Quatre ans après l’assaut au Capitole, Donald Trump est réélu à la tête des États-Unis. Dans quelle solitude les Juifs américains, dont 79% ont soutenu Kamala Harris, se trouvent aujourd’hui?
Si l’on s’intéresse au détail des votes de mardi 4 novembre, on remarque que Donald Trump a réussi à attirer une bien plus grande diversité d’électeurs que lors de sa première élection. ll y a beaucoup plus d’électeurs catholiques, évangélistes, mormons, latino-américains et afro-américains qui se sont prononcés en faveur de Trump, cette fois-ci. Or, les Juifs américains constituent toujours une exception. Nous avons été près de 80% à voter pour Kamala Harris, c’est plus qu’au moment des élections de 2016 lors desquelles 71% des Juifs avaient voté pour Hillary Clinton. Comment expliquer ce statut à part? Comment expliquer que les Juifs américains, qui représentent 2% des électeurs, n’aient pas été plus nombreux à voter républicain? Les Juifs américains se souviennent de ce qu’il s’est passé et entretiennent cette mémoire pour ne pas reproduire l’Histoire et ses tragédies. Ils sont bien conscients que, quand la démocratie vacille, ils ne sont plus protégés par leurs institutions. L’histoire du XXe siècle leur sert de boussole et les rend allergiques à l’oubli.
Vous suivez avec assiduité la politique française et la montée en puissance de l’extrême droite depuis 2002. Mais, en dépit de votre attention tournée vers la France, vous ne pensiez pas que Trump reviendrait au pouvoir. Vous n’y aviez pas cru?
Pendant des années, j’ai suivi les progrès électoraux du Rassemblement National. J’ai assisté, avec inquiétude, à la banalisation des idées d’extrême droite en France. Peu à peu, j’ai réalisé l’ancrage du RN dans le paysage politique français. En France, le RN n’a pas encore accédé au pouvoir en raison notamment du système électoral français et du front républicain qui fédère, à chaque élection, tous les partis du spectre républicain (des communistes aux gaullistes) contre l’extrême droite.
Aux États-Unis, le système oppose seulement deux partis, donc, à chaque élection, c’est quitte ou double. Et cette fois-ci, nous vivons un véritable “carnaval”, une notion développée à partir des écrits de Rabelais par Mikhaïl Bakhtine, un théoricien russe. C’est-à-dire que lors d’un “carnaval”, une autre réalité s’impose, une réalité dans laquelle les rôles et les rapports hiérarchiques s’inversent. Dans un monde rationnel, Donald Trump n’aurait jamais dû être réélu parce qu’il n’aurait jamais pu se représenter. Il a été reconnu coupable dans l’affaire Stormy Daniels, il est aussi poursuivi par la Chambre des représentants pour avoir violé la Constitution à deux reprises et d’autres jugements sont en cours d’instruction. Normalement, un homme politique qui s’autorise des commentaires voire des actes sexistes, racistes, anti-immigrants est de facto disqualifié. Mais, nous ne vivons plus dans un pays normal, tout ce qui nous paraissait évident ne l’est plus, tout ce qui permettait le vivre-ensemble n’est plus valable. Les électeurs de Trump semblent se ravir du spectacle qui nous est donné, les délires comme les humiliations de ce personnage.
En septembre 2024, Trump laisse entendre que les Juifs pourraient être responsables de sa défaite si elle devait se produire. Comme on le sait, il a remporté les élections. Et, comme on le sait, les Juifs américains dans leur majorité n’ont pas voté pour lui. Dans ce contexte, pourrait-il exercer une pression sur les Juifs américains?
Je ne pense pas que Donald Trump soit antisémite, je pense simplement que c’est une personnalité immorale qui agit en fonction de ses propres intérêts. En ce sens, son narcissisme peut l’amener, à un moment donné, à être l’auteur de propos antisémites. Peu lui importe que son gendre soit juif et que sa fille soit convertie au judaïsme. À la fin de la journée, il peut décider d’accuser les Juifs américains de sa défaite, de ce qu’il se passe en Israël ou que sais-je.
Aujourd’hui, je n’ai pas peur pour moi, j’ai la chance de vivre confortablement dans ce pays, j’ai la chance de pouvoir dormir tranquille sans avoir à m’inquiéter d’une possible arrestation pendant la nuit. Contrairement à moi, d’autres sont tellement vulnérables parce qu’ils ont été désignés boucs émissaires de la crise culturelle que traverse la société américaine. J’ai peur pour tous les étrangers qui résident illégalement sur ce territoire, pour toutes les personnes qui ne possèdent pas mes droits.
Une majorité de la société israélienne semble soutenir Trump. Comment expliquer ces positions, des positions aux antipodes de celles des Juifs américains?
Les Américains vivant en Israël et une partie de la société israélienne approuvent l’élection de Trump parce qu’ils sont aussi majoritaires à continuer à soutenir Benyamin Netanyahou. Et, comme on peut l’observer, Trump et Netanyahou se ressemblent sur bien des points: narcissiques, ils se montrent obsédés par le pouvoir dans l’unique but de l’exercer, ils ont cherché à gouverner pour échapper à des condamnations judiciaires et à affaiblir le pouvoir judiciaire pour s’éviter de futures condamnations. Aussi, pourquoi Trump se préoccuperait-il de l’avenir et de la sécurité des Israéliens? Lors de la signature des Accords d’Abraham, il se préoccupait de sa réputation, la seule chose qui l’intéresse.
Comment se projeter dans une Amérique en proie à toutes ses divisions? Comment envisagez-vous les jours, les mois à venir?
Mercredi matin, en me réveillant, j’ai pensé à un autre épisode de l’Histoire. J’ai pensé au réveil des Français en juin 1940. Je me suis demandé: comment ont réagi les Français le jour d’après? Eh bien, ils ont continué à vivre. Attention, je ne compare pas du tout ma situation avec celle de la France occupée par les nazis.
Je compte continuer à enseigner à mes élèves, continuer à leur proposer des lectures qui pourront les amener à devenir de meilleurs citoyens, continuer à soutenir les institutions démocratiques qui sont encore intactes dans notre pays, continuer à militer au sein d’associations qui aident les personnes en situation illégale soit en m’engageant soit en participant à leur financement. Je vais faire tout ce qui est en mon pouvoir pour que la démocratie puisse continuer à s’exercer. D’une certaine manière, je vais entrer en résistance. Comme Sisyphe de Camus, je suis prêt à repousser ce rocher-démocratie. Même s’il retombe tout en bas de la colline, j’irai le chercher pour le remonter à nouveau. Je ne baisserai jamais la garde, jamais les bras.
Je suis aussi conscient de ma chance, je peux encore parler et agir librement, je n’ai pas à me cacher, pas à m’en cacher. Pour le moment, on ne sait pas encore par où commencer, on est encore en train de comprendre ce qui nous arrive. Hier, je suis allé à l’université, on a échangé autour des élections, certains étudiants ont pu exprimer leur désespoir, leur désarroi. J’étais là pour les écouter.
Propos recueillis et traduits par Léa Taieb