Torn : les affiches qu’ils ne voulaient pas voir

Le documentaire Torn a été diffusé pour la première fois en France le 3 mars au cinéma Balzac à Paris. Ce film poignant explore les raisons derrière l’arrachage des affiches d’otages israéliens après le 7 octobre 2023 et met en lumière la violence de la polarisation du conflit israélo-palestinien à travers des témoignages bouleversants. La projection, organisée par l’association Tous 7 octobre, a été suivie d’une conférence avec le politologue Denis Charbit. Tenoua y était.

 

Ils déchirent des visages. Des visages d’enfants, de femmes, d’hommes pris en otage par le Hamas, le 7 octobre 2023. Derrière ces gestes se cache une violence incompréhensible. Dès les premières images, le documentaire indépendant réalisé et produit par le cinéaste franco-israélien Nim Shapira, frappe fort. Le spectateur est plongé dans des vidéos initialement partagées sur les réseaux sociaux et des archives de journaux télévisés montrant des personnes dans les rues de New York qui arrachent les affiches où figurent les noms et photos des otages israéliens. 

Ces affiches, malgré elles, sont devenues un symbole. Le documentaire revient sur leur genèse, avec l’interview des artistes israéliens Nitzan Mintz et Dede BandAid, à l’origine de cette initiative. «Notre fil Facebook était inondé de publications de parents, à la recherche désespérée de leurs enfants», explique Nitzan Mintz dans le film. «Nous sommes à New York, où la vie continue comme si tout était normal. Comment utiliser notre expertise pour faire résonner les voix des otages ? ». 

Une violence incompréhensible

Inspiré par la campagne américaine des années quatre-vingt, où des photos d’enfants disparus étaient imprimées sur des briques de lait, le couple imprime 2000 flyers montrant des photos et quelques détails sur les centaines de personnes enlevées par le Hamas. Ils commencent à les coller dans les rues de New York et tentent de recruter des passants pour les aider, en vain. C’est grâce aux réseaux sociaux que ces affiches deviennent virales et inspirent des mouvements similaires dans le monde entier – de Londres à Berlin ou Paris. Face au traumatisme collectif du 7 octobre, ces affiches symbolisent une volonté de solidarité et un cri d’alarme face à l’horreur.

Mais très vite, ces affiches suscitent des réactions violentes. Le film documente avec rigueur les insultes proférées contre ceux qui les posent : «white colonizer», peut-on notamment entendre. Les premiers arrachages d’affiches à New York, filmées et partagées sur les réseaux sociaux, soulèvent alors une question lancinante : pourquoi arracher les visages d’otages ? Différentes justifications sont avancées : dénonciation d’un génocide à Gaza, rejet de la colonisation israélienne, accusation de propagande victimaire israélienne, douleur face aux morts palestiniens… Pourtant, comme le souligne le film, aucune de ces raisons ne semble pleinement expliquer ce geste de destruction.

L’avocat Aaron Terr tente d’apporter une réponse plus pragmatique en pointant la vision binaire de ces personnes. Cette vision, renforcée par les réseaux sociaux, efface toute nuance. Dans cette polarisation extrême entre oppresseurs et opprimés, il n’y a plus de place pour la complexité ni pour la douleur partagée. Au cœur de cette déflagration médiatique, des témoignages bouleversants ponctuent le documentaire : Alana Zeitchik, Liam Zeitchik, et Julia Simon, chacun confronté à la perte et à l’angoisse de l’attente d’un proche captif. Ces récits poignants, d’une intensité rare, révèlent la douleur insupportable de ceux qui restent dans l’ombre de l’horreur.

Sentiment de rupture

Les conséquences de cette campagne d’affichage sont lourdes. Des citoyens filmés en train de les arracher sont licenciés ou suspendus de leurs universités. Une créatrice de bijoux new-yorkaise, après avoir collé ces visuels sur sa boutique, est victime de menaces et d’agressions. Entre cancel culture et autocensure, le climat d’intimidation prend le dessus. La liberté d’expression est également interrogée. Certains revendiquent la nécessité de mettre en lumière les victimes palestiniennes avec des affiches similaires, une perspective qui divise. Comme le souligne le documentaire, cette équivalence entre deux douleurs devient parfois une manière d’étouffer la voix des otages israéliens. Cette absence de place pour les deux chagrins accentue le sentiment de rupture.

À la fin de la projection, le désespoir est palpable. La conférence de Denis Charbit prolonge cette émotion. Stupéfait par le film, il met en lumière l’engouement inédit pour ce conflit et l’absence de recul dans les réactions. Il souligne aussi la contradiction au cœur de la politique israélienne : la priorité donnée à l’éradication du Hamas relègue la libération des otages au second plan, remettant en question la mission fondatrice de l’État d’Israël de protéger chaque vie juive. De plus, le conflit israélo-palestinien incarne à lui seul deux causes historiques : la Shoah et le colonialisme. “Avec ce conflit, l’Occident règle ses comptes avec ses vieux fantômes. Les défenseurs de la mémoire de la Shoah vont plus facilement soutenir Israël et les pourfendeurs du colonialisme, la Palestine. Cela explique, en partie, la rupture si saillante dans nos sociétés, ajoutée à un antisémitisme jamais disparu”, avance-t-il.

Torn est un documentaire nécessaire. Il confronte le spectateur à la violence du réel et à la complexité d’un conflit où chaque camp revendique la légitimité de sa douleur. Plus qu’un simple film, c’est un cri, une interrogation sans réponse, qui continue de hanter bien après le générique de fin. La question reste ouverte : cette campagne d’affichage a-t-elle été efficace? 

Le film Torn continue d’être projeté lors de séances uniques dans des cinémas américains et européens. Son réalisateur travaille activement pour que le film soit bientôt disponible en streaming.