Passé l’âge de douze ans et demi, la rencontre est souvent précédée d’une rupture. Les étapes de la vie d’après se succèdent comme des têtes de chapitres du Changement de vie pour les nuls.
Le discours des sirènes du développement personnel qui infuse l’injonction d’aller bien et de traiter les deuils en mode gestion de projet (et si possible rapidement) me semble culturellement inaccessible. Je m’applique pourtant à faire taire ces quelques gènes récessifs échappés d’un Shtetl, très à l’Est :
Mes week-ends alignent systématiquement un bilan carbone scandaleux,
Je n’ai jamais autant vu mes amis,
J’ai accepté un shooting avec une copine photographe des stars,
Je planifie mes soirées en mode stakhanoviste,
Et, comme le meilleur est devant moi (c’est garanti, on me le répète au moindre signe visible de moral fléchissant), je me donne encore un mois pour trier les centaines de photos avec l’autre, maintenant périmées, que mon téléphone me jette quotidiennement à la figure en mode : « Week-ends en Provence au fil des ans » ou « Ibiza 2019 ».
Toutefois, sans l’inscription sur une appli de rencontres, l’opération « tout va bien, comblons ce vide qu’on ne saurait voir » n’aurait pas été complète. J’ai cédé à un moment de faiblesse (et à l’envie de faire usage de mon summer body qui m’a été livré dès le printemps venu grâce aux vertus anorexigènes de la rupture). En revanche, je ne me suis pas laissée aller à la moindre naïveté et je ne me suis pas inscrite tout à fait n’importe où. J’ai décidé d’être forte mais pas au point de recevoir deux cents messages par jour commençant par « Cc » et avec la tendance à s’achever par une dick pic.
J’ai téléchargé une appli où seules les femmes peuvent choisir d’entamer le dialogue. Ce n’est pas une garantie contre tous les malentendus mais cela permet d’éviter certains profils. Chacun ses limites : je passe mon tour avec les dysorthographiques, les maniaques du selfie d’ascenseur au petit matin et ceux qui cherchent « la princesse » qui leur fera oublier toutes les autres (je manque un peu d’énergie…)
J’ai fait sobre au niveau des photos. Essentiellement parce que c’est tout ce que j’ai en boutique en attendant le fameux shooting. Langues parlées, niveaux d’étude, hobbies, opinions politiques ou religion, on peut tout renseigner. Ou pas (j’ai résisté à la tentation d’indiquer « hébreu souhaité » telle une offre de CDD dans une institution communautaire qui s’assume mal) . Mon grand moment de sincérité fut la réponse à la question « Que cherchez-vous ici ? ». Trois choix possibles :
1- Une relation amoureuse
2- Rien de sérieux
3- On verra.
Choix numéro 3 et il y aurait eu encore plus vague, je prenais (à quand un choix 4 – Allez Vaï ? ) Quant au jeu des petites questions suggérées par l’appli pour aider les timides ou les besogneux à se présenter : j’ai préféré les ignorer par crainte d’effrayer ceux qui se seraient risqués jusque-là. De mon côté, lire que le secret d’une relation réussie c’est la « communication » ou savoir que tel ou tel est « fan de séries, de musées et d’empathie » (les trois et dans cet ordre) me plonge dans l’ennui (et la perplexité). Seul point finalement très ferme de mes paramètres de recherche : la localisation. Paris et petite couronne. Je ne passerai pas mes week-ends à Jouy-le-Moutiers. Ni à Limeil-Brevannes.
Ces points techniques réglés, s’est ouvert (sous mes yeux pas si ébahis) un immense catalogue d’hommes. Vraiment immense. La seule comparaison qui me vienne à l’esprit est celle avec le rayon yaourts pléthorique des supermarchés. J’ai vite noté que c’était un peu comme si la vaste majorité desdits yaourts avait été goût fraise. Ces hommes se ressemblent quand même beaucoup et pas seulement physiquement. Et cela n’a pas grand-chose à voir avec la mode. En effet, chaque fois que l’on utilise l’appli, on lui envoie des paquets d’informations : les datas. Le moindre élément de chaque profil est scruté pour être exploité : informations données par les images postées et leur contexte, fréquence et heures d’ouverture de l’appli, analyse sémantique de tous les messages, moment d’échange des numéros de téléphone… Chaque instant sur l’appli, chaque profil retenu ou rejeté modifie les algorithmes et affine ce qui nous est présenté en retour. Le but est de nous faire rester longtemps sur la plateforme en quête du « match » idéal, avec suffisamment de propositions tout de même pour ne pas se décourager trop vite pendant sa recherche (et donc fermer son compte).
