Le Beth Hamidrach Alliance Jules Braunschvig poursuit le cycle de rencontres sur les nouveaux visages du dialogue entre le judaïsme et les autres cultures et religions. Après la soirée qui a réuni, en septembre 2014, le Cardinal André Vingt-Trois, Archevêque de Paris, le Pasteur François Clavairoly, Président de la Fédération protestante de France, Marc Eisenberg et Armand Abécassis, le public a été convié à une soirée d’échanges sur les relations entre Juifs et Arabes.
Au centre de l’actualité depuis des années, cette relation a été et est encore au coeur de l’Alliance israélite universelle, qui a créé la première école française en 1862, à Tétouan dans le Rif marocain, puis beaucoup d’autres en Afrique du Nord, au Moyen et au Proche Orient et dans les Balkans, avant d’étendre aujourd’hui son réseau éducatif sur quatre continents, notamment en France et en Israël. Le Beth Hamidrach Jules Braunschvig est un véritable centre de recherches et d’études ouvert à ceux et à celles qui se soucient de la place de la culture juive au sein des cultures des nations et en relations continues avec elles.
C’est dans ce sens que les événements barbares qui se passent au Proche-Orient, nous ont poussés à interroger les représentants du christianisme et de l’islam, pour leur demander de se prononcer sur ce qu’ils pensaient faire pratiquement, au-delà des déclarations générales et des condamnations qu’ils ont publiées dans les médias. Il se trouve que les djihadistes cherchent à reconstituer l’ancien califat de Damas avec pour objectif déclaré d’expulser ou d’éliminer les juifs et les chrétiens de cette région, alors qu’ils y sont présents depuis bien avant les musulmans. C’est pourquoi la soirée avec les représentants de l’Islam fut plus délicate et plus complexe à organiser. Elle fut cependant satisfaisante pour le public nombreux venu écouter les conférenciers. Elle fut réussie grâce au père Shoufani et à son ouverture constructive, au Grand Rabbin Sirat, homme de conviction et de paix et à l’imam de Bordeaux, Tareq Oubrou qui a invité les Français à s’unir contre « l’intégrisme, la crispation, la barbarie et l’identitarisme fanatique ».
Armand Abécassis, Directeur des études juives de l’AIU Recteur du Beth Hamidrach Alliance Jules Braunschvig
EMILE SHOUFANI
CURÉ DE NAZARETH
Le Moyen-Orient se démolit, de l’intérieur. En Syrie, il y a déjà 300000 tués, 1700 mosquées détruites ; en Irak, on dépasse les trois millions de morts. Ce ne sont pas que les chrétiens et les juifs qui sont menacés, ce sont aussi les musulmans. Il ne s’agit pas tant de menacer les autres que de se démolir. Le monde arabo-musulman, dans sa lecture de l’Histoire est à l’origine de ce problème : c’est un monde pauvre en tout. Il n’a jamais été libre, ni depuis les révolutions nationales, ni auparavant. Durant les 400 ans de l’Empire ottoman, on a maintenu les gens dans une ignorance totale. Lorsque ça a pu changer, ce sont des dictatures qui ont pris la place, pour plusieurs décennies. Cette jeunesse arabe qui voulait le changement n’avait d’ouverte que la porte des mosquées, rien d’autre. Face à l’échec du nationalisme arabe et du socialisme, est née une idéologie islamique qui, comme elle ne croit pas à la marche de l’Histoire, regarde en arrière. Et l’arrière est cette société fantasmée qui aurait existé autour du Prophète de son vivant. L’Arabie Saoudite et le Qatar ont exporté partout, y compris en Occident, leur manière de voir l’islam comme un élément de projet politique, le wahabisme, un islam sans aucune liberté ni réflexion, qui rêve de revivre la période de sa force supposée. Ce n’est pas une religion, c’est une idéologie. Le résultat en est que tous les musulmans des pays Arabes subissent l’échec de leur vie personnelle, le sentiment de n’avoir rien et de vivre l’échec total. Même lors des printemps arabes, qui a pris le pouvoir? ces partis politiques dont le seul projet est, par l’islam, le retour à la société du Prophète. Alors que peut faire l’Occident? Il peut prendre la responsabilité, non pas de délivrer ces peuples, mais de leur offrir un peu d’espoir et d’espérance. Parce que ce qui rend ce monde musulman si dangereux aujourd’hui, c’est qu’il est pauvre en tout, abandonné de tous, il n’a absolument rien à perdre.
