
Les jurés aux pin’s jaunes à strass sont bouleversés, comme les internautes-téléspectateurs devant la populaire chaîne de télévision israélienne Keshet 12. Ce soir de décembre 2024, sur le plateau de l’émission HaKokhav HaBa (équivalent de “La Nouvelle star”), qui vise à élire le talent qui représentera Israël à l’Eurovision, Daniel Weiss et Valerie Hamati interprètent en duo Hurricane d’Eden Golan, candidate à leur place un an auparavant. Avec sa chanson dédiée à la jeunesse massacrée au Festival Nova, intitulée avant polémiques October Rain, l’Israélienne vilipendée, sifflée à plusieurs reprises mais battante, avait décroché à Malmö la cinquième place au classement général du Concours Eurovision de la chanson 2024 – la deuxième à celui des votes du public.
Des émissions qui fédèrent autour de candidats-symboles
Valerie Hamati, chanteuse et actrice chrétienne othodoxe et arabe israélienne, habitante de Jaffa, s’avance sur scène, entame le premier couplet. “Quelqu’un a volé la lune ce soir, il a pris ma lumière. (…) Qui est l’idiot qui vous a dit que les garçons ne pleurent pas?”, enchaîne de sa voix enveloppante Daniel Weiss. Lui, est originaire du kibboutz Be’eri, décimé par le Hamas. Son père a été assassiné, comme 100 autres membres de son village collectiviste, et sa mère, prise en otage comme 31 de ses voisins. Elle sera tuée en captivité.
“Cet orphelin du 7-Octobre qui chante Hurricane avec cette Arabe israélienne… Un moment d’une puissance incroyable, qui vaut toutes les poignées de main pour la paix”, et que chérit David Benaym, journaliste-documentariste spécialiste de la société israélienne et correspondant à Tel Aviv pour plusieurs chaînes françaises et américaines.
Les deux artistes atteindront le carré final, Valerie Hamati terminera même deuxième – “elle a tenu, avec énormément de courage, malgré les critiques d’une certaine droite israélienne”, précise à Tenoua l’observateur – mais c’est Yuval Raphael qui fut sacrée le 22 janvier dernier grande gagnante, choisie par les votants pour défendre le bleu, le blanc, et désormais le jaune de leurs pays, à Bâle le 17 mai prochain.
La voix de cette Israélienne de 24 ans raconte d’autres cicatrices collectives et encore violacées du 7 octobre: Yuval Raphael a survécu à l’attaque terroriste de la rave party de Réïm, en se faisant passer pour morte, planquée durant huit heures sous une pile de cadavres dans un abri antimissile. “Des amis et des étrangers ont été blessés et tués devant mes yeux. Quand leurs corps tombèrent sur nous, j’ai compris que me cacher était la seule façon de pouvoir survivre à ce cauchemar”, témoignait-elle en avril dernier devant le Conseil des droits de l’homme des Nations unies. Le soir de sa victoire, la rescapée (11 personnes sur 40 sont ressorties vivantes du bunker) a dédié sa reprise de Dancing Queen d’ABBA à “tous les anges” qui dansaient à Tribe of Nova et ne danseront plus again.
Shelly Menahem fait partie des Israéliens qui ont soutenu, lors de cet ultime prime très suivi, Yuval Raphael, “la plus belle voix”, que celle-ci utilisait aussi hors-scène pour appeler à la libération des otages – ce qui a “profondément touché” cette combattante réserviste. Durant des mois de compétition, “elle vivait chaque chanson, portait un message de résilience”, abonde Léa Dahan, qui lui a offert son vote.
Cette Telavivienne de 27 ans se souvient de cet autre participant, Shaul Greenglick, et du texte déchirant que ce capitaine réserviste avait interprété lors des premières étapes de l’émission à l’automne. L’Israélien de 26 ans est tombé au combat trois semaines après cette audition. Il chantait “Je suis drogué au bonheur” et, comme une douloureuse prémonition, “Je dors, mon cœur est éveillé”. “Ces paroles si fortes, à m’en donner des frissons, m’inspirent notre sens de la résilience autant que notre devoir de se souvenir”, confie-t-elle, encore remuée.
Des castings qui reflètent la société israélienne post 7 octobre
“C’est impressionnant: quasiment tous les candidats de cette saison – qui a mobilisé par-delà le public israélien habituel de l’Eurovision – ont une histoire qui résonne avec le 7 octobre. Désormais, les participants eux-mêmes, et pas seulement leurs chansons, comme ce fut le cas l’an passé avec Eden Golan et Hurricane, représentent quelque chose de notre histoire”, analyse David Benaym, qui n’a pas raté un épisode de “La Nouvelle star” cette année, tant “l’émission se rapproche de ce qu’est la société israélienne et est importante pour en prendre son pouls”.
“Cette même jeunesse qui a été visée à Nova donne aujourd’hui un peu d’espoir à travers le poste de télévision, s’émeut-il. Avant le 7 octobre, on pensait cette génération incapable de prendre son destin en main, on se moquait de son tempérament et de sa nuque courbée sur ses écrans, il était de bon ton de la critiquer… Mais elle est héroïque. Chaque candidat est un héros courageux qui est parvenu à dépasser sa timidité et l’impudique pour transmettre une émotion. Pour raconter une part de sa souffrance et de celle de la société israélienne qui ne sont pas racontables autrement.”
