Vendredi 14 février : Les revenants

Screenshot de la télévision israélienne montrant les réactions lors de la libération du 8 février

Les semaines redoutables

Chaque année à l’automne, les juifs traversent des Yamim Noraïm, les “jours redoutables”.
Entre Rosh haShana (où l’on célèbre la naissance du monde en trempant la pomme dans le miel), et Yom Kippour (où l’on jeûne en vue de la renaissance de soi), les Juifs se tiennent droits pendant que leur âme passe devant le “roi du monde”, en espérant être inscrit dans le livre de la vie.
Depuis octobre 2023, les jours redoutables sont restés figés dans le temps.
Et depuis mi-janvier 2025, alors qu’Israël a enfin signé avec le Hamas un accord cessez le feu contre une libération tant attendue de ses otages, nous voilà entrés dans une autre période suspendue hors du temps, d’autres jours autrement redoutables.
Les captifs seront rendus au compte-gouttes. Qui vivant et qui dans un sac. Qui, quand et comment. Qui dans quel état, visible ou invisible. Qui, et même si.
Et on paie tout cela au prix fort: contre la libération des otages israéliens enlevés lors du pogrom du 7 octobre, la remise en liberté d’un millier de prisonniers palestiniens condamnés pour terrorisme. On est bien entrés dans six semaines redoutables.

Lire les textes des première semaine: Dimanche 19 janvier, 6h30 du matin, on attend, Vendredi 24 janvier: le temps arrêté, Vendredi 31 janvier: les arbres et l’attente, Vendredi 7 février: Les hommes sont revenus, on attend les hommes
Sur le même sujet, lire le « Journal photo de l’attente » de Sarah Ohayon

On les a vus revenir.
On les a vus revenir, et on a mis les deux mains sur la bouche.
On a mis les deux mains sur la bouche, pour étouffer le cri d’effroi.

Le clair et l’obscur

Moi je les ai vus, comme “d’habitude”, en différé.

J’ai appris qu’ils étaient sortis un peu après la prière du shabbat matin à Yaffo, en train de me promener avec David, la main dans la main dans la lumière du bord de mer.
Un moment surréel, comme tous les beaux moments que je vis depuis le 7 octobre: la dissonance qui m’accompagne en permanence maintenant, lorsqu’il y a de la joie.

La lumière qu’il m’est donné de recevoir, moi l’épargnée, me fait parfois baisser les yeux de honte car tout le monde sans exception autour de moi vit avec une blessure: un enfant revenu du front – ou pas – et, s’il est revenu entier physiquement, immanquablement blessé à l’intérieur. Un mari qui a passé la moitié de la nuit (je voulais écrire l’année) happé par les milouim (les réserves) et qui en revient traumatisé, et souvent désespéré. Un meilleur ami, un frère ou un fiancé mort au combat, au festival ou dans les tunnels. Une sœur revenue de captivité, un ami qui n’est pas encore revenu, et un autre qui ne reviendra pas…
Pendant que le drame se joue et que le temps continue de faire vivre aux familles une torture quotidienne d’éternité, chez moi, il passe vite et la vie s’envole.
Elle s’ouvre comme les fleurs de l’amandier qui se sont épanouies soudain déjà commencent à laisser la place aux petites feuilles d’un vert profond. On vient de me souhaiter “bonne Saint Valentin” aujourd’hui. Ça n’a aucun sens pour moi, je vis dans un temps juif. Mais oui, c’est le moment de l’ouverture des fleurs, et de l’alliance au Sinaï.
Mon divorce date déjà d’il y a six mois, le soleil brille, le vin du kiddoush coule, et les êtres (du moins ceux qui ne sont pas en deuil, sur un lit d’hôpital ou en captivité) se rencontrent et s’aiment.
Oui la vie continue même en guerre, et c’est aussi de notre responsabilité que de continuer à prendre tous les petits rayons de soleil, tous les instants de cette lumière qui nous est donnée ne serait-ce que par décence pour ceux qui l’ont perdue.
Alors on vit des vies irrémédiablement oxymoriques, des vies inévitablement faites de clair et d’obscur – cruellement parfois, avec le poids de la culpabilité.
Oui le cœur brisé, le désespoir, et la culpabilité de l’épargné accompagnent désormais inévitablement chaque moment de bonheur, fidèlement, comme une ombre.
Avec en même temps, la conviction que vivre nos joies, même dans cette période, est aussi une responsabilité. Selon le Talmud, nous devrons rendre compte des fruits qui nous étaient offerts dans cette vie et auxquels on n’a pas goûté (TJ, Kiddoushin 4,12).
Alors oui, même en guerre les gens se rencontrent, se marient, s’aiment, et donnent naissance.
Ce shabbat, je vais voir mon amie Olla qui vient d’avoir une petite fille.
En réalité, nous a-t-on dit, il y a eu une sorte de baby boom en Israël depuis le 7 octobre: meilleure réponse à la guerre, on crée de nouvelles vies.
Alors je goûte à mes joies. Pas seulement parce que cela n’aidera personne, que je me prive de bonheur par solidarité avec ceux qui souffrent. Pas seulement parce que chacun doit répondre aux circonstances qui sont les siennes, et que ne pas prendre les moments de bonheur qui me sont accordés serait ingrat pour la Vie, et indécent vis-à-vis de ceux qui, en ce moment, sont accroupis dans l’ombre ou dans le deuil.
Mais surtout parce que si réellement nous nous vivons comme un seul “tissu humain”, “une seule Vie” comme nous le rappelle la chanson magnifiquement chantée par Yonatan Razel et Avraham Tal lors d’un Yom haZikaron il y a quelques années à Tel Aviv, alors nous avons un équilibre à maintenir ensemble.

