“Beaucoup d’Israéliens, confrontés à une crise existentielle, se tournent vers la tradition”

Tenoua a rencontré Tomer Persico, chercheur au Shalom Hartman Institute à Jérusalem et spécialiste de l’identité juive moderne et des relations entre laïques et religieux. Avec lui, nous évoquons l’intensification de la religiosité au sein de la société israélienne depuis quelques décennies et plus particulièrement depuis le 7 octobre.

 

On observe un changement profond sur des aspects très concrets et pratiques par rapport à aux années quatre-vingt-dix. Par exemple, la manière dont Tisha Be’Av est célébré en Israël, ou encore la manière dont certaines personnes ajoutent “בסייעתא דשמיה  BeSiyata Dishmaya” [littéralement en araméen “avec l’aide du Ciel”] en en-tête de leurs lettres. Sans parler de la place du messianisme dans la société. Comment expliquez-vous cette évolution de la société israélienne?

Tomer Persico Il y a en effet un changement vers un certain traditionalisme, une proximité accrue avec la tradition. Il faut distinguer deux choses: une tendance générale au retour à la tradition depuis les 30 dernières années, disons depuis les années quatre-vingt-dix d’une part, et ce qui se passe plus spécifiquement depuis le 7 octobre d’autre part.

Il me semble que nous devons examiner cela sous l’angle de l’identité. Israël a été fondé par des Juifs bien particuliers: ils étaient sionistes, laïques et socialistes. Pour eux, la meilleure manière d’être juif était d’être nationaliste, de lutter pour l’indépendance et la souveraineté, autrement dit d’être sioniste. Ils étaient laïcs, car toute la religion – les mitsvot, le Talmud, tout cela… – n’était que des absurdités diasporiques que les Juifs avaient accumulées dans l’exil et dont les Juifs n’avaient plus besoin puisqu’ils retournaient en Israël. Le socialisme, quant à lui, était perçu comme l’accomplissement des promesses des prophètes: prendre soin des nécessiteux, des pauvres, etc. Ces éléments formaient leur identité juive spécifique.
Et cette identité juive, qui au début de l’État d’Israël était très forte, très fière d’elle-même, très sûre d’elle et complètement hégémonique, était simplement la norme: c’était “la meilleure façon d’être juif” – et les kibboutzim en étaient une expression. Mais cette identité s’est effondrée, fracturée, et a cessé d’exister à la fin des années soixante-dix et au début des années quatre-vingts, avec la chute du socialisme partout dans le monde, avec la montée de la droite en Israël, avec la guerre de Kippour, qui a été un traumatisme et a gravement écorné la réputation de la gauche, notamment du Parti travailliste.

Depuis les années quatre-vingts, les Juifs laïques en Israël – qui ne constituent certes pas la majorité absolue mais tout de même le plus grand groupe (environ 45 % des Juifs en Israël) – cherchent un moyen d’exprimer leur judaïsme. Beaucoup s’interrogent : “Comment suis-je juif? Qu’est-ce qui fait de moi un Juif?”
Ce qui s’est passé ces trente dernières années, c’est que de nombreux Juifs laïques ont commencé à se reconnecter avec la tradition sous diverses formes: la quête spirituelle, l’étude de la Kabbale, du hassidisme, ou encore un intérêt intellectuel pour des institutions pluralistes et divers batei midrash [instituts d’études]. 

Puis, est arrivé le 7 octobre. Cet événement a brisé le récit sioniste et l’identité qui en découlait, un peu comme l’avait fait la guerre de Kippour. Pour de nombreux Juifs laïques, être sioniste suffisait à exprimer leur identité juive. Mais cette base a été sévèrement ébranlée le 7 octobre, car la promesse fondamentale du sionisme – qu’ici les Juifs ne seraient pas persécutés – s’est brisée.
Beaucoup, confrontés à cette crise existentielle, se tournent maintenant vers la tradition. Cela peut prendre plusieurs formes: un simple intérêt, ou même des gestes symboliques comme le port des tsitsit qui se répand chez certains jeunes sans pour autant qu’ils adoptent une pratique religieuse plus large.

Qualifieriez-vous cela en partie de réaction post-traumatique au 7 octobre?

TP En partie, oui, mais je ne veux pas le réduire uniquement à cela: je pense qu’au fond, c’est une question d’identité. Bien sûr, certaines personnes cherchent du réconfort dans la religion à cause du choc et de la peur. Mais pour beaucoup, c’est une quête identitaire. Le sionisme les a déçus, et ils cherchent une autre manière d’exprimer leur judaïsme.

