Que la forme poème ne nous trompe pas: avec ce texte, c’est bien à de l’exégèse et de la théologie, radicales toutes deux, que nous avons à faire.
Le recevant, puis le lisant j’ai évidemment pensé au Caïn de Saramago. Aux Trois Versions de Judas de Borges aussi. Tant et si bien qu’il était naturel que la fiction de Borges lui prête son titre. Grâce à une lecture minutieuse de la Genèse, ce poème déconstruit la figure facile et classique d’un Caïn viscéralement méchant qui était destiné à tuer et à faire advenir la mort violente en ce monde. Caïn, première victime de biais rétrospectif de culpabilité ? Se glissant dans les bizarreries du texte biblique et ses paradoxes, l’auteur, un jeune homme au pseudonymat malicieux que les amateurs d’anagramme décoderont, nous invite à une conversion du regard: de Caïn à Dieu. De l’enfant rejeté au parent criminel qui se choisit un chouchou. Du meurtrier à Celui qui l’a armé.
Par cette audacieuse mise en cause du Divin, il réussit à élucider une énigme biblique: pourquoi la punition de Caïn le place-t-elle paradoxalement sous la protection de Dieu ?
Il n’est pas certain que sa réponse, insolente, satisfasse un croyant. Pas grave. La Bible est parfois bien plus incroyante que ceux qui s’en réclament.
Noémie Issan-Benchimol
« C’est le premier coupable.
Et le plus condamnable.
L’ultime crime est là: il était prévenu.
Car il a entendu la voix la plus aimable
Lui confier le secret de la sainte vertu.
Le Nom dit à l’enfant la vérité première
« Il essaye sans cesse et se couche à ta porte,
Tu peux soit l’accueillir soit le laisser à terre,
Tu es néant mon fils, non pas une âme morte »
Un éclair. Le silence. Un grand bruit d’indécence.
Le cri de frustration de l’homme sans patience
Le cri silencieux de l’homme qui a tout
Le soleil a coulé sous le tout premier coup.
Le mensonge s’adjoint au premier homicide
La malice, le faux, la tromperie avide
Tu n’es pas responsable ou gardien de ton frère
Mais coupable tu es du premier cimetière.
Et responsable aussi du premier des deuils
Coupable également du premier des cercueils
Et fautif tout autant des pleurs de tes parents
Qui virent ce qu’était vraiment que le méchant.
Ils virent ce qu’était que la faiblesse humaine
Quand de nos facultés elle est la capitaine
Ils virent éplorés le sang qui a coulé
Sur le corps de leur fils, pourtant simple berger.
Tu es à l’origine et de tous ces malheurs
Et des premiers des cris et des premiers des pleurs
Et du premier mensonge et des premières haines
Et du premier des sangs qui sortit de sa veine.
Tu étais prévenu que ton acte était libre
Ton frère sans un mot tu tuas : sans hésiter
Tu mentis de surcroît pour être protégé
Tu brisas d’un seul coup un monde en équilibre.
Alors ? Pourquoi vis-tu protégé par le ciel ?
Pourtant tu étais libre et tu choisis la mort
N’es-tu donc pas coupable aux yeux du roi du sort ?
N’es-tu donc pas l’infâme à l’âme emplie de fiel ?
HaShem a regardé ton cas et il songea
En voyant cette horreur que tu avais commise
Qu’il avait fait erreur dans la dure méprise
Du don qu’en fils parfait un jour tu proposas
Qu’il avait tout brisé des lois de la famille
En préférant un fils et en rejetant l’autre
Qu’il avait dans ton cœur mis la dernière aiguille
Qui suffit à changer en un homme un apôtre
Il te vit et se dit pour la première fois
« J’ai brisé devant lui les lois de la logique
Refusant sans raison, en tyran despotique
Cet amour filial qu’il donna dans sa foi »
Et il vit que cela était un choix mauvais
Et il considéra qu’il devait l’amnistier
Mais il reposa l’œil sur le corps du berger
Et il considéra qu’il devait te châtier
Il vit ton cœur livide et se dit cette fois
« Il a vu ses parents vivre dans la misère
Et il m’a appelé dans l’ultime prière
Et j’ai tué son espoir par ma mauvaise voie »
Et il vit que cela était un choix mauvais
Et il considéra qu’il devait l’amnistier
Mais il reposa l’œil sur le corps du berger
Et il considéra qu’il devait te châtier
Et la troisième fois il vit ton âme en pleurs
« Tout comme ses parents il est faible mon fils
Je lui dis “tu es libre” et l’appelai au vice
Pire que dans sa main j’ai mis l’arme en son cœur »
Et il vit que cela était un choix mauvais
Et il considéra qu’il devait l’amnistier
Mais il reposa l’œil sur le corps du berger
Et il considéra qu’il devait te châtier
Mais il se reposa un instant dans le jour
Un instant éternel tout en haut de sa tour Il repensa au jour où naquit la lumière
Il repensa aux jours où il bâtit la terre
Et il songea aussi à qui avait forgé
Ces êtres de faiblesse et de malignité
Il comprit que ses mains étaient ensanglantées
Du meurtre à peine froid du premier des bergers
Et il vit qu’il était la cause de ce monde
La cause de tout choix de ceux qu’il avait faits
« J’ai mis cet arbre-là, fait le serpent parler,
Et j’ai fait de ma fille une femme féconde »
Il ne pouvait pourtant admettre son erreur,
« Ils trouveront un sens », se disait-il par peur
« Je dois châtier Caïn c’était un homme libre
Il est la seule cause à son acte indécent ».
Mauvaise foi passée il voulut l’équilibre
Et il considéra qu’il ne pouvait devant
Une telle évidence abattre une victime.
L’enfant n’avait rien fait dans ce premier des crimes
Au moment de trancher, le dernier décideur
Décida de donner la moitié à chacun
Et Caïn eut la vie, et dieu garda l’honneur
De n’être pas la cause unique du commun.
Le tueur est en vie voilà l’ultime gage
Que notre « liberté » n’est qu’un jeu du langage.
Zépianos