Le juste milieu

Nous nous portons un peu les uns les autres, et nous avons besoin les uns des autres pour nous relever, ne serait-ce qu’au niveau d’une énergie collective qui nous relie en silence en-dessous des apparences de corps séparés qui, chacun, vaquent à leur vie.
C’est comme cela que je vis depuis le 7 octobre. Nous nous équilibrons les uns les autres.
Pas seulement en allant aider dans les champs à la récolte des clémentines, en rendant visite aux malades à l’hôpital ou en allant apporter des caleçons aux soldats.
Si l’on croit à l’économie énergétique qui tisse des fils invisibles entre les humains en-deçà des apparences, alors ma légèreté lorsque j’en ai, ma joie, et l’éthique que je me dois d’incarner chaque jour, c’est la part que je joue pour élever le collectif autant que je peux.
Ce n’est pas seulement l’éthique qui est une responsabilité, mais aussi la joie.
Bien sûr dans une certaine mesure. Bien sûr dans la dignité.
C’est pour cela qu’il y a des choses, depuis le 7 octobre il y a un an et demi, que je n’ai pas faites, par décence.
En juin dernier, j’avais pris des places, super en avance, pour un bal masqué costumé à Versailles. La lubie d’une amie américaine, qui avait réussi à m’entraîner dans le délire.
En janvier 2024, quand la billetterie avait ouvert – tout est vendu généralement dans les 24 heures – on avait pris nos billets. On se disait, la guerre sera finie.
En juin, il me semblait impensable d’aller mettre un déguisement de Marie-Antoinette pour aller danser tant que mes frères et sœurs étaient détenus dans les tunnels.
Chacun ses choix. Il faut vivre aussi. Je sais que certains ont besoin au contraire de tout oublier, d’aller danser, de relâcher la pression. Moi aussi. Mais pour moi, pas dans l’extravagance d’une fête de luxe. Pour moi, rien n’est comme avant, et je si je vis et cherche à cultiver, par responsabilité éthique, la joie, je vis aussi en attente, en deuil, et en solidarité.
Alors je me prive de ce qui n’est pas essentiel aux joies plus humbles d’une vie saine.
J’ai revendu les places hors de prix, et j’ai tout donné à une association qui s’occupe des survivants du Festival Nova. J’étais à découvert. J’aurais pu récupérer l’argent. Cela m’a semblé la plus belle chose à faire.
Vivre la joie tout en reconnaissant les brisures – les nôtres et celles du passé, les nôtres et celles de nos frères avec qui on est liés par l’alliance – dont on lira la déclaration solennelle dans les synagogues ce shabbat, dans une communauté de destin, c’est le juste milieu que cultive le judaïsme.
C’est d’ailleurs pour cela que la tradition juive nous demande de toujours mâtiner notre joie d’une part d’ombre.
Parce qu’il y a encore un Temple détruit, parce qu’il y a toujours des gens qui souffrent, parce qu’il y a si souvent des captifs juifs que nos siddourim y dédient une prière depuis le Moyen Âge, faire une place à la brisure au cœur de nos vies, c’est le pan de maison que l’on laissera inachevé.
C’est le verre que l’on brisera sous la houppa, au moment du solstice de joie. Ce sont les gouttes de vin que l’on versera dans l’assiette au moment du séder de Pessah, métaphore du sang ennemi que l’on devra malheureusement verser lors des coups inévitables qui ont précipité notre libération.

