou de rien, de la beauté… Même Abraham, le premier dans la Bible qui a ri: quand on lui a dit qu’à 100 ans il aurait un fils, il en a ri, et il a été pris au mot; il lui est dit: « Tu l’appelleras il rira ». Après, Sarah aussi a ri. Et le Dieu biblique aussi rit (Psaume 2); il nous dit même qu’il se moque quand il voit les hommes se prendre au sérieux jusqu’à s’idolâtrer.
Bien sûr, il y a des Dieux qui ne rigolent pas et des gens qui ne rient pas avec Dieu, qui ne rigolent pas quand on y touche. C’est dire que l’extrême point d’acuité de leur vie, ils l’ont placé dans une sorte de bloc protégé, qu’ils appellent le sacré, et qui interdit le rire, donc la rencontre, la célébration soudaine de l’existence. C’est un appauvrissement de la vie: on ne peut plus être surpris par elle ou par soi dans l’acte créatif (dessiner, écrire ou s’exprimer). On est pris en charge par un cadre mental, et on veut l’imposer aux autres; notamment à ceux qui rient.
RIRE DE SOI N’EST PAS SI SIMPLE
Il faut refuser ça même si, en fait, dans nos sociétés, le rire est très cadré. Les comiques font rire, mais dans la vie, rares sont ceux qui rient d’eux-mêmes. Rire de soi, avoir une distance à soi où l’on peut trébucher sur soi, c’est rare et précieux. Les comiques font rire d’eux-mêmes en tant qu’eux-mêmes ressemblent aux autres. Donc ils essaient de faire rire les autres d’eux-mêmes, par ce détour. C’est dire que rire de soi directement n’est pas simple. Mais rire de l’autre – le rire de la moquerie – est universel; cela sert à se ressouder soi-même; alors que rire de soi, c’est s’ouvrir. Quand le groupe rit « des autres » ou de certains autres, cela le ressoude dans sa complaisance.
« Peut-on rire de tout? », c’est la question qui revient, qui obsède. Mais faut-il classer, dans la vie, les choses dont on peut rire et celles dont on ne peut pas? Si rire est la rencontre d’une altérité soudaine dans sa vie, quelle qu’elle soit, elle peut faire rire. Il y a des blagues juives où on rit de Dieu, et il arrive, dans la Bible, que Dieu ait tort et change d’idée. Le problème, c’est l’anti-rire par le sacré, quoi qu’il arrive. Voyez le rire d’Abraham, il est complexe; c’est un rire de joie, de resurgissement de la vie, un rire où il se moque de lui (« Toi, le vieux, tu vas avoir un enfant! ») et c’est un rire où il se moque de Dieu (« Ah, Tu crois ça, Toi? »). D’ailleurs, Sarah exprime cet aspect-là du rire, lorsque Dieu lui fait l’annonce, elle rit, et l’Autre dit « Pourquoi elle a ri? » – « Je n’ai pas ri » – Si, elle a ri. Plus tard, elle dira: « Dieu m’a fait une blague » (un objet de rire). Dans ces cas, on éclate de rire – on n’y croit pas, mais on voudrait. Je trouve superbe que, dès les premières pages de la Bible, le rire soit permis sur toute la ligne. Ceux qui ne se le permettent pas sont coincés.
Certes, il y a le cas où on fait rire d’un groupe humain. Là, le rire est secondaire, c’est de l’ameutement agréable. Le rire de Dieudonné appelle à décharger son affect sur les Juifs, et c’est problématique, tout comme il est problématique de l’interdire. On n’interdit pas le rire. Mais ici, c’est un rire où il suffit qu’il parle des Juifs pour que la salle rie. Le rire n’est là qu’un moyen pour rassembler un affect hargneux. Or le rire est au service de. Je l’ai dit, le rire et le service ne vont pas ensemble. Ici, c’est au service de la vindicte antijuive. C’est ce service qu’on interdit.
En fait, c’est après-coup que des personnes ou des groupes peuvent dire: On a bien ri, et ça nous a vengés de l’injustice et de l’oppression. Le peuple juif, dans son ensemble, pourrait le dire, de son rire et de son humour; que ça le vengeait et que ça l’aidait à exister. Mais a priori, sauf exception, on ne rit pas en vue de. Même si on peut mettre le rire, ou plutôt le comique, au service d’une critique des mœurs. Voyez Molière. Et lui déjà faisait rire d’une certaine gestion du sacré qui empêche le rire et qui devient agressive envers les autres: on leur en veut de pouvoir rire, eux, alors qu’on s’impose la crispation et le double discours. Il y a là un signe que notre société régresse. Le faut-il vraiment?
Daniel Sibony est l’auteur d’une quarantaine d’ouvrages dont Les Sens du rire et de l’humour (Odile Jacob, 2010), Islam, phobie, culpabilité (Odile Jacob, 2013) et Fantsames d’artistes (Odile Jacob, 2014).