THOT, L’ÉCOLE DE LA LANGUE

Dispersés, isolés, ceux qu’on appelle migrants ou réfugiés, que nous croisons errant dans les rues de nos villes, souffrent de l’ignorance de la langue et de la culture parmi lesquelles ils cherchent refuge. Pour les aider, l’association Thot leur ouvre les portes de son école.

Thot, le nom du dieu égyptien du savoir, est celui dont Judith Aquien, Héloïse Nio et Jennifer Leblond ont baptisé l’école de français pour les réfugiés qu’elles ont fondée à Paris en 2016. L’acronyme signifie, « transmettre un horizon à tous »; et c’est un mot simple, « prononçable et scriptable » dans toutes les langues. La référence à l’Égypte des pharaons résonne aussi pour moi avec la culture juive: c’est le pays d’où l’on fuit pour quitter l’esclavage, et entrer dans le très long exil. Les persécutions, les passages de frontières inévitables, clandestins, les camps de réfugiés, les familles éclatées sur plusieurs pays ou plusieurs continents: la crise des migrants actuelle m’apparaît comme la suite sans fin de cette histoire.

Inviter Judith Aquien pour ce numéro sur Souccot était donc une évidence, car le judaïsme que m’ont transmis mes parents est surtout celui-là : la religion d’un peuple de diaspora dont la dispersion est consolée, surmontée grâce à sa relation commune au livre et, plus labile et vivante encore, à l’interprétation des mots et des textes. L’existence d’une parole qui n’est pas fixe, que l’on trouverait à l’intérieur mais aussi comme elle le dit « hors des livres », est pour Judith une caractéristique des pratiques religieuses, de même qu’une condition essentielle de l’enseignement et de l’apprentissage des langues. Elle décrit « la joie de pouvoir dire exactement ce que j’ai à dire » à travers l’acquisition du vocabulaire, la recherche du mot juste et de l’expression idiomatique, ce tâtonnement entre les obstacles de l’intraduisible, de l’incorrect et de l’inexact, pour approcher de la précision. « Plus je fais de fautes et moins j’en fais! » – cette exclamation d’un élève particulièrement doué résume bien cette définition du langage qui est comme une définition de la vérité: il faut pouvoir le discuter, et le négocier, afin de le maîtriser.

Chez Thot, cette discussion avec le français se fait au départ de nombreuses langues: l’arabe, l’anglais, le pashto, le farsi… Les élèves viennent d’Afghanistan, du Pakistan, d’Iran, du Soudan, du Tchad, de Centrafrique: ils ont fui la guerre en tant que civils ou en tant que soldats (beaucoup ont refusé le service militaire, le risque de tuer ou de se faire tuer à l’âge de vingt ans), l’oppression de la minorité à laquelle ils appartiennent, ils ont fui les polices politiques et la famine. Ils ont pour point commun de n’avoir pas fait d’études supérieures, pas de niveau « bac » dans leur pays: Thot s’est créée pour pallier une carence de l’offre éducative professionnelle vis-à-vis de ce public précis. Cela fait partie de la beauté et de l’efficacité de son action: pour beaucoup de ses élèves, Thot marque non seulement le début de l’accès au français, mais aussi la première formation assortie d’un diplôme – quand ce n’est pas la première expérience scolaire. Thot est ce lieu miraculeux où 10 % des élèves (cinq ou six par session), qui étaient arrivés analphabètes, repartent en sachant parler le français mais aussi lire et écrire…

Repartir: le but de l’école est de donner à ses élèves le français – qui est ce qu’ils en feront: un sésame, une monnaie ou une nourriture qui ne s’épuisent jamais – pour qu’ils puissent continuer leur route. S’approprier une nouvelle langue veut dire vivre le quotidien au lieu de le contempler depuis une rive de solitude, cela veut dire pouvoir travailler et nouer de nouvelles amitiés. Ou plus radicalement, comme en atteste cet élève dans son formulaire de candidature, en énonçant ses motifs de la façon suivante: « pouvoir m’intégrer; être autonome; pouvoir travailler », et enfin « si je n’apprends pas la langue, je me considère comme une non-chose au sein de la société. »

