Tohu-bohu de la dissolution – Leçon biblique

© Nina Lopes/Tenou’a

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Au commencement, il y a le tohu-bohu qui naît d’une dissolution. Que le chaos soit… et le chaos fut!  S’éveillent alors les tensions entre des concitoyens, proches ou lointains, des voisins, des amis, et parfois des membres d’une même famille.
Jour 1, jour 2, jour 3… telle est la Genèse de l’effondrement d’un monde.

Surgissent ensuite d’étranges messages qu’on ne s’attendait pas à recevoir: des injonctions de vote ou des mises en garde morales. J’en ai personnellement reçu des dizaines, la plupart prenant, au choix, une forme ou une autre parmi les suivantes:
L’accusation : « Si le RN passe, tout ça, ça sera de ‘votre’ faute ! (‘votre’ faute – sous-entendu celle des Juifs)« 
Ou le rappel à l’ordre : « D’accord, LFI nourrit l’antisémitisme, mais l’urgence est ailleurs. Alors dépassez l’angoisse communautaire et pensez à la République! »
En réalité, je ne sais pas laquelle de ces remarques est à mes yeux la plus abjecte. Je dirais qu’il y a ballotage.

Dans un cas comme dans l’autre, s’affirme l’existence d’un « vote juif ». Vous savez: la puissance de ce micro-groupe qui parviendrait, abracadabra, du haut de son 0,1% du corps électoral, à renverser les scrutins. On y suggère toujours que ce vote-là est guidé par d’autres intérêts que ceux de la nation, et qu’il agit par fidélité tribale ou mieux, par soumission à la double allégeance. 

La haine antijuive recycle toujours les mêmes refrains historiques. Aujourd’hui, comme hier, on raconte que les Juifs sont formidablement puissants ou cruels, qu’ils manipulent le pouvoir par des « oukases » et complotent contre les intérêts du peuple. Bizarrement, mes interlocuteurs peinent souvent à déceler cette petite musique dans leur propre bouche ou dans celles de leurs leaders. S’installe chez eux une surdité partielle ou un déni conjoncturel.
Rien de (très) neuf sous le soleil.

Mais qu’en dit la Bible? La question peut sembler saugrenue. Pourquoi cette littérature ancestrale aurait-elle quoi que ce soit à dire sur l’insécurité juive actuelle et la complexité de nos choix politiques? Sa pertinence vient du fait que se joue aujourd’hui une forme de redite. Plusieurs textes bibliques en témoignent, même si la stratégie qu’ils adoptent face à la détresse juive diverge selon les récits.

Commençons donc par le plus célèbre d’entre eux, un livre nommé « le rouleau d’Esther« , où s’illustre une stratégie juive particulière de défense et de survie.
La scène se passe dans la Perse antique. Là, un homme haineux embrigade une foule contre les Juifs du royaume dont il veut l’anéantissement. Le voilà qui plaide devant le souverain local en argumentant: « Il est un peuple disséminé parmi les autres peuples mais qui se tient à part et dont la présence et les coutumes menacent le royaume ». « Sacrifions-le », suggère cet homme, au nom de l’unité de la nation. 

Qui sauvera les Juifs de la vindicte populaire? demande ce texte. La réponse surgit sous les traits d’une femme nommée Esther dont le stratagème est simple: toute première « juive de cour » de l’Histoire, elle s’introduit dans le palais et gagne la confiance du souverain qui assurera en retour la protection à son peuple. 
À partir de cet épisode, se dessine une stratégie juive de survie diasporique ancestrale, souvent expérimentée et magnifiquement décrite ces dernières années par le sociologue Danny Trom dans ses ouvrages. 
Dans la précarité de l’exil, les Juifs ont souvent dû leur salut au soutien des pouvoirs en place, à l’appui des princes ou des institutions officielles. Ainsi seulement s’assurait leur protection face à la haine des foules malintentionnées. Dans la construction de ce qu’on a appelé une « alliance verticale », l’absolue vulnérabilité juive trouvait un allié dans la main des puissants. Qu’en est-il aujourd’hui? Est-elle encore efficace? Nous y reviendrons.