Au-delà du principe de fonctionnement de l’appli elle-même, le moindre détail est saturé de sens pour nous aussi face à notre écran et à rebours de ce qui peut se passer dans une rencontre de hasard, dans la vraie vie. Certains points a priori rédhibitoires (fascination pour les tee-shirts à messages, passion pour les desserts liégeois de supermarché) nous paraissent sans importance quand ils se mêlent au fil des jours avec toutes ces informations indicibles qui font naître doucement l’attachement. Sur une appli, c’est le contraire et c’est expéditif puisqu’on joue avec nos préjugés. La chemise moche condamne. La télé géante dans le salon en arrière-plan de la photo de profil exclut. On bloque sur des photos de bibliothèques qui offensent l’idée de littérature ou on craque sur une discothèque qui contient un exemplaire rare d’un vinyle de Jean-Jacques Goldman (pour prendre la fuite quelques jours plus tard, peu après que l’heureux propriétaire vous a avoué en baissant les yeux « J’ai voté Benoît Hamon en 2017 »).
À chaque ouverture de l’appli, l’ensemble des profils qui ont liké le vôtre vous est présenté en priorité. Le choix simple : on fait glisser la photo (on swipe) vers la droite pour garder ; vers la gauche pour jeter. C’est parfaitement contre intuitif pour les gauchers. Je ne peux m’empêcher de penser que j’ai peut-être loupé l’homme de ma vie pour cause de latéralisation minoritaire (et manque de concentration). Une fois ces profils classés d’un côté ou de l’autre, restent encore tous les autres à faire défiler pour éventuellement entamer un petit badinage sans conséquences.
Et même si vous avez l’art de la conversation dans le sang, la gestion de l’ensemble de ces dialogues hétéroclites demande du temps et de l’organisation. Ces ébauches de discussions poussent rapidement à opérer un nouveau tri. Il faut naviguer entre ceux qui ne savent plus quoi dire après trois messages (on frémit de ce qui pourrait se passer dans trois semaines ou dans trois ans), ceux qui ne maîtrisent pas les codes (trop décalés, trop désespérés, trop agressifs), ceux qui ont tout donné au niveau romantisme et qui ratissent large en envoyant systématiquement à toutes le même morceau de bravoure en carton (« Sais-tu que tu as un charme infini, à faire rougir toutes les James Bond girls de la terre et un sourire totalement enjôleur ? Oserais-je t’avouer que j’adore ta féminité à fleur de peau et ton côté ultra doux et sexy à la fois ? ») Parfois, le dialogue se noue vraiment. S’il est plutôt fluide, voire drôle et intriguant, il mène assez naturellement à la rencontre. On est quand même là pour ça.
Après une séparation, il faut tout réapprendre ; réinventer un monde, avec sa langue et sa géographie. La langue, on s’y essaie dans la phase d’approche, la géographie arrive ensuite. Nouveaux arrondissements, nouveaux lieux, Paris revêt un visage neuf, celui de la réassurance puisque les rencontres s’enchaînent. C’est plutôt agréable même quand on sait tacitement qu’on ne se recontactera pas, faute de motivation. De la profusion des profils naît un détachement consumériste qui est assez reposant : si ce n’est toi, ce sera donc le prochain. À l’infini (ou presque).
Jouer le jeu n’engage pas à grand-chose psychiquement tant qu’on connaît les règles. En termes de masse de données personnelles disséminée allègrement dans la cybernature via l’appli, c’est certainement plus impactant. La grande majorité des protagonistes ignore pourtant le fonctionnement des plateformes de rencontre qu’ils alimentent assidûment.
Mais le passage du mystère des algorithmes à la magie de la rencontre, n’est pas plus garanti par les applis que par la vie dans ses multiples dimensions. Il manque aux applis tout ce qui fait notre algorithme intime, celui qui nous échappe et dit vraiment qui nous sommes, mélange d’inconscient et de souvenirs flous, d’espoirs inavoués et d’amours oubliées. Et une nuit, les yeux rivés au plafond d’une autre chambre, on se prend à verser une larme sur ce qu’on avait un jour vu naître au mépris des conventions, des calculs, de la raison et qui résiste à toutes les photos de profils.