Depuis des semaines, nous savons que le 7 octobre approche. Bruyamment, il s’avance. C’était il y a un an, 365 jours. Pas hier. Nous sommes un an après l’assassinat de plus 1200 hommes, femmes et enfants par les terroristes du Hamas. Un an après la prise d’otages de plus de 250 personnes dont une centaine sont toujours captives. Un an après la réponse israélienne, une réponse qui a engendré la mort de plusieurs milliers de Gazaouis.
Depuis des semaines, de nombreuses institutions et associations juives s’organisent pour préparer “l’année” du jour où nous avons basculé dans la nuit. Le dimanche 6 octobre a donc été choisi pour marquer la mémoire des victimes assassinées, pour appeler à la libération les otages encore captifs et réitérer son soutien à Israël. La veille, Emmanuel Macron s’exprimait en faveur d’un arrêt des livraisons d’armes à Israël. Une déclaration qui a plongé de nombreux Juifs de France dans l’incompréhension, voire le désarroi.
Le 6 octobre, il est 15 heures, nous sommes Place de Fontenoy-Unesco, la pluie crachote. Parapluies, casquettes, capuches, chapeaux couvrent les têtes des personnes venues exprimer leur solidarité envers le peuple israélien. Une file indienne se met en place, elle ne tient pas deux minutes: il y en a toujours un pour se faufiler, pour défier les consignes. Chaque personne qui entre dans le périmètre sécurisé par la police est scrupuleusement contrôlée. On ne sait jamais.
Dans le désordre (en bousculant comme en étant bousculée), on croise des adolescents et jeunes adultes issus de mouvements de jeunesse comme l’Hashomer Hatzaïr ou les Éclaireuses et Éclaireurs israélites de France. “Je pense que la plupart des personnes qui sont là, sont là pour se recueillir, pour porter un message de paix et pour appeler à la libération des otages ‘maintenant’. Je pense que c’est un rassemblement qui représente cette solidarité juive et cette union”, estime Elia, 18 ans. Qui poursuit: “Avant, j’avais l’habitude de dire que j’étais autant juive que française mais, aujourd’hui, je trouve que cette affirmation n’est plus si réelle que ça. Plus le temps avance, plus l’antisémitisme grandit et plus mon attachement à Israël se renforce”. Tess, de son côté, ressent “une peur constante”, une peur qui l’empêche de prendre la parole sur ce sujet au lycée, une peur qui lui enjoint de se taire.
On zigzague entre les drapeaux français, israéliens, iraniens (version de 1979) et – à notre surprise – corses. Une affiche “maison” retient notre attention: sur fond bleu roi, un bébé roux de profil. On reconnaît Kfir Bibas, il semble flotter. Le dessin est accompagné d’une phrase qui glace instantanément: “Imagine if it’s your baby”. Comment imaginer ?
La cérémonie commence. Les équipes de Maguen David Adom se distinguent en rouge et blanc. Les images des horreurs du 7 octobre défilent sur deux écrans géants, notre estomac se tord. Si ce n’était que notre estomac… On détourne le regard pour s’attarder sur les nombreuses personnes présentes (d’après les organisateurs, 15000 personnes seraient au rendez-vous), l’une d’elles tient fermement une affiche sur laquelle figure une photographie d’Yitzhak Rabin suivie de l’inscription “Maison Yitzhak Rabin”. On s’interroge. On voudrait lui demander ce qu’est cette maison. Pour quel refuge ? Une femme tient du bout des doigts une affiche sur laquelle on lit: “Viols en cours”. On discerne aussi le visage de Daniela Gilboa, une jeune femme de 19 ans, encore otage. Côté gauche, une photographie prise avant le 7 octobre, son regard semble concentré vers l’objectif, presque serein, côté droit, après le 7 octobre, son regard est terrorisé, hagard.
Tourner la tête et tomber sur une dizaine d’hommes casque de moto à la main, épaules élargies par leur blouson sur lequel sont cousues l’inscription “Biker tov, David’s sons” et une représentation d’un homme tallit sur le dos et téfilines sur le front. Sourire. Parce qu’on découvre un énième collectif. Est-il né cette année? Avant?
Sur scène, Idan Raichel chante. Puis, des adolescents débarquent, ils dansent habités par la frénésie du rythme. Comment ne pas penser à toutes les personnes qui se balançaient au Festival Nova? Comment ne pas penser à Jonathan Samerano, 21 ans, qui a été fusillé et kidnappé le 7 octobre dernier, dont la mère Ayelet a pris la parole? Comment ne pas penser à ces corps peints et à celle qui peignait au moment où tout a basculé, à celle qui témoigne sur scène ce dimanche?