Mais intéressons-nous d’abord à une autre stratégie juive pour contrer l’insécurité de la condition diasporique. Cette autre tactique est décrite dans la Bible et pourrait porter le nom de son principal promoteur: le prophète Jérémie.
La scène se passe cette fois-ci à Babylone, dans l’exil des Juifs refugiés de Judée. Jérémie les conseille sous la forme d’un célèbre verset et leur dit: « Travaillez à la prospérité de la ville où vous êtes relégués et implorez Dieu en sa faveur; car sa prospérité est le gage de votre prospérité ».
Pour Jérémie, la sécurité de son peuple vient, non pas de la protection des puissants, mais de la stabilité du royaume où ils trouvent refuge et à laquelle ils contribuent. Plus ils y participent et œuvrent au progrès et à la justice sociale, plus leur condition est favorable. Et si les droits des minorités y sont respectés et leur bien-être garanti, alors les Juifs seront aussi à l’abri.

Cette philosophie fut mise en pratique à travers l’Histoire dans bien des pays d’accueil où les Juifs trouvèrent refuge. Particulièrement en France ou aux États-Unis, leur contribution à la prospérité de la nation et leur engagement politique en faveur de l’équité et de la justice sociale furent majeurs. C’est ce qu’on pourrait appeler « l’alliance horizontale », un engagement citoyen au service d’une nation dont le succès garantit en ricochet la sécurité des minorités qui y résident.
Cette stratégie fut longtemps efficace, et le reste à mon avis, mais elle connaît aujourd’hui une surprenante déstabilisation qui n’est pas sans lien avec la détresse de nombre de nos concitoyens.

Depuis longtemps déjà, mais particulièrement ces dernières années, face à la poussée antisémite, l’État et ses représentants se tiennent aux cotés des Juifs. L’engagement des autorités, par leurs paroles fortes et leurs plans d’action, ne cesse de le rappeler. Pourtant, il suffit de lire les statistiques, année après année, et de constater l’augmentation exponentielle des agressions pour le comprendre: la protection de l’État n’est pas suffisante. 
C’est comme si Esther bénéficiait bel et bien du soutien du souverain mais qu’elle ne parvenait pas pour autant à sauver son peuple de la menace. 

Par ailleurs, cette protection, rendue d’autant plus nécessaire que la précarité juive est grandissante, nourrit en retour la haine antijuive. L’État est soudain accusé de philosémitisme, et les Juifs perçus comme bénéficiant de privilèges dont d’autres seraient privés. Accusations qui nourrissent un peu plus encore la haine. Telles sont les limites de l’alliance verticale: elle crée parfois un cercle vicieux où, paradoxalement, plus les Juifs bénéficient de soutien, plus ils sont vulnérabilisés par la jalousie que ce soutien déclenche.

Reste l’alliance horizontale et le parti pris historique de nombreux Juifs à s’engager du côté des forces progressistes et de la justice sociale.
C’est là que surgit un autre paradoxe contemporain. Depuis le 7 octobre, les Juifs, dans de nombreux États occidentaux, font une étrange expérience.
Après s’être tenus aux cotés de tant de minorités, ethniques, religieuses ou sexuelles, dans des combats politiques dits progressistes, les voilà plongés dans une solitude inattendue. Ceux auprès desquels ils se tenaient sont soudain rares à se tenir à leurs côtés. Bien des voix féministes manquent à l’appel quand il s’agit de dénoncer les viols de femmes juives israéliennes. Des militants de la cause LGBT se mobilisent très vocalement en faveur du combat pro-palestinien, quitte à trouver des excuses au Hamas, et nombreux sont ceux qui adhèrent à la grille de lecture décoloniale du conflit proche-oriental. Et soudain, la gauche radicale se désolidarise des Juifs au nom d’un engagement antisioniste, oubliant que s’il est évidemment légitime de dénoncer la politique du gouvernement israélien, la délégitimation de l’existence de l’État d’Israël est un abandon pur et simple des Juifs qui, dans leur immense majorité, vivent cet État comme un refuge existentiel.