Il est évident que la clé passe nécessairement par la volonté de solutionner le conflit israélo-palestinien. Depuis des années, on entretient le blocage de la paix. Cela ne peut pas durer : l’initiative doit venir des Israéliens, soutenue par la diaspora qui, depuis dix ans, est muette. Il faut une initiative d’Israël pour arriver aux deux États auxquels dit croire le gouvernement actuel. Il faut montrer aux peuples que nous ne sommes pas au point mort. La population israélienne ne peut plus supporter cet état stationnaire. Cette initiative ne viendra pas des Arabes. Et pour discuter, je suis convaincu qu’on ne peut pas excommunier qui que ce soit. Le Hamas existe depuis 20 ans, on n’a jamais voulu s’asseoir avec eux, même en secret. Si on exclut les gens, on les pousse à s’ensauvager. Bien sûr, il ne faut pas être naïf et croire, comme on l’a fait à Oslo, que les Israéliens et les Palestiniens s’en sortiront seuls. Il faut une présence extérieure pour changer les mentalités, pour en finir avec la mentalité de guerre. C’est un processus, on ne peut pas croire, comme le rêvent beaucoup d’Israéliens, qu’il existe une solution qui apportera la paix du jour au lendemain. Quand une population a été baignée des mêmes slogans pendant des dizaines et des dizaines d’années, il faut une ou deux générations pour que la paix devienne une norme.
TAREQ OUBROU
IMAM DE BORDEAUX
« La réponse se trouve dans la culture et le savoir »
Les musulmans aujourd’hui ne peuvent pas avoir à répondre des actes de Daesh ou des radicaux islamistes qu’on trouve dans le monde: ils vivent en tant que citoyens dans des États différents. L’idée d’un monde musulman homogène est un mythe, on ne peut essentialiser un monde d’un milliard et demi d’hommes qui est fragmenté politiquement, ethniquement, culturellement et religieusement. Si je suis horrifié et m’insurge, en tant que citoyen, si je condamne de manière universelle les agissements des fous, je refuse qu’on me demande de rendre des comptes en tant que musulman pour les actions de Daesh, je le vis comme une accusation. Daesh, l’Iran ou l’Arabie saoudite sont des entités politiques qui convoquent la religion quand ça les arrange, et je ne suis pas leur ambassadeur.
Je me dois de reconnaître néanmoins que les musulmans n’ont pas fait le deuil du passé, de la civilisation arabo-musulmane. En caricaturant, je dirais que certains musulmans conduisent une voiture dont le ré- troviseur est plus grand que le pare-brise. On avance en regardant un passé qui ne reviendra jamais : l’âge d’or, les mathématiques, la médecine, la philosophie, et cette tolérance qui existait parce que cette civilisation était dominante. Donc si on se demande pourquoi ce radicalisme trouve une place aujourd’hui, il faut chercher une partie de la réponse dans la culture et le savoir : beaucoup de ces fous de l’islam croient sincèrement être au service d’une cause noble, obéir à l’islam. À notre niveau, très modeste, nous ne pouvons que combattre l’ignorance : une spiritualité, une transcendance ne peut atteindre une qualité digne de ce nom qu’à travers le savoir. C’est un travail des esprits en profondeur, et assurément n’avons-nous pas tous les imams qu’il faut pour le faire. Beaucoup sont imams par défaut. Ils ont une formation classique, mais il leur manque une théologie de l’altérité, une lecture qui relève de la théologie préventive, c’est-à-dire l’impact de la parole religieuse sur les esprits fragiles.
ARMAND ABÉCASSIS
PHILOSOPHE
« Ce territoire est à ceux-ci, et à ceux-là aussi »
Le drame d’Israël aujourd’hui, c’est que ce territoire est à lui, il y a vécu très longtemps, c’est établi. Il y revient et, sur ce même terrain, ont vécu pendant quatorze siècles les Arabes et, d’une certaine manière, ce territoire est à eux aussi. Comment faire pour résoudre le problème ?
Le Talmud raconte cette allégorie :
Un agriculteur fait tirer sa charrue par son bœuf lorsque celui-ci se casse la patte. Il est envoyé se faire soigner mais l’agriculteur doit continuer à s’occuper de son champ. Il met son âne à la place du bœuf et, pendant longtemps, l’âne tire la charrue ; le propriétaire est content. Puis un jour le bœuf guéri revient. Que doit faire le propriétaire? Le Talmud cherche une phrase de Jérémie et l’utilise pour répondre : « Dieu là-haut se tient les reins comme une femme enceinte, penché et pâle comme une femme en couches. Il souffre et dit : ‘Ceux-là sont mes enfants, et ceux-ci aussi sont mes enfants’ ». Il n’y a pas plus de réponse.
Ce n’est pas par hasard qu’on dit « une femme enceinte » : cela veut dire que, de la résolution de ce problème, peut naître le Messie. Car si la paix s’instaure au Moyen-Orient, cela bouleversera non seulement la région, mais le monde entier.