« QUE DIT LA BIBLE DU MARIAGE MIXTE? »

© Avi Yair, We are all beautiful monsters, 36×27,5 cm

UN PEUPLE DU LIVRE

La commande qui nous est faite est simple et terrible à la fois. Simple en mots, terrible de complexité. D’un côté la thématique fréquente quoique complexe du mariage religieusement mixte où la froideur d’esprit ne domine que très rarement. D’un autre côté l’exigence de collecter l’opinion de la Bible, à tout le moins le rapport qu’elle entretient avec la thématique, et ce, isolément du droit rabbinique.
Qu’on ne se méprenne pas: il ne s’agit pas de faire œuvre de Caraïte, d’extraire une loi affranchie de la tradition orale. Mais de sortir la Bible de la réduction où, affaire bien entendue, la mettrait la conclusion halakhique que tout le monde connaît ou croit connaître. Pour faire quoi ? Pour faire parler le grand texte justement, et ressentir ses résonances avec nos expériences historiques et familiales, nos dilemmes, nos sentiments d’échecs et parfois nos ruptures. Ce n’est donc pas une connaissance objective que nous recherchons mais un écho à nos émotions et nos représentations.

Tout d’abord, la séquence des patriarches présente un narratif où rien n’est posé a priori. Le refus inégal d’unions exogames surgit et de manière ciblée. Pas un mot à l’encontre d’Agar servante de Sarah donnée en épouse à Abraham, ni de la dernière femme Ketoura. En revanche, pour marier son fils Isaac, ordre est donné à Eliezer son chambellan de ne prendre qu’une fille de sa terre d’origine et de sa famille1. Refus express de se tourner vers les filles du cananéen. Pour quel motif ? Et si Eliezer avait échoué, qui pour épouser Isaac : une fille d’un des alliés locaux Mambré et consorts ?
Même refus des filles du Cananéen pour les fils d’Isaac et Rebecca. Esaü passe outre, ses parents en cultivent grande amertume2 . Plus tard, l’aîné déchu et doublé retient la leçon et se tourne vers les filles d’Ismaël3. Dans l’entre-deux, Rebecca, intrigante, ravive cette plaie pour qu’Isaac consente à faire partir Jacob auprès de la branche araméenne4 . Instrumentalisation très opportune, donc, de la réprobation née des premiers mariages d’Esaü.
Parmi les fils de Jacob, seuls les mariages exogames de Judah et Joseph sont racontés. Nous ne saurons quasiment rien pour tous les autres fils. Par ailleurs, dans l’épisode du viol de Dina règne l’ambiguïté. Le violeur demande la main de sa victime, les frères ruminent leur vengeance et posent leur condition: circoncision du violeur et de son peuple en vue d’une alliance. Évidemment, personne n’envisage d’alliance, mais le motif avancé, « il est pour nous désobligeant de donner notre sœur à qui est pourvu d’un prépuce »5 , est-il chez Jacob un principe authentique ou participe-t-il aussi de la ruse ?
La récolte semble bien maigre pour l’heure: entre silences étonnants et principes flous, un rejet des autochtones pour lequel les motivations restent à deviner.

À partir du récit de l’Exode, le narratif biblique s’ouvre à une nouvelle dimension des enfants d’Israël qu’il ne quittera plus: le peuple. Dès lors, on sera à même de connaître les règles édictées, d’évaluer les destins individuels, de saisir les enjeux d’une politique. Le tout procédant visiblement de deux faisceaux de motivations distincts: le rejet de l’idolâtrie et l’identité de la nation juive.