Bien qu’emblématique du phénomène, “la Nouvelle star” n’est pas le seul télé-crochet revenu à l’antenne après le 7 octobre dans un format identique et, pourtant, dans une version profondément différente, car chamboulée, à l’image de la société israélienne, par l’événement et ses conséquences.
C’est aussi l’exemple de l’édition israélienne de la franchise Danse avec les Stars, diffusée sur la chaîne Canal 12. Shelly Menahem, fidèle téléspectatrice de la saison débutée au printemps 2024, ne compte plus les chorégraphies-hommages aux soldats ou aux captifs du Hamas. L’un des tandems star-danseur a même dédicacé sa performance à un otage, qui fut d’ailleurs invité dans le public de l’émission quelques semaines plus tard, à sa libération. Le télé-crochet a aussi accueilli cette année un nouveau membre dans son jury: l’étoile du ballet d’Israël Leah Yanai, sœur de l’artiste et créatrice Moran Stella Yanai, kidnappée lors du Festival Nova, où elle venait vendre ses bijoux, et libérée le 29 novembre 2024. Du côté des célébrités participantes, l’acteur et gagnant de cette dixième saison, Dor Harari, était présent lors de l’enlèvement de la créatrice Moran Stella Yanai, tandis que le neveu du candidat mentaliste et magicien Hazi Dean a été abattu au cours d’une attaque. “Nous avons tous perdu un membre de notre famille ou des amis. Nous vivons au rythme des Shloshim [l’étape des trente jours qui suivent l’enterrement pour les endeuillés dans le judaïsme, ndlr]. La guerre est partout dans nos vies et donc partout à la télévision. Il n’y a que ça, que la guerre, répète David Benaym. Si ce n’est pas la guerre, c’est le souvenir des disparus, le témoignage d’un proche d’un otage… Même s’ils parlent eux aussi du 7 octobre, ces programmes de divertissement apportent une légèreté que l’on ne trouve pas dans le reste de la couverture médiatique.”
“De toute façon”, un programme de divertissement pur, qui éviterait le sujet, n’aurait aujourd’hui en Israël aucun sens, selon notre interlocuteur. “Puisqu’il s’agit de télé-réalité, celle-ci doit représenter la société.” Il imagine un instant un équivalent des Ch’tis… à Eilat? “Impensable dans une situation de guerre comme celle-ci”, sauf si les participants représentent les nouvelles réalités de cette jeunesse qui consomme ce genre de programmes. Le réel, justement, percute sa supposition quand il se souvient que la quatorzième saison de Ha’Ash Ha’Gadol, édition israélienne de LA télé-réalité originelle, Big Brother, a été tournée après le 7 octobre et diffusée pour la première fois en juin dernier, sur la chaîne indépendante 13. Un réserviste qui avait été blessé et un survivant de Nova figuraient au casting.
Une légèreté nécessaire pour décompresser
“À l’armée, on regardait ces émissions tous ensemble, après nos missions. Elles nous aidaient à penser à autre chose”, rembobine Shelly Menahem, qui fut mobilisée à de nombreuses reprises depuis le début de la guerre à Gaza. “Elles me permettent de m’évader de cette réalité pesante, tout en me rappelant notre nécessaire devoir de mémoire”, partage de son côté Léa Dahan.
“Les Israéliens ont besoin de souffler”, résume David Benaym. Ils le peuvent avec ce genre télévisuel et sa “légèreté”, mais aussi grâce à l’émission satirique Eretz Nehederet (“Un pays merveilleux”), “qui fut une bouée de sauvetage pour la population israélienne, qui nous a autorisés à vivre malgré la situation dramatique, nous a réappris à rire, et nous a rappelé la nécessité de le faire”, appuie-t-il. Inspirée du célèbre Saturday Night Live aux États-Unis, et en l’occurrence, de son traitement du 11 septembre 2001, la caustique Eretz Nehederet aux grosses audiences propose des sketchs défouloirs et cathartiques chaque mardi soir, et ce, dès les premières semaines suivant le 7 octobre. Une caricature du chef du Hamas Yahya Sinwar représenté avec des oreilles XXL, une parodie des étudiants de la “Columbia Untisemity”, ou d’un chauffeur de taxi israélien qui assomme de questions ses clients rappelés qu’il doit déposer à la base… Le personnage au volant du monit revient d’ailleurs dans de nombreuses saynètes. Maya et Itay Regev, d’anciens otages capturés au Festival Nova, ont même participé à l’une d’elles, dans laquelle le chauffeur leur demande s’ils étaient sous ecstasy lors de leur enlèvement.
Une programmation doublement chamboulée
De chant, de danse, ou d’humour, ces émissions qui permettent de décompresser sont d’autant plus importantes qu’elles comblent un manque dans le paysage audiovisuel israélien: les fictions, qui avaient ce même rôle de divertir.
“Si la plupart des programmes ont repris leur cours normal depuis septembre-octobre 2024, certaines séries ne sont pas encore revenues à l’écran, car les boîtes de production israéliennes subissent un soft boycott, non-officiel, et ne sont plus représentées dans les salons, explique David Benaym. La locomotive a été stoppée nette le 7 octobre, elle a depuis beaucoup de mal à se relancer.”
Dans leur programmation-même, les télé-réalités et autres émissions de divertissement israéliennes racontent donc quelque chose des conséquences du 7 octobre. Désormais souvent pré-enregistrées, elles sont parfois décalées au dernier moment. “Même les chaînes dites classiques deviennent des chaînes d’informations dès lors qu’il y a une urgence.” Priorité au direct.