Never say never again

Oui l’Histoire se répète, c’est pourquoi je suis toujours étonnée lorsque je vois, surtout depuis le 7 octobre, affiches et posts sur les réseaux sociaux criant avec force, de toutes les voix et dans toutes les langues, “never again”.
Un cri d’espoir ou de désespoir que les Juifs, justement indignés, crient aux gentils en réaction à au cauchemar d’une histoire qui semble se répéter trop vite, comme s’il suffisait de le crier assez, assez fort, sur le bon ton, ou dans les bonnes oreilles, pour qu’enfin, enfin, on cesse de s’en prendre au Juif.

Je ne crois pas au “plus jamais ça”.
Si j’en comprends le motif, il me semble aussi naïf qu’inutile. Un mélange de wishful thinking et d’illusion par rapport à la nature humaine.
Si le “Plus jamais” s’adresse aux autres, il ne sert à rien.
On nous l’enseigne dès la sortie d’Égypte que l’on vient de lire au début de nos semaines redoutables, alors qu’Amalek, l’archétype de l’agresseur d’Israël, attaque les plus faibles à la fin de la longue file des libérés.
“À chaque génération”, nous répètent nos textes, et répétera-t-on dans un peu plus d’un mois, lors du séder de Pessah, où l’on célèbrera l’événement que l’on vient de lire dans la Torah.
À chaque génération, et parfois sans attendre la suivante.
Le 7 octobre et cette agonie des otages est sans doute aucun l’une des blessures les plus profondes portée aux Juifs depuis la Shoah.
Et pour moi, il constitue un véritable changement de paradigme. J’avais cru que l’une des tâches de ma vie était de faire sens de ce qui s’était passé entre 1939 et 1945 là où je suis née.
J’avais cru que ma vie se déroulait dans un “après.”
Nous voilà précipités dans un maintenant dont il faut non seulement faire sens, mais que nous sommes encore en train de traverser.
Nous voilà dans la nouvelle vague d’un drame historique qui nous emporte et changera à jamais la conscience d’Israël – le pays comme les âmes –, alors que nous sommes encore au creux de la lame de fond.
Comme pour souligner le lien entre ces deux gouffres, le comédien Yohai Sponder a osé une blague: “Au moins, pendant la Shoah, il n’ont pas pris en otage des survivants de la Shoah!”

Oui, Amalek se porte bien. Peu importe que l’on appelle cela histoire misérabiliste ou auto-prophétie réalisatrice. C’est ce que l’on voit dans les faits, et c’est ce dont nous préviennent nos textes.
Pour ma part, et c’est peut être là où je trouve un peu de sérénité, je n’attends pas que l’attitude des peuples change à notre égard.
Alors si je suis profondément blessée par le regain fou d’antisémitisme depuis le 7 octobre, comme si la haine du Juif, à peine mise sous couvert depuis la Shoah, avait juste attendu le premier prétexte pour sortir de sa boîte de Pandore avec la force de la catharsis seulement un instant réprimée, si j’ai mal, au moins, je ne suis pas étonnée.
Je cultive, comme je le partageais avec mes élèves dimanche dernier, des Juifs français indignés et estomaqués de l’indifférence du monde face au sort des otages israéliens, je cultive un sain des-espoir.
Je n’attends rien des peuples.
Ou plutôt, je m’attends à exactement ce qu’ils font: agression, indifférence, ou mauvaise foi.
Que ce soit de manière passive ou active, de manière directe ou diffuse, par l’agression franche ou la malhonnêteté, la malveillance est la majorité, la haine du Juif est bien vivante et le restera.
Si elle fait mine de s’endormir, c’est comme le serpent lorsqu’il est repu, ou avant d’avaler sa proie
Et si nous rencontrons des Justes qui sont bons à notre égard, je les prendrai dans mes bras avec amour. Car cela aussi ne m’étonnera pas. C’est plus rare, mais cela fait partie aussi, comme la haine, de notre humanité.

