“À présent nous sommes dans un lieu, enfin, dans un lieu qui n’est pas un lieu.” Marcello Pezzetti, juif italien et historien de la Shoah, vient de nous présenter le camp d’Auschwitz-2 Birkenau.
Juin 2015, je participe au « Voyage dela mémoire» organisé par l’UEJF et encadré par Marcello, Alban Perrin, enseignant à Sciences Po Bordeaux d’origine polonaise, Benjamin Orenstein, rescapé des camps, et Judith, formatrice à l’UEJF.
Quelques minutes auparavant, nous nous arrivions près de la Judenrampe qui s’arrête à un kilomètre de l’entrée principale du camp. Nous marchons le long d’une allée si large et fleurie que j’oublie où l’on va. Bientôt, des maisons se succèdent sur l’allée, entourées de jardins et de balançoires. Judith regarde les maisons du coin de l’œil : « elles ont prospéré depuis l’an dernier ». Alors,en suivant du regard l’artère en métal de la Judenrampe, j’aperçois avec effroi qu’elle passe au milieu des jardins et des balançoires, et que les fenêtres de ces maisons donnent directement sur les fils barbelés au loin. Qu’est-ce qu’elles foutent là ces maisons? En réponse, Benjamin nous explique que le camp d’Auschwitz est en réalité beaucoup plus étendu que le périmètre défini plus tard par l’Unesco, ce qui a permis aux Polonais d’acquérir des propriétés autour de ce périmètre. Marcello précise que l’administration d’Auschwitz pourrait y remédier, mais qu’il ne faut pas trop y compter car, depuis les invasions de 1939, la propriété, en Pologne, est inviolable. Pourtant, ces maisons et la vie qui s’en dégage me sont indécentes.
À l’intérieur de l’enceinte du camp, qui s’étend à perte de vue, jusque dans la forêt, nous cheminons plusieurs heures sur des kilomètres d’une mauvaise herbe éparse et sèche, nous dépassons des dizaines de blocs en béton. Il fait froid et gris, et le silence est morbide. Nous atteignons l’orée de la forêt. Je ne ressens rien. Ni colère, ni tristesse. Je ne comprends pas où l’on est, ni où je marche. J’en viens à rire nerveusement devant les fleurs minables qui poussent au sol. Parce qu’il y a des fleurs! La terre a continué de travailler, le temps de varier, les heures de tourner, quand je voudrais qu’ici tout se soit arrêté. La moindre forme de vie née ici après « ça » me semble criminelle. Et c’est là, sur cette étendue désertique et affligeante que se trouve l’un des centres névralgiques de la mémoire de l’Europe.
Nous nous arrêtons pour nous recueillir. Quel recueillement? Civique ou religieux ? La mémoire c’est universel. Quoi qu’il en soit, tous les garçons mettent une kippa, juifs et non juifs. Ils le font par solidarité j’imagine, mais ils n’ont pas eu besoin d’être juifs pour venir jusqu’en Pologne. Et personne ne devrait avoir besoin d’être juif pour comprendre la solitude d’un peuple massacré et abandonné. Oui, mais c’est l’histoire des juifs, et c’est la prière du kaddish que nous réciterons ensemble. Un kaddish qui m’apparaît étrange : on se recueille d’habitude devant une tombe, mais ici pas l’ombre d’une sépulture. Je me résigne donc à comprendre que ce territoire désolé est le seul semblant de cimetière qui puisse exister ici. Et si le recueillement, qu’il soit civique ou religieux, c’était avant tout d’écouter ses aînés ?
Nous sortons du camp après six heures de marche. J’espérais que j’allais vomir, j’espérais que j’allais perdre l’appétit. Je venais d’apercevoir le spectre vitreux de la mort après la mort. Mais soudain j’ai senti mon estomac se crisper de faim. Et mon cœur battait, parce que tout d’un coup je m’étais rappelé que j’attendais impatiemment le résultat d’un examen important à la fac. Ce n’était pas le moment? Peut-être que si, justement, comme un instinct, non pas de survie, mais de vie tout court. Je ne parvenais à penser qu’aux auteurs du crime, ces esprits tordus, ces cerveaux malades, la preuve que seul l’humain peut défaire l’humain, que l’Homme est son propre aliénateur, qui peut seul engendrer un chaos pourrissant plus étouffant que n’importe quel épais cauchemar.