Et qu’en est-il du messianisme? Des ministres israéliens comme Itamar Ben-Gvir et Bezalel Smotrich qui sont liés à des mouvements messianiques?. Pensez-vous que la montée de la religiosité dans la société israélienne renforce ces idéologies messianiques?

TP Pour la plupart des Israéliens, ce n’est pas le cas, mais dans certains groupes spécifiques, oui. Les “Haredalim” [ultra-orthodoxes nationalistes] représentent environ 20 % des sionistes religieux, soit 2 à 3 % de la population juive en Israël. Ils combinent un ultra-nationalisme et un fondamentalisme religieux, rejetant les valeurs modernes comme le féminisme et l’universalisme. Smotrich en est un bon exemple. Son objectif ultime est un État théocratique. En temps normal, ces extrémistes n’auraient eu que deux ou trois sièges à la Knesset. Mais aujourd’hui, par le jeu des coalitions, ils contrôlent des ministères clés.

Vous avez expliqué que la religion, ou du moins certains comportements religieux, font maintenant partie d’une nouvelle identité juive après une certaine faillite du sionisme comme identité. Ce changement influence-t-il l’éternelle tension entre Juifs laïques et religieux en Israël ? Cela affecte-t-il la division traditionnelle entre ces groupes ?

TP C’est une question importante. Je ne pense pas que cela soit significatif d’un point de vue démographique, je ne crois pas qu’un grand nombre de personnes vont devenir orthodoxes – certains le feront, mais pas en nombre suffisant pour que cela change la donne sur le plan démographique.
En revanche, cela a un impact culturel. On observe une plus grande tendance à se tourner vers la tradition, à incorporer davantage de références religieuses dans la culture populaire. Par exemple, il y a plus de chansons mentionnant Dieu, plus de références à la foi, même dans des cercles qui ne sont pas strictement religieux. Cette tendance musicale a été amorcée depuis 20 ans, avec des artistes comme Berry Sakharov ou Eviatar Banai, qui ont remis au goût du jour des poèmes religieux, des psaumes, etc. Aujourd’hui, avec la guerre, cet élan religieux s’exprime encore plus fortement et transcende même les clivages entre laïcs et religieux, comme on le voit avec le succès phénoménal de la chanson Od yoter tov popularisée par des chanteurs comme Yair Elitzur ou Sason Shualov

Et d’un autre côté, nous sommes également à un tournant dans les relations entre la religion et l’État, en particulier en ce qui concerne les relations entre la majorité juive – qu’elle soit laïque, traditionnelle ou sioniste religieuse – et la communauté haredi (ultra-orthodoxe).
Cette guerre a mis en lumière le fait que les ultra-orthodoxes sont un groupe totalement isolé du reste de la société, qui profite du système sans y contribuer. Ils ont cherché à continuer leur mode de vie sans être affectés par la guerre, tout en réclamant encore plus de financements pour leurs institutions éducatives, et en refusant catégoriquement de servir dans l’armée.
Cela a provoqué énormément de colère au sein de la société israélienne, et je pense que cela aura un impact sur les prochaines élections. Il est très probable que lors du prochain gouvernement, les ultra-orthodoxes ne seront pas inclus dans la coalition – ce qui ouvrirait la voie à une réforme importante des relations entre la religion et l’État.

Constatez-vous l’émergence de nouveaux narratifs religieux depuis le 7 octobre, une sorte de nouvelle théologie issue de cet événement? 

TP Il est encore trop tôt pour parler d’un véritable développement théologique. Ce qui est certain, c’est que dès le début de la guerre, certaines voix ont émergé pour dire que les Juifs avaient enfin “retrouvé leurs esprits”, qu’ils comprenaient maintenant que les Arabes n’étaient pas dignes de confiance, et que l’heure était venue de conquérir toute la Terre d’Israël et d’expulser les Palestiniens.
On a aussi entendu des discours affirmant que la guerre faisait partie d’un processus messianique. Certains ont parlé d’Amalek, considérant les ennemis d’Israël comme une incarnation de cette figure biblique, et interprétant la guerre comme le début d’un grand combat eschatologique qui mènera à la rédemption finale.
Il y a également eu des discours expliquant que la majorité des victimes du 7 octobre étaient des habitants des kibboutzim, et que c’était une sorte de “punition divine” pour leur sécularisme ou pour leur naïveté à croire en la paix avec les Palestiniens. On a vu quelques tribunes et articles allant dans ce sens.
Mais encore une fois, tout cela reste à un stade d’interprétation individuelle ou de rhétorique. Il est encore trop tôt pour parler d’un véritable développement théologique cohérent.

Propos recueillis par Delphine Horvilleur et Antoine Strobel-Dahan

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