Les mots du poète Benjamin Fondane [à découvrir à la fin de cet article], déporté de la gare de Bobigny le 30 mai 1944, accueilleront demain les visiteurs d’un site dorénavant scénographié, d’où sont partis de juillet 1943 à août 1944 plus de 22 500 Juifs de France, dans vingt et un convois.
Dans un poème écrit en 1942, Benjamin Fondane s’imaginait être un « bouquet d’orties sous [nos] pieds » et il s’adressait aux citoyens de demain, ceux qui découvriront bientôt ce site grâce à une visite à l’air libre, avec ses mots qui résonnent aujourd’hui comme un message universel qu’on se doit d’enseigner : « Quand vous foulerez ce bouquet d’orties qui avait été moi, dans un autre siècle, en une histoire qui vous semblera périmée, souvenez-vous seulement que j’étais innocent et que, tout comme vous, mortels de ce jour-là, j’avais eu, moi aussi, un visage marqué par la colère, par la pitié et la joie, un visage d’homme, tout simplement. »
La force de l’aménagement du site de l’ancienne gare de déportation de Bobigny, c’est d’avoir placé au cœur le « bouquet d’orties » et la découverte d’un ensemble de plus de trois hectares avec toutes les traces naturelles, architecturales, industrielles et commémoratives qui s’y trouvaient au début du projet.
Ces traces ne sont généralement pas intégrées aux constructions mémorielles. À Bobigny, grâce à la Ville et à ses partenaires, dont la Fondation pour la Mémoire de la Shoah, le Mémorial de la Shoah, la SNCF et plusieurs associations d’anciens déportés, il s’agit, par une visite en extérieur d’un site très largement conservé, de pérenniser ces matériaux fragiles, de les mettre en lumière et en perspective, pour mieux cerner et comprendre les événements qui s’y sont déroulés. Il s’agit de créer un parcours sensible, visible, lisible et sonore, rappelant le souvenir des victimes et expliquant l’idéologie et les processus qui ont conduit au génocide.
Longtemps, l’écho laissé par le site de l’ancienne gare de Bobigny et par toutes ces traces n’a pas été assez fort pour susciter l’émergence d’un lieu de mémoire. À l’initiative de la mairie de Bobigny, a commencé, il y a plus de dix ans, une véritable réflexion sur le statut à donner à ce site, sur la nécessité de préserver les traces qu’il recèle pour, précisément, leur donner un écho, dans un tissu urbain alentour totalement transformé et densifié. Présentons ces traces et ce qu’elles permettent de rappeler, autour desquelles le parcours scénographique a été réalisé.
À l’origine, il y avait une banale gare de la Grande ceinture de la région parisienne, inscrite dans un paysage fait surtout de petits pavillons et de parcelles agricoles… Une petite gare de banlieue parisienne devenue le lieu de départ en déportation de près d’un tiers des Juifs de France, sortis du camp de Drancy situé non loin. Comme le raconte Ida Grinspan dans son témoignage de déportation, elle qui partit pour Auschwitz-Birkenau depuis la gare de Bobigny le 10 février 1944, cette « petite gare vieillotte » fut pour beaucoup de victimes la « dernière vision d’un monde civilisé ».
Le premier regard des déportés, de ceux qui, après la guerre et jusqu’à l’aménagement d’aujourd’hui, ont découvert ce site, c’est d’abord celui que l’on porte au bâtiment des voyageurs construit en 1928, sur un modèle architectural d’inspiration rationaliste. Un bâtiment qui n’accueille les usagers de la ligne que jusqu’en mai 1939, lors de sa fermeture, pour cause d’un trafic insuffisant. L’édifice sert ensuite à loger les cheminots de la gare de marchandises, car un site industriel reste en fonctionnement pendant toute l’Occupation.