Le lendemain, nous nous rendons au camp d’Auschwitz-1, où se trouvent les baraques transformées en musée. Je sais avant d’y entrer, que dans cet endroit, je vais ressentir du dégoût et, déjà je me sens gênée à l’idée de pouvoir pleurer, non pas tant par pudeur, mais plutôt parce que les larmes ne me semblent inconvenantes. On peut pleurer de joie, de tristesse ou de douleur ; tout ceci est associé à la vie, c’est noble. Mais, ici, je ne ressens rien d’humain, rien de noble, rien que du dégoût.
Dans les baraques, les objets personnels des déportés sont déposés en monticules. En arrivant devant la vitrine des cheveux, c’est devenu insoutenable. Ce ne sont ni des reliques ni des objets mais des éléments du corps. Je pleure. Si je ne pleure pas devant ça… Mais en pleurant, j’ai l’impression qu’on avait fait de moi un voyeur. Comme si l’on testait jusqu’à quel point j’allais résister devant l’horreur.
Je demande à Benjamin : « comment avez-vous fait pour désirer autant la vie, quoiqu’il en coûte comme désespoir, comme souffrance et comme honte ? ». Sans tourner la tête, il m’a répondu « fallait pas se poser ces questions. Quand on commençait à se demander, c’est que c’était devenu grave». Benjamin nous emmène vers une autre baraque du musée. Je découvre alors des trous, une rangée interminable de trous percés sur le même banc, les uns à côté des autres. Je ne comprends pas, je ne reconnaissais pas ce que c’est.
Benjamin prend enfin la parole « C’est ici qu’on a cessé d’être des hommes. Si vous voulez comprendre Auschwitz, il suffit de venir ici, aux latrines ». Nous sommes aux toilettes. À cet instant, je pense que la civilisation ne tient qu’aux toilettes. Pas aux lois. Pas aux sciences. Seulement aux toilettes.
Le soir, Benjamin nous livre son témoignage pendant plus de quatre heures. Son témoignage nous assomme et c’est lui qui finit par nous consoler. Je parle au groupe et à Benjamin du sentiment de voyeurisme que j’ai ressenti au musée. Benjamin me confirme : « Si vous ne transmettez pas ce que vous avez vu ici, alors vous n’êtes pas des témoins, en effet, vous n’êtes que des voyeurs ».
Au Cambodge, où je me suis rendue quelques mois plus tard, j’ai à nouveau eu, comme à Auchwitz, la certitude que le recueillement, civique ou religieux, c’était avant tout écouter les aînés. En effet, dans un musée de commémoration semblable à celui d’Auchwitz, je m’attardais sur des portraits souriants que je croyais être les visages des victimes. Mais un peu plus loin, devant un autre panneau de portraits aux visages souffreteux, un guide expliqua qu’il s’agissait des victimes tandis que les autres portraits étaient les bourreaux, et en un instant leurs sourires m’apparurent comme des rictus féroces.
C’est ainsi que ce voyage de la mémoire ne sera jamais pour moi une source d’inspiration, ne fécondera jamais quelque chose d’artistique, mais créera pour moi un devoir de transmission à mon tour, en qualité de témoin des témoins. C’était le seul sens que je pouvais, voulais et devais lui donner.
Il me semble qu’après Auschwitz, la vie ne peut être qu’une joyeuse comédie, et cela n’a rien de dérisoire. Car en ce dernier jour du voyage, il ne m’est jamais apparu aussi urgent, aussi sérieux de vivre. Et pourtant, elles peuvent sembler fades, nos vies, après ça. Mais mesurer l’absence d’enjeu de notre vie à la souffrance des autres, est-ce aussi respectueux que ça en a l’air? Le crime serait de faire en sorte que la vie ne compte pas.