Virulent et épidermique, c’est peu de dire que la Bible est constante dans le rejet de tout ce qui, de près ou de loin, concerne les idoles, leur culte, leur temple. Hormis l’anathème généralisé, une part importante des commandements bibliques relèvent de la mise à distance d’avec les codes idolâtres en vigueur. Le rapport aux peuples de Canaan s’inscrit très officiellement dans cette obsession: « Garde-toi de contracter alliance avec l’habitant du pays que tu vas occuper: il deviendrait un danger au milieu de toi. Au contraire, vous renverserez leurs autels, vous briserez leurs monuments, vous abattrez leurs bosquets. Car tu ne dois pas te courber devant une divinité étrangère, parce que l’Éternel a nom Jaloux, c’est un Dieu jaloux ! Garde-toi de faire alliance avec l’habitant de ce pays: prostitué au culte de ses dieux, il leur sacrifierait et il te convierait à ses sacrifices et tu en mangerais. Puis, tu choisirais parmi ses filles des épouses à tes fils; et ses filles, s’abandonnant au culte de leurs dieux, entraîneraient tes fils dans leur culte. »6
Le tout est renouvelé dans Deutéronome7 , cette fois en incluant filles comme fils. Certes, on trouve quelques détestations rancunières annexes, par exemple vis- à-vis d’Amon et de Moav pour non-assistance à peuple d’Israël assoiffé8 , ou des sortes d’aménagements exceptionnels, telle l’intégration de la belle captive9 . Mais la donnée étalon reste la même jusqu’à la période des rois incluse.
Ainsi, les filles de Madian débauchent les Hébreux en vue de les soumettre au culte de Baal Péor. Devant un Moïse défait et à court d’arguments face à Zimri tenant une princesse de Madian selon le Talmud10 (Zimri lui aurait reproché son « mariage mixte » avec Séphora !), Pinhas réagira avec une violence11 dont, plus tard, les Asmonéens s’inspireront12. Josué ensuite prévient: Dieu vous abandonnera si vous vous abandonnez par les mariages aux idoles13. Ce qui, dans le livre des Juges, adviendra. Mieux, Dieu teste les Hébreux en offrant une relative quiétude14. Échec au Roi des rois.

UNE TRAJECTOIRE BIBLIQUE EN DISCONTINUITÉ LOGIQUE

Parmi les grands accents prophétiques, l’envolée d’Isaïe15 pourrait inquiéter lorsqu’il assure le très fervent fils de l’étranger comme l’eunuque d’être, moyennant observance du shabbat et autre valeurs divines, reçues dans les murailles, maison pour tous les peuples. L’inquiétude passera sans doute à raison de lectures attentives et conventionnelles. Après tout, les prophètes sont un peu des artistes… Toujours en parallèle de la ligne « idolâtrophobe », le fil biblique compte des tragédies d’illustres personnages. Au-delà du cas du blasphémateur exécuté – le verset appuie sur la maternité israélite et la paternité égyptienne16 – la période des juges et rois connaît: Jephté, fils de Gilad et d’une prostituée17 (une manière toute biblique de signifier la GPA avec gamète du conjoint homme ?), Samson et son passage en force auprès de ses parents ignorant que « Dieu avait choisi pour lui » Dalila18, Mahlon et Kilion fils d’Elimelekh et de Naomi mariés à des Moabites et qui succombent après leur père19, Boaz qui épouse l’une des veuves en la personne de Ruth et défend bec et ongles son geste20. Côté rois, le pieux David21 ou l’odieux Ahav22. Le premier a bien dû « convertir » se dit-on, pas le second. Et, au milieu, le « cas » Salomon. Avec lui, le livre des Rois est implacable : beaucoup de femmes – mille en tout – des peuples tentateurs réprouvés, le cœur du roi détourné, l’Éternel horriblement déçu, le vieux monarque offre même aux épousées les moyens de leurs pratiques23. Conséquence, Dieu lui promet le schisme à défaut de dissoudre son royaume, pour David et pour Jérusalem. Déchiré, le royaume. Et avec lui le rêve biblique.
À l’autre extrémité du canon, le retour de Babylone. Tout est à reconstruire à commencer par l’identité du peuple qui ne parle même plus sa langue. L’enjeu explicite du mariage mixte n’est plus l’idolâtrie. Cependant, l’épopée d’Esther – contrainte – n’est pas loin, où les nations s’assimilaient en masse aux Juifs par le judaïsme24. Mais le constat est terrible: l’élite, les prêtres, les lévites… tous, à commencer par les plus grands, se sont compromis avec les peuples de la terre25. Les prophètes avaient pourtant prévenu dans les termes les plus crus: cette terre est niddah [impure]26, on n’approche pas ces gens. Ce fut le crime de la diaspora27. Ezra et Néhémie doivent frapper un grand coup, sans complaisance aucune.