L’un de ceux dont on a appris la mort cette semaine, Shlomo Mansour, avait survécu à une autre Shoah. Le pogrom de Farhoud, en Irak en 1941, là où il est né.
Il avait treize ans. Il était resté vivant, pour aller émigrer dans la terre de ses ancêtres. Enfin libre, enfin libre d’oppression et de peur, enfin en sécurité, pensait peut-être sa famille, dans le pays des Juifs. Certes il y avait les voisins arabes, et ils ne nous aimaient pas davantage; mais chacun était chez soi, et dans les territoires où il y avait une souveraineté juive, on ne pouvait plus les menacer.
Le vieillard a été brutalement enlevé le 7 octobre et traîné par terre vers Gaza. Il devait être l’un des libérés de cette première phase du deal infâme.
On vient d’apprendre qu’il fait partie des 8 parmis les 17 qu’il nous reste à récupérer dans cette première phase, qui reviendront dans un sac.

Les autres, on ne sait pas qui ils sont. Le Hamas garde le suspense jusqu’au bout.

Oui, difficile responsabilité que d’oser assumer son bonheur dans un pays ravagé par l’une des guerres les plus perverses qu’ait connu l’humanité. Par perversité, je parle de la stratégie du Hamas de se dérober au combat pour se cacher derrière les civils palestiniens, d’utiliser des otages comme stratégie militaire, et du contraste cynique entre l’extrême cruauté dans leurs actes dans les faits, et la cultivation d’une image publique de victime à l’attention des médias occidentaux, en retournant l’accusation pour créer d’Israël une image de bourreaux et s’ériger en héros d’une résistance inventée, et 15 mois de détention d’otages.

Et moi qui n’ai même pas subi une entaille dans ma vie personnelle, de cette guerre qui est le bourgeon brisé à partir duquel les fleurs d’une nouvelle saison s’épanouissent aujourd’hui, moi qui suis du côté du clair, presque trop épargnée, que me reste-t-il à faire sinon écrire ces lignes pour témoigner?
Alors on marchait le long de la mer aux vagues étincelantes après un bon kiddoush.
Harengs et crackers et les deux sortes de kugel et des rondelles de mini concombres pour le jus frais à côté des olives, qu’on s’est assis pour manger avec les autres sur les petites tables en pierre blanche cimentée du petit square sous les arbre, entre la synagogue et le café ouvert le shabbat, eux sur la terrasse avec leur bière et nous endimanchés de shabbat sur les bancs publics avec notre whisky et nos Lehaïm.
Roni, le pote de David, un Australien d’origine russe qui était retourné à la teshouvha avant de revenir à la sheela, a voulu venir prier à la synagogue ce matin, même en portant son sac à dos avec ses vêtements de yoga sur le dos, même avec son téléphone dans la poche arrière de son jean noir, chacun fait avec la vie où il en est. Soudain pendant qu’on marchait tous ensemble vers notre déjeuner de shabbat, il a pris son téléphone de sa poche et nous a dit “Ça y est, ils sont sortis!”
Je ne connaissais pas les noms. Ils me hantent depuis.
Or Levi, Eli Sharabi, Ohad Ben Ami.

J’ai pris un moment pour regarder les vagues – pour savourer les vagues avec eux.
“Ils sont libres, ils sont sortis”, disais-je aux minuscules crêtes d’écume, aux lignes droites de turquoise et de bleu profond. Je savourais leur nouvelle liberté, à ces êtres dont je ne savais rien, mais à qui je suis liée par un destin commun, celui de vivre dans un pays que ceux qui les ont pris en otage veulent effacer et moi avec, je savourais leur libération avec eux, en leur dédiant celle de la mer au mouvement infini.
Ce soir je verrai leurs visages.

Le choc

Je les ai vus.