Cette gare de marchandises fonctionnait autour de la grande halle, bâtie au début des années trente pour faciliter les relations entre les embranchements privés et le réseau ferré du Nord et de l’Est. Ces voies desservaient le fort militaire d’Aubervilliers et les usines alentour, dont l’imprimerie du journal L’Illustration. Elles servaient aussi aux exploitants maraîchers de Bobigny et des environs. Une halle qu’il faut imaginer avec son quai découvert, des surfaces de stockage et des voies de garage, des installations techniques (balance et grue) et des bureaux. Mais un quai qui, en 1943-1944, était « envahi par les uniformes vert-de-gris », poussant les déportés dans les wagons de marchandises, comme le raconte Simone Lagrange, déportée le 30 juin 1944. Une halle discrète d’un site industriel fermé au public sous l’Occupation, moins exposé que celui du Bourget-Drancy qui servit du printemps 1942 à l’été 1943 à la formation des convois de déportation ; une voie de chemin de fer raccordée au réseau de l’Est, permettant le stationnement pendant de longues heures d’un train : toutes les caractéristiques étaient réunies pour Aloïs Brunner, celui à qui Eichmann confie en juin 1943 l’organisation de la « solution finale » depuis la France occupée, pour faire du site de Bobigny la nouvelle gare de déportation des Juifs de France.
À partir du convoi n° 57, formé le 18 juillet 1943, les trains de déportation des Juifs de France partent désormais de la gare de Bobigny, devenue une gare du génocide qui se déroule alors en Europe. La nouvelle logistique mise en place par Brunner repose sur ce site en lien évidemment avec le camp de Drancy, installé dans la cité de la Muette. C’est là que les hommes et les femmes, les enfants, commençaient leur déportation, en montant dans des autobus qui partaient en direction de la gare. Ils arrivaient au site par la route des Petits-Ponts, aujourd’hui avenue Henri-Barbusse, et les bus entraient grâce à une route d’accès, conduisant en descente devant le bâtiment des voyageurs, dans une cour pavée. Une barrière séparait cette partie du site de la gare de marchandises. Franchie, les autobus venaient se positionner près du train arrivé généralement la veille sur la voie située devant la halle. Il était constitué d’au moins vingt wagons de marchandises réservés aux détenus, où étaient embarquées le plus souvent mille personnes. Des wagons et des voitures étaient aussi ajoutés pour l’escorte SS et les bagages. Une fois le départ donné, le train passait devant le poste d’aiguillage situé au bout du site et se raccordait à la ligne de la Grande ceinture, avant de prendre la direction du nœud ferroviaire de Noisy-le-Sec et du réseau de l’Est.
À ces bâtiments et voies de chemin de fer, d’autres traces sont venues s’ajouter après la guerre : industrielles, parce que le site a été utilisé ; ou plaques commémorant les événements tragiques qui s’y sont déroulés. La SNCF continue d’utiliser le site jusqu’à la fin des années soixante-dix et, à partir de 1954, des espaces de la gare de marchandises sont loués à une entreprise de récupération de métaux. Elle finit par occuper tout le site dans les années quatre-vingt et cela jusqu’au début des années deux mille. La route d’accès au site est supprimée, un vaste promontoire est réalisé pour mieux verser la ferraille dans des wagons ouverts de marchandises stationnés sur la voie utilisée sous l’Occupation. C’est ce qui explique la présence de ce long mur gris de soutènement du promontoire, face à la halle. Et, à partir des années soixante-dix, c’est donc en plein cœur d’un site toujours en activité, au milieu d’amoncellements de ferraille, que les premières cérémonies en hommage aux victimes se sont déroulées.
