Dans quarante ans, serai-je âgée ? Serai-je une grande vieille un peu tassée ? Serai-je encore vivante et ridée, serai-je passée ? Lesquels de mes défauts se seront le plus accentués ? Aurais-je encore un cœur ? Des espoirs ? Rirai-je tous les jours ? Qu’est-ce qui s’avérera avoir disparu de moi, à côté de moi, en moi ? Tout est-il voué à changer, à s’appesantir, à s’en aller ?
Serai-je toujours moi ?
Serai-je toujours moi, et dans quel monde ?
Car le monde sera toujours le monde, le monde fera toujours monde. Et nous serons tous obligés d’y rester, d’y vivre, d’y subsister. Et d’y être humain, du mieux possible. Comme je serai toujours obligée de m’habiter moi-même.
Quarante ans, c’est tellement loin et si vite arrivé. D’ordinaire, je me refuse à me projeter dans un tel en-avant car, pour être tout à fait honnête, cela m’angoisse : tout peut advenir, et tout peut disparaître, nous laissant seuls face à notre mémoire et, derrière les yeux, des souvenirs de ce qui a été, de ce qui n’est plus. Ne pas chercher à trop imaginer ce que pourrait être le futur, c’est aussi vouloir s’ancrer dans le présent et s’y incarner pleinement en ayant assez de confiance en nous-mêmes pour se dire que l’on saura faire face quand il nous le faudra, comme tous ceux qui nous ont précédés, avec plus ou moins de succès.
Dans le fond, j’ai l’impression que cette manière de ne pas appréhender « ce qui n’est pas encore » nous a inconsciemment été inculquée à travers une superstition décatie : croire à l’œil, omniscient, protecteur ou punitif, c’est résister à songer ou supputer sur ce qui n’existe pas, pour éviter que cela se réalise ou ne se réalise pas. Ce sont des générations d’ancêtres qui nous enjoignent, qui nous commandent, d’une même voix, à vivre dans l’ici et maintenant. Quelle meilleure leçon que celle issue d’une sagesse commune et millénaire de Juifs errants ?
Plus intimement, je crois que la mémoire, ce grand-livre intérieur comptable de ce qu’elle aura choisi de consigner parmi ce qui m’est arrivé, et de ce que j’ai retenu des autres et de leurs expériences, s’avère un des refuges les plus concrets pour affronter la fugue du temps et tous les évènements à venir qu’elle charrie avec elle. Dans cet abri intemporel où se mélangent mes moi, les êtres, le passé, les mondes, le présent, je peux trouver ce qui me rassure, ce qui me console, ce qui m’arme aussi ; je peux m’y reposer, je peux y construire des champs de possibles pour répondre à ce qui survient, je peux m’en aider pour survivre.
Cette année, je vais avoir trente ans. Dans quarante, j’en aurais soixante-dix. Et très naturellement quand j’y pense, je vois ma grand-mère, toute belle au même âge, un peu bougonne, toujours affairée à quelque chose. À travailler, à courir dans Marseille avec son sac à main et, au moins, un grand cabas sur le pli de son coude, rempli de clefs et de papiers. J’ai dix ans, je l’aime, et je la regarde comme si elle savait tout des énigmes de la vie, du monde des adultes, de la mécanique des cœurs et des cœurs des gens. Elle porte en elle le secret de ma propre existence puisque sans elle, je ne serais pas.
Pour moi, elle s’est toujours appelée Mamay, c’est le prénom que je lui ai donné, parmi mes tout premiers mots, et qui lui est resté. Grand-mère petit ours, très loin de l’archétype de mamie gâteau, m’a montré sans dire mot ce qu’étaient la patience, la persévérance. Elle m’apprenait le courage et la droiture et me les racontait à travers des histoires qu’elle enjolivait, des mots choisis, des expressions qui ne faisaient rire que moi – s’en moquer comme de l’an quarante, et tout le reste. Elle sentait le parfum, Yves Saint-Laurent je crois, quand j’embrassais ses bras tachetés par le soleil et que je la serrais dans les miens. Elle était là, fragile et immuable. Je dormais avec elle quand je la voyais, je veillais sur son sommeil, j’écoutais sa respiration en ayant un peu peur, mon enfance passant comme une éternité.
Par elle, j’ai notamment compris que toutes les choses prenaient du temps, leur temps. Que celui-ci est une ronde qui ne saurait être valsée.
Alors, j’attends. Je pense à elle, à ce qu’elle aurait fait dans une situation compliquée, à ce qu’elle aurait ressenti. Je l’appelle et lui raconte et, parce que j’ai moi aussi fini par devenir une adulte mais qu’elle est toujours plus adulte que moi, je lui demande conseil sur les choses dont je n’ai pas encore percé le mystère, comme si elle avait toutes les réponses. Et j’écoute, même quand elle est bien incapable de me guider, ne sachant pas vraiment elle-même où l’on va ; et dans sa vieillesse, je la vois elle aussi apprendre et changer, doucement. Dans une société bien différente de celle dans laquelle elle a grandi et principalement vécu, elle s’adapte, peu de regards vers le passé, peu d’égard pour le futur dans lequel elle veut pourtant rester, elle accepte de ne pas tout comprendre mais consent quand même aux choses qui viennent comme elles viennent, faisant confiance au temps comme faiseur de miracles et de vérités.
Si dans quarante ans j’ai la même vivacité d’esprit que ma grand-mère, j’aurais eu de la chance. Cela étant, et quel que soit l’état dans lequel je me trouverai alors, j’essaierai de garder cet enseignement dans mon poing serré, le protégeant de mes frustrations : le temps est irréductible et ne se meut qu’à son rythme. Les émotions nées d’évènements, viennent, restent, s’en vont, lorsqu’elles le décident, et les changements et progrès intérieurs s’avèrent bien engourdis face à notre société d’hyper-vitesse. Nous oublions ainsi parfois la nature même des choses, nous espérons qu’elles s’écoulent plus vite et nous nous effrayons de leur lenteur, de notre ennui, comme si leur cadence était de notre seul fait et de notre faute. Il n’en est rien, nous ne pouvons que les supporter et nous accompagner les uns les autres.
Je me souhaite de me souvenir de tout ce que j’ai connu et connais de ma grand-mère, de sa voix, de son odeur, de ce qu’elle m’a appris, de toujours être en mesure de donner du temps au temps, pour les quarante années à venir.
Haut les cœurs.