Conscientes de cette lourde responsabilité symbolique, Judith Aquien et les cofondatrices n’ont négligé aucun aspect de la formation. Judith énumère les conditions de « ce rapport normal et normé » à la langue qu’elles ont exigé pour leurs élèves, à commencer par le diplôme délivré, le DELF, qui est reconnu internationalement (équivalent français du TOEFL, validé par le rectorat de Paris). Le lieu de la formation aussi: c’est la prestigieuse Alliance française, lieu de rencontre d’étudiants venus du monde entier, qui a tenu à accueillir les cours. La formation elle-même, intensive, dure quatre mois à raison de dix heures par semaine. En plus des cours de français sont dispensés des cours de théâtre, des ateliers artistiques qui permettent à chacun de déployer l’imaginaire et les potentialités de la langue apprise. Enfin, les professeurs sont des diplômés de haut niveau, parlant respectivement les langues maternelles des élèves, et ils sont payés. Les élèves bénéficient aussi d’un accompagnement psychologique, juridique et social, d’une aide à l’orientation professionnelle. Ce contexte exigeant a déjà porté ses fruits: sur les 180 élèves ayant suivi la formation jusqu’à présent, 85 % ont réussi le diplôme. Le projet est actuellement consolidé par le label « La France s’engage » (cofinancement public-privé), le mécénat, et les dons de particuliers: ainsi Thot peut poursuivre son activité avec six classes pour les trois prochaines années. Ouvrir plus de classes et répondre à la demande dans les autres grandes villes fait partie des priorités de l’association.

En ce mois d’août 2017, l’action de Judith et de Thot s’avère particulièrement importante, dans un contexte de désolation de la politique migratoire française. Dans les semaines qui ont précédé, beaucoup de limites ont été franchies dans la violence non seulement perpétrée, mais assumée publiquement contre les migrants. D’abord à Calais où, après le démantèlement du campement officiel, les campements spontanés sont réprimés par tous les moyens, y compris l’empoisonnement des provisions d’eau au gaz lacrymogène – entre autres pratiques attestées et dénoncées par le Défenseur des droits et Human Rights Watch. Puis, le Président Emmanuel Macron s’est engagé, avec les autres pays européens, à financer l’État libyen pour son action d’endiguement des flux migratoires, à raison de 20 à 25 milliards d’euros sur les vingt prochaines années: budget destiné à la militarisation de campements qui sont en réalité des prisons et des mouroirs. Enfin, sur le territoire français, le ministre de l’Intérieur revendique une politique de « triage », usant d’un distinguo sordide entre les migrants politiques et d’autres qu’on dit « économiques » alors qu’ils fuient la famine. Dans le quotidien de l’association, Judith est également confrontée à des décisions administratives iniques, qui dans le cadre d’une gestion aveugle des flux migratoires, obligent un élève sur dix à changer de ville au beau milieu de sa formation – au mépris de l’argent public et privé déjà investi dans le cursus, et de l’investissement personnel, de l’effort et de l’espoir engagé par l’élève qui doit abandonner son apprentissage.

Ce contexte, ces expériences peuvent nourrir une forme de désespoir, que le travail de Thot aide à surmonter. Il y a chez Judith Aquien une forme de connaissance de la colère – ni abattement, ni romantisme – qui permet de faire œuvre et de susciter l’engagement des autres. Elle surmonte le découragement grâce à un rapport au temps très puissant: elle sait que les quatre mois d’apprentissage du français chez Thot sont un bien donné pour toute une vie, sur vingt, sur soixante-dix ans peut-être. Elle est portée aussi par les succès des élèves: comme ce garçon de dix-huit ans, venu à pied d’Afghanistan en France et qui, devenu bilingue en trois mois, a lancé: « C’est le temps de rire maintenant! ».

En racontant l’histoire de Judith et de Thot, je repense aux épisodes d’exil dans la Bible. Une chose me trouble que j’ai mis du temps à identifier: dans le texte, le peuple qui fuit est un, on le visualise traditionnellement comme une seule cohorte marchant de façon compacte dans le désert. Or la réalité de l’exil, historique et actuelle, est celle de la dispersion, de l’éclatement. L’unité n’est maintenue que symboliquement – pour Hannah Arendt, cela explique que les exilés aient en commun le goût de la langue d’origine, substrat immatériel de la communauté perdue. En entendant Judith parler de Thot, je me dis que la langue nouvelle, la langue apprise, permet aussi à sa façon de faire exister ce qui a précédé, puisque chacun peut enfin dire son histoire dans le nouveau pays. Elle permet à l’expérience d’être partagée et, je l’espère, de délier en chacun la tentation de l’indifférence, qui est une perte. Ainsi pour évoquer l’apprentissage de la langue, Judith Aquien parle à la fois de pouvoir « s’y blottir » et « l’adopter »: rappelant ainsi la réversibilité essentielle de ce bien si immense et si humble, qui accueille autant qu’il est accueilli, qui enrichit autant qu’il est redevable, étant réalisé et recréé par chaque individu qui le fait sien.