J’ai été atterrée.
J’ai d’abord vu un dos, un dos décharné en survet beige et courte doudoune anthracite.
L’armée, ou sa famille, avait dû lui amener ce vêtement pour lui ôter rapidement le faux uniforme israélien dont l’avait revêtu le Hamas pour la parade.

On le voit avancer de dos, frêle, fragile, presque hésitant. On lui a donné avant de revoir sa famille le temps d’une douche, ôter les vêtements de captivité, mettre des vêtements de civil.
On dit qu’il a été détenu tous ses 491 jours pieds nus, la plupart du temps dans un tunnel.
On ne lui a remis des chaussures que pour sa sortie.

On les a vus les trois, sur une photo prise peu de temps avant leur libération; les trois assis par terre sur rien, dans le coin de tunnel où ils étaient enfermés.
Assis par terre, les mains osseuses autour des genoux squelettiques, dans une prison qui n’est même pas une prison, un couloir de tunnel au plafond bas et voûté, sans lumière et sans air, ils regardent la caméra de leurs yeux las, l’expression la plus dépouillée de la souffrance humaine.
Oui peu de choses dans la maigreur et dans le noir abyssal des yeux les séparent des photos des revenants de la Shoah prises à la libération des camps.
Eux n’ont même pas eu accès à la lumière du jour.
Même cela leur a été retiré, pendant plus d’un an.

On voit Or de dos avancer vers la porte, entouré de l’équipe médicale, et soudain son frère surgit, fort, puissant, en bonne santé, sa mère à côté, ils l’entourent, le serrent fort dans les bras.
Or a la tête basse. La tête fragile se pose sur l’épaule solide, et il pleure.
On a dû déja lui dire, pour sa femme.
Non, ce n’est pas une libération dans la joie.

On est loin de l’exultation des dernières semaines.
Les cris de joie des mères qui retrouvent leurs filles.
Les pépiements d’oiseaux des enfants qui retrouvent leurs pères.
Le cri soulagé de l’amoureux qui se précipite vers son aimée pour lui demander de l’épouser.
Ces retrouvailles-ci avaient semblé confirmer nos croyances dans le Yeridah tsorekh aliyah, la “descente pour mieux remonter” que nous enseignent les maîtres hassidiques.
Elles donnaient de l’espoir, envie de croire au “tout est bien qui finit bien”.
On le savait, au fond, que ce serait de pire en pire.
On savait que les premiers qui sortaient étaient ceux en meilleur état. Image de marque du Hamas oblige.
Le Hamas nous a appris en début de semaine qu’ils allaient suspendre le processus de libération des otages. Le prétexte: Israël aurait violé les règles du cessez-le-feu.
À ce propos, hier une roquette est partie de Gaza vers Israël. Manque de bol, elle est tombée dans Gaza et a tué un adolescent de quatorze ans.
Comme si on avait besoin de preuves que c’est comme hier, là bas. Que rien n’a changé.
Que Gaza est prête à recommencer, forte de la main d’œuvre supplémentaire apportée par les meurtriers récemment libérés en échange d’otages israéliens.
La descente
En réalité, à chaque sortie, on semble s’enfoncer un peu plus.
Cela avait commencé avec Yarden. Il est sorti la tête basse, les yeux baissés.
S’est laissé prendre dans les bras.
Ne sourit pas.
A demandé où étaient sa femme et ses fils.
Attend toujours la réponse.
Yarden est sorti vivant et il se retrouve seul. Il est sorti sans personne à retrouver, sauf ses propres ascendants. De la famille qu’il avait fondée, nul n’est sorti.
Cette semaine, dans les jours qui ont suivi sa libération, il a publié un message sur les réseaux sociaux, et une adresse directe à Bibi: “Faites-les sortir. Faites-les sortir. Tous. Maintenant.”
On attend toujours avec Yarden des nouvelles de Shiri et des deux petits, dont Kfir, enlevé à l’âge de neuf mois, le plus jeune de la triste histoire humaine des otages.