Idan Raichel revient sur scène, cette fois-ci, accompagné d’Amir qui interprète un titre en arabe. Juste avant, Arthur Essebag, escorté par un agent de sécurité, a remercié toutes les personnes qui se mobilisent depuis le 7 octobre, “qui collent des affiches nuit et jour, sous la pluie, qui distribuent des tracts, qui sont allées à des manifs, qui n’ont pas eu peur, qui se sont tenues droites”. Sa présence sur scène galvanise. “C’est un héros”, clame-t-on à maintes reprises.
À 17h17, Mona Jafarian, Franco-Iranienne, co-fondatrice du collectif Femme Azadi prend la parole sous les applaudissements: “N’oubliez jamais qu’à l’intérieur de ce grand pays qu’est l’Iran, l’un des berceaux de la civilisation, se trouve un peuple qui aura tout fait pour se débarrasser de ce régime, qui aura tout fait pour montrer au monde que l’Iran ne sera jamais la République Islamique”. Elle n’est pas la seule Iranienne à faire partie de cette mobilisation, d’autres personnes aux couleurs de l’Iran se sont déplacées pour s’allier à la douleur qui frappe la société israélienne: “Le régime des mollahs est l’ennemi commun des peuples iraniens et israéliens, donc il faut être unis contre eux”, assure sourire aux lèvres, Mahabube Moradi, une activiste iranienne.
À 18 heures, l’heure est au retour sous ciel gris. Cet événement a-t-il été à la hauteur? “J’espère que la communauté française se sentira concernée par cette tragédie, j’espère que le message pourra se diffuser bien au-delà de la communauté juive pour que l’on puisse faire pression sur nos gouvernements, pour qu’ils fassent pression sur les mouvements terroristes, pour qu’ils relâchent les otages”, confie Marc, membre de l’association des Amis de Nir Oz (qui soutient les habitants de ce kibboutz ravagé par les attaques du 7 octobre), qui porte un pull à capuche sur lequel est inscrite la phrase-fable : “Le roseau plie et ne rompt pas”.
Il est désormais 20 heures, nous nous trouvons dans une salle de cinéma avec 600 autres personnes. Est-il venu le temps de penser/panser le deuil? “Le 7 octobre tombe précisément au cœur de ce que l’on appelle les jours redoutables du calendrier juif”, informe Delphine Horvilleur. À travers deux textes que l’on lit et/ou découvre à Rosh haShana, la rabbin nous invite à étudier, à explorer cette question. Le premier texte que l’on retrouve dans la Genèse se lit le premier jour de Rosh haShana et relate l’errance d’Agar (servante d’Abraham) et de son fils Ismaël (fils d’Abraham et d’Agar) chassés par Abraham. Il s’agit aussi d’un texte sur le sauvetage miraculeux d’Ismaël: grâce à l’aide d’un messager, Agar, déchirée par le chagrin et par un cri (comme celui du shofar), ouvre les yeux et tombe sur une source d’eau dans le désert, l’eau qui parviendra à sauver son fils. Le deuxième texte est un midrash qui interprète l’épisode de la ligature d’Isaac (Abraham épargne la vie de son fils alors qu’il était sur le point de l’exécuter conformément à la volonté divine), un texte lu le deuxième jour de Rosh haShana. Le midrash invente ce qui aurait pu arriver à Sara, mère d’Isaac, pendant l’absence de son fils. Sara, manipulée par un ange satanique, imagine son enfant sacrifié et hurle. Comme le shofar assourdit.
Que retenir de ces textes que nous lisons en début d’année juive? “Le texte de la Genèse raconte Agar et sa douleur. Les Juifs ouvrent l’année par un récit qui ne les concerne pas. Par le récit d’une étrangère (signification hébraïque de “agar”). Les Juifs ouvrent l’année par les pleurs d’une mère étrangère, des pleurs qui ressemblent aux pleurs de nos mères. Comme si la liturgie de Rosh haShana avait été écrite pour nous permettre de penser à la douleur de ces mères.
De penser à la douleur de Rachel, la mère de Hersh Goldberg-Polin. Son fils avait été pris en otage alors qu’il participait au Festival Noval, alors qu’il avait été blessé par une grenade au bras. Il avait survécu à la captivité pendant près d’un an avant d’être assassiné par le Hamas en août dernier.”