Les premières ont lieu dès l’immédiat après-guerre lorsque les familles et associations de victimes, le Consistoire, commémorent à Drancy le souvenir des déportations. À Bobigny, trois plaques sont apposées en 1948 sur le bâtiment des voyageurs par des associations d’anciens déportés, en présence du ministre des Anciens combattants et du président de la SNCF. Elles rendaient hommage aux 100 000 déportés « partis de cette gare » (un chiffre erroné donc), « dont la plupart ont péri dans les camps d’extermination nazis », et aux cheminots résistants. Elles n’évoquaient pas le fait que les déportés de cette gare étaient uniquement des Juifs, désignés comme tels par les nazis et assassinés. Les commémorations du génocide se déploient ensuite surtout rue Geoffroy-l’Asnier à Paris, au Mémorial du martyr juif inconnu et, de manière renouvelée à partir de 1976 à Drancy, devant la statue de Shlomo Selinger. À Bobigny, l’activité industrielle empêche la mise en place d’un rituel commémoratif et complique chaque cérémonie. En 1992, la mairie appose une nouvelle plaque sur le bâtiment voyageurs, faisant cette fois explicitement référence à la déportation depuis cette gare de plus de 22 000 Juifs de France ; alors qu’une autre plaque, voulue par l’association du convoi n° 73, rend spécifiquement hommage aux victimes de ce transport particulier parti le 15 mai 1944 vers les territoires baltes occupés par les nazis.
Dans le nouvel aménagement, un espace est dédié aux futures commémorations, face à la grande halle ; alors que de grandes stèles rappelleront l’ensemble des départs en déportation des Juifs de France. Ce lieu sensible tissera ainsi un lien très fort entre mémoire et transmission.
Sur les fleuves de Babylone
Benjamin Fondane, déporté dans le convoi n° 75 du 30 mai 1944
C’est à vous que je parle, homme des antipodes,
je parle d’homme à homme
avec le peu en moi qui demeure de l’homme,
avec le peu de voix qui me reste au gosier ;
mon sang est sur les routes, puisse-t-il, puisse-t-il,
ne pas crier vengeance (…)
Un jour viendra, c’est sûr, de la soif apaisée,
nous serons au-delà du souvenir, la mort
aura parachevé les travaux de la haine,
je serai un bouquet d’orties sous vos pieds ;
alors, eh bien, sachez que j’avais un visage
comme vous, une bouche qui priait comme vous.
Quand une poussière entrait, ou bien un songe,
dans l’œil, cet œil pleurait un peu de sel.
Et quand
une épine mauvaise égratignait ma peau
il y coulait un sang aussi rouge que le vôtre.
Certes, tout comme vous j’étais cruel, j’avais
soif de tendresse, de puissance,
d’or, de plaisir et de douleur.
Tout comme vous, j’étais méchant et angoissé,
solide dans la paix, ivre dans la victoire
et titubant, hagard, à l’heure de l’échec…
Et pourtant, non.
Je n’étais pas un homme comme vous.
Vous n’êtes pas nés sur les routes,
personne n’a jeté à l’égout vos petits
comme des chats encore sans yeux,
vous n’avez pas erré de cité en cité
traqués par les polices,
vous n’avez pas connu les désastres, à l’aube
les wagons à bestiaux
et le sanglot amer de l’humiliation,
accusé d’un délit que vous n’avez pas fait,
du crime d’exister,
changeant de nom et de visage
pour ne pas emporter un nom qu’on a hué,
un visage qui avait servi à tout le monde
de crachoir !
Un jour viendra sans doute, quand ce poème lu
se trouvera devant vos yeux.
Il ne demande rien ! Oubliez-le, oubliez-le !
Ce n’est qu’un cri qu’on ne peut pas mettre dans un poème
parfait ; avais-je donc le temps de le finir ?
Mais quand vous foulerez ce bouquet d’orties
qui avait été moi, dans un autre siècle,
en une histoire qui vous semblera périmée,
souvenez-vous seulement que j’étais innocent
et que, tout comme vous, mortels de ce jour-là,
j’avais eu, moi aussi, un visage marqué
par la colère, par la pitié et la joie,
un visage d’homme, tout simplement.
Plus d’informations sur l’ancienne gare de déportation de Bobigny.