Et voilà que bien des Juifs, champions des causes progressistes, se retrouvent orphelins. Non seulement abandonnés par leurs partenaires d’hier, mais conscients qu’un danger politique pourrait venir précisément des rang de leurs alliés historiques.

La stratégie d’Esther est-elle encore efficace?
La philosophie de Jérémie est-elle applicable lorsqu’une menace vient de ceux aux côtés de qui vous vous tenez ?

Les Juifs, parce qu’ils sont une minorité dans la nation, ont le devoir de se soucier de toute minorité nationale, de sa prospérité et de son bien-être. Mais que faire lorsque soudain ces mêmes minorités cessent de percevoir les Juifs comme l’une d’entre elle? Que faire lorsque ceux-là vous perçoivent dorénavant comme dominant, majoritaire ou privilégié?

Et c’est précisément au cœur de ce paradoxe que nous évoluons aujourd’hui. Les Juifs n’ont jamais été aussi faibles qu’au moment où le monde autour d’eux les accuse d’être très forts. Ils n’ont jamais été aussi minoritaire que lorsqu’on les accuse d’être du côté de la majorité. La rhétorique antisémite traditionnelle est alors réactivée par ceux-là même qui, en toute bonne foi, sont persuadés de n’avoir rien à faire avec elle.

Dès lors, le « dilemme » électoral de bien des Juifs et leur douleur politique aujourd’hui se situent à la jonction de ces échecs stratégiques. Il est inconcevable de voter pour un parti qui joue la carte de « l’alliance verticale » avec les Juifs et leur promet « Juré craché, nous vous protègerons contre une foule haineuse », et d’oublier que ce parti fut hier précisément le représentant officiel de cette foule haineuse – et qu’il n’a aucune raison crédible de ne pas en avoir conservé les attributs ou les projets.

Il est extrêmement douloureux de voter pour un parti uni à des forces dites progressistes et éprises de justice sociale, soucieuses du droit des minorités… mais qui nieraient aux Juifs, et à eux seulement, ce statut. Comment par ailleurs accorder de la confiance à un parti qui diabolise le seul État qui, par un projet de souveraineté, a ambitionné de mettre fin à l’absolue vulnérabilité de leur histoire diasporique?

Car il ne faut pas l’oublier, le sionisme est le produit de l’échec des stratégies d’Esther et de Jérémie.
Lorsqu’un certain Theodor Herzl, correspondant d’un journal viennois, assiste en 1895 dans la cour des Invalides à la dégradation du capitaine Dreyfus, une idée jaillit dans son esprit. Selon la légende, il comprend à cet instant précis que ni les souverains du pays des lumières, ni la prospérité d’une nation qui les a émancipés, ne parviendront à les protéger. 
Ainsi voit le jour le sionisme politique, la possibilité pour les Juifs de croire en une autre forme d’alliance: un État refuge.
Comble du paradoxe: certains parviennent aujourd’hui à simultanément nier la légitimité de ce refuge, tout en fragilisant par leurs discours la vie juive en diaspora, c’est-à-dire promettre aux Juifs qu’il n’y aura de sécurité ni ici ni là-bas.

La douleur politique de nombreux Juifs aujourd’hui a réveillé tous les fantômes de l’Histoire et devrait tous nous empêcher de dormir.

Au commencement, il y eut le tohu bohu d’une dissolution. Mais ce chaos ne fait que rappeler aux Juifs, encore et encore, leur profonde vulnérabilité. Ils ne devraient pas être les seuls à s’en soucier, car cette fragilité juive raconte toujours la genèse de bien d’autres catastrophes.

Espérons qu’ensemble, tous ensemble, nous pourrons préserver ce monde et tant de promesses qui nous sont chères. 
Shabbat shalom

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