D’abord Ezra, en jeûne et en prière, exhorte le peuple penaud. Il impose la rupture et la répudiation. Femmes et enfants. On découvre au passage que la matrilinéarité est de mise. On prête serment, on obtempère. Ce récit tout en gravité – sa lecture ne l’est pas moins – commençait par ces mots: « Ils ont mêlé la race sainte aux peuples de ces pays… »28

Ezra, l’un de nos plus puissants réformateurs, a en charge d’agréger autour de Jérusalem et du Temple toutes les composantes disséminées dans les autres satrapies de l’empire perso-achéménide de Darius. L’idée de la conversion ne l’a pas effleuré. À circonstances exceptionnelles, mesures exceptionnelles ? L’usage demeurera, bien au-delà des sept peuples de Canaan: le mariage endogame vise l’identité collective, son affirmation, sa consolidation, sa perpétuation.

Et enfin, Néhémie, rétrospectif et vindicatif, n’hésite pas à brocarder le plus sage de tous les hommes: « N’est-ce en cela que Salomon, roi d’Israël, a failli, lui qui n’avait point son pareil parmi les rois des grandes nations, qui était aimé de son Dieu, et qui avait été, par lui, établi roi de tout Israël ? Pourtant les femmes étrangères l’entraînèrent au péché ! »29
Les « femmes étrangères », rien ni personne ne leur résiste. Tout peut disparaître, la superbe des rois donc la noblesse d’un peuple, l’intimité divine donc la bénédiction, l’unité d’un royaume donc le succès de sa reconstruction. La référence à Salomon, géniale rhétorique, tombe à point nommé.

Voici donc une trajectoire biblique, tout bien observé, en discontinuité logique. Prenons néanmoins le recul avant que la mystique ne s’en mêle. La Torah a d’abord parlé à l’individu, responsable de ses filles et de ses fils, sommé de les préserver du culte des idoles. À travers eux, les mariages exogames auraient signifié alliance avec le Cananéen. Les patriarches n’en ont pas voulu, le commandement entérine le rejet, les Hébreux ne seront pas exempts de reproches. Puis vient le temps des Juifs, des Judéens. Ezra et Néhémie s’adressent à la multitude comme à l’élite, soit au corps sacré de la nation. Refonder une identité collective autour d’une mémoire, promouvoir une langue et retrouver l’accès à ses livres, affirmer une foi et accomplir ses rites, structurer une société et garantir sa survie, tout cela passe par l’endogamie érigée en principe.
La langue du Tanakh, son univers, sont très éloignés de notre âge démocratique. Un matériau à manipuler avec extrême prudence. Pour autant, reconnaissons-lui ici cette qualité: même par un survol, c’est assez de voir plus grand et de voir plus loin avant d’incriminer et de rejeter. Respirer le souffle biblique pour tendre la main, toujours, à qui s’estime disqualifié pour « crime rituel » ou n’avoir « pas su l’empêcher. » Et tenir encore cette main, malgré tout, pour avancer ensemble dans la construction de l’âme juive.

1. Genèse 24,3-4
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2. ibid. 26,35
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3. ibid. 28,8-9
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4. ibid. 27,46
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5. ibid. 34,13-18
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6. Exode 34,12-17
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7. Deutéronome 7,3-4
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8. ibid. 23,4-5
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9. ibid. 21,10-14
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10. Talmud de Babylone, traité Sanhedrin 82a
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11. Nombres 25
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12. Mishna, traité Sanhedrin 9,6;
Livre des Jubilés 30,7-10
13. Josué 23,12
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14. Juges 3
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15. Isaïe 56,3-7
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16. Lévitique 24,10-14
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17. Juges 11,1
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18. idid. 14,3
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19. Ruth 1, 3-5
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20. idid. 4
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21. II Samuel 3,3
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22. I Rois 17,33-39
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23. I Rois 11
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24. Esther 8,17
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25. Ezra 9,2
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26. idid. 11
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27. idid. 10,6
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28. idid. 9,1-2
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29. Néhémie 12,23-27
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