Or

Ils sont sortis faméliques, fantomatiques, maigres comme, oui, presque comme les squelettes vêtus d’un peu de chair qu’on avait vu, dans des visions cauchemardesques auxquelles on avait du mal à croire, sortir il y a tout juste quatre-vingt ans, des camps de concentration.
On ne savait pas qu’un être humain puisse tenir debout à ce degré de presque disparition de tout ce qui n’était pas le squelette.
Ils en étaient presque là; ils étaient vêtus, aussi, c’est presque tout ce qui les différenciait.
Les visages creusés, la maigreur effrayante, le teint gris.
J’ai vu Or d’abord.
Or s’est laissé prendre dans les bras par son frère, des bras forts et fermes, en bonne santé, un pull jaune, qui le serre fort, et Or, comme une ombre d’humain, si faible, se laisse prendre, et pose sa tête pour pleurer sur l’épaule de son frère.
En réalité ce n’est pas fini pour Or. Quelque chose d’autre commence.
Maintenant, c’est le deuil qui commence.
Seulement en sortant, il apprendra que sa femme est morte le 7 octobre.
Il était à l’abri de la nouvelle. Lors du festival Nova, il était dans l’abri où Hersh se cachait; Hersh et son ami d’enfance, Aner.
Aner est le fils d’une des pilliers de la synagogue de ma copine Shiraz; elle l’avait croisée en pleine préparation de kiddoush le shabbat précédent; aucune d’elles ne savait que ce serait la derniere fois que cette femme preparerait le kiddoush avec un fils vivant.

Aner s’était mis devant l’ouverture de l’abri où ils se cachaient, et il attrapait les grenades au vol pour les relancer à l’extérieur; il en a dégommé 7. La huitième a eu raison de sa vie, et du bras de Hersh.
Hersh et Or ont été pris en otage, puis séparés.

En sortant, Or a demandé où était Hersh. Il était persuadé qu’il avait été libéré.
Il est ressorti vivant et, maintenant, il doit commencer le deuil de sa femme morte il y a quinze mois. Cette semaine, il est allé rendre visite à la famille de Aner pour leur présenter ses condoléances, et aussi ses remerciements.
Car c’est grâce à Aner qu’il est en vie, et que son fils Almog peut retrouver au moins un de ses parents vivants, après quinze mois à vivre comme un orphelin chez ses grands-parents.
On a vu passer sur les réseaux une photo d’Or assis sur une chaise d’enfant dans la salle de jeux de l’hôpital où il est soigné.
Penché sur son petit de maintenant trois ans qu’il tient dans ses bras après ne l’avoir pas vu, après un an et demi enfermé sans savoir s’il le reverrait un jour, le petit qui ne l’a pas vu pendant la moitié de sa courte vie, et qui ne se souvenait certainement pas du visage de son père – de quoi se souvient-on, à un an et demi?
Le petit lui dit:
– Tu es parti depuis longtemps
– Oui
– Tu as l’air différent
– des photos que ses grands parents, qui le gardaient, lui montraient pour qu’il se souvienne de son père .
– Oui.
– Où est maman?

Or ne peut pas répondre; il se met à pleurer.
C’est le petit qui répond à sa place, qui répond à sa propre question qui n’en n’était pas une.
– Elle est morte. Elle ne reviendra pas.

Ohad

Ohad, on se souvient de sa photo lorsqu’il a été emmené, en sous vêtements, tiré par son t-shirt du matin, pieds nus, cuisses dénudées, presque nu vêtu de son seul boxer noir.
Il était un bel homme de la cinquantaine, musclé, en forme. Il est rentré squelettique, nageant dans le survêt qu’on lui a fait mettre pour sa sortie.
Je le vois sur la scène, je suis choquée de la manière dont l’homme en noir cagoulé au fusil hérissé le tient par le sweat-shirt pour le faire avancer. On voit l’autorité avec lequelle il se permet de le tenir, rien qu’à cela on voit le rapport de force: l’homme en noir sait qu’il peut faire ce qu’il veut de ce corps à sa merci.

J’ai parfois un fantasme qu’au moment final, sur la scène, devant les caméras du monde entier, ils choisissent soudain de ne plus jouer le jeu, et qu’ils leur fassent un gros bras d’honneur.
Le Hamas oserait ils les tuer devant les caméras?

Mais voilà le fruit du travail de casser un être humain: il n’en n’a plus la force; il n’essaiera pas.
Ce n’est même pas qu’ils n’osent pas; je pense qu’ils n’y pensent même pas
On ne pense plus; on va là où on nous dit; on se laisse conduire.
On dit ce qu’il nous font dire.

Et c’est peut-être la sagesse. Jouez votre jeu de fanfaron. Vous ne faites que vous ridiculiser vous-même, et bafouer l’islam au passage.
Nous, on sort et c’est tout ce qui compte.
Ohad est de retour.
Ses quatre filles l’entourent, elles aussi comme des oiseaux, gazouillent en pleurant Aba, Aba, Aba! Aba hazarta!
“Papa, papa! Papa! Tu es revenu!”

Il a la force de faire une plaisanterie: il montre le sweat-shirt dans lequel il nage et il dit: “Vous avez vu, j’ai pris taille Medium”.
Eize hatih, “t’es hot”, elles plaisantent.
Oui ils plaisantent sur sa maigreur squelettique.
C’est une manière de faire sortir le mal. On décide de ne pas faire semblant. On ne peut pas ne pas en parler, de l’état dans lequel ils reviennent.
Alors on utilise la meilleure arme, celle dans laquelle les Israéliens, surtout en temps de guerre, ont su exceller.
Je me souviens de ce témoignage de soldats en convalescence à l’hôpital, après des blessures sérieuses et des amputations. Les jeunes amputés se faisaient des vannes sur leur état. Une façon de se l’approprier, et de ne pas tomber.
L’un d’eux avait perdu les deux membres de tout un côté, un bras et une jambe. Alors ses potes se moquaient de lui, parlant de son “mauvais profil” sur les photos pour les app de rencontrent.
Et voilà les filles d’Ohad qui font comme si sa maigreur effrayante de revenant de la torture d’avoir été affamé au seuil de la vie pendant quinze mois, signifiait que leur père revenait svelte et en super forme.

Le groupe de comiques d’Eretz Nehederet a fait une vidéo sur ce thème. Ils appellent ça la “slimtifada”. Du mot slim, “mince” en anglais.
Comme si le Hamas proposait un régime d’amaigrissement garanti. D’habitude, leurs vidéos me font du bien. Là je n’ai pas réussi à rire.
Personne dans le monde, en voyant ces images, du moins chez les humains qui ont encore un cœur et une conscience, n’avait le cœur à rire.

On a vu rentrer des squelettes. On a vu rentrer des ombres d’être humains, aux bras si minces que la main du Hamas qui les tient avec autorité les enferme presque dans son poing, aux visages creusés, longs, sans joues, gris. Leur apparence suffisait à témoigner de ce qu’ils ont vécu.

Cela, personne ne peut désormais le dénier.
Les petites sont rentrées minces et blêmes, mais à forme humaine.
Au point que des blogueurs bien intentionnés ont pu, comme je l’ai dit la semaine dernière, faire des commentaires acides sur leur bonne santé.

Shabbat dernier, on a vu revenir des revenants.
Des survivants de l’autre côté. Et au vu de la pléthore des réactions sur les réseaux sociaux et aux comparaisons évidentes avec les retours des camps de concentration, il semble qu’on ait tous vu la même chose.
Mais le plus éloquent était les visages de leur famille devant les grands postes de télévision, assistant à leur libération, et les visages de la foule sur la Place des otages à Tel Aviv. Cette fois-ci, plus d’explosion de joie.
Plus d’embrassades et de sourire.
Les mains sur la bouche. Les larmes coulent. Le silence.
Les visages de ceux qui les revoient pour la première fois sont plus éloquents que les parallèles avec les sorties de camp de concentration qui ont inondé les réseaux samedi soir.

Que restera-t-il cette fois à dire aux malveillants?
Je ne m’inquiète pas. Ils trouveront.
Comme ils ne peuvent pas prétendre qu’on ne voit pas ce que l’on voit, ils diront peut-être:
Ils sont revenus bien habillés.
Ils tenaient debout. Ben oui, quoi.
C’est un scam, Israël a manipulé les images, c’est de l’IA, c’est de la propagande sioniste
Ce sont les Israéliens qui les ont affamés.

Comme l’une des armes de guerre des sonei israel* est de faire la concurrence de la victime, la semaine dernière j’ai vu passer une photo d’une femme qui a été libérée des prisons israéliennes.

Elle brandit avec rage ses mains mangées aux moignons, son visage déformé de brûlures.
Ont-ils mis cela pour faire la concurrence aux deux doigts manquants d’Emily, celle qui ne se plaint pas pour un sou et qui avait proposé de rester pour que le fragile Keith, faible et âgé, sorte à sa place, celle qui est sortie avec un sourire et le signe de la victoire quand elle sort de là vivante?

J’ai vu passer ce post pro-palestinien qui entend par là suggérer que les prisonniers palestiniens étaient mutilés et maltraités en prison.
Sauf que cette dame s’est mutilée et brûlée elle-même avec la voiture qu’elle a fait exploser dans son attentat kamikaze.
Et qu’elle s’est fait soigner dans sa prison israélienne.
Avec l’argent de mes impôts.
Après avoir essayé de “me” tuer – de tuer tout citoyen israélien qui se trouvait sur son passage.
Il se pourrait même que ce soit elle dont Yohai Sponder parlait, qui avait perdu son nez lors de l’explosion de sa voiture piégée, et qui avait candidaté, depuis sa prison, pour un nouveau nez payé par le gouvernement israélien.
Je ne connais pas la réponse mais je crois que je préfère ne pas savoir.

Si je m’en tiens à la jurisprudence, comme on dit, sachant que Sinwar s’est fait soigner en prison d’une tumeur au cerveau…

Mais voilà les valeurs ne sont pas les mêmes, et il est important de ne pas être naïfs, et de comprendre les décalages culturels.
Chez les Arabes, de ce que j’ai compris, il n’y a ni dette ni miséricorde envers l’ennemi, et la ruse permet tous les coups. Si tu soignes ton ennemi, tu es un faible et tu mérites le mépris. Et dans une culture de l’honneur, si tu perds le respect de l’ennemi, on t’écrasera d’autant plus.
Amit Sousana raconte que la fille de l’un de ses tortionnaires avait été soignée d’une maladie des yeux dans un hôpital israélien. Et qu’il avait dit à son collègue, devant elle, avant de l’attacher, elle, l’otage israélienne, par les mains et par les pieds “comme un poulet rôti sur une broche”, oui “ils sont bons les docteurs israéliens, ils sont bons.” Avant de la battre jusqu’à l’épuisement dans les endroits les plus sensibles.

Eli

En attendant, sur le podium des sorties d’otage, ou le Hamas déploie toutes ses ressources pour la mise en scène de l’humiliation de ses victimes, on joue le jeu.
On joue le jeu parce qu’on ne joue pas du tout.
On veut juste sortir.
On répond même aux questions perverse de l’encagoulé qui fait mine de l’interviewer:
– Qu’est ce que ce jour aujourd’hui pour toi?
– C’est un jour de grande joie.
– Qu’est ce que tu attends le plus aujourd’hui?
– J’ai hâte de voir ma femme et mes filles.

Ils lui font dire cela, ils savent très bien.
Lui ne sait pas encore qu’il n’y a plus de femme et de filles.

L’image d’Eli revenant est la plus choquante de tous.
Eli, le Séfarade aux joues pleines et au ventre rond, on le voit sur la photo d’avant, grand, fort, rond, gras, éclatant de santé, avec sa belle femme et ses deux filles, deux belles brunes en bonne santé.
Il ressort un fantôme, méconnaissable, minuscule, gris, brun, les traits tirés, squelettique, le visage aux joues creusées d’un vieillard famélique, les cheveux et la barbe rasés blanchis, ridé, le visage tombant, la mine défaite, l’expression apeurée quand on le tire par le bras, quand on le prend par son sweat-shirt brun de captif pour le faire monter sur l’estrade, on dirait le modèle du Cri d’Edvard Munch.
Son cri à lui est un silence.
Il revient, comme une ombre d’humain; et ces fdp ont fait un semblant d’interview sur la scène de la libération.
Quand il sortira il saura.
Il apprendra d’un coup qu’elles sont mortes, depuis longtemps, qu’il n’y a personne à qui revenir. Qu’il revient tout seul, à rien.

Ces sorties d’otages sont de pire en pire.
On avait commencé par les jeunes filles en fleur, certes minces, certes blêmes, mais (presque) entières, on les avait vues se réunir avec leurs familles entières, et la proposition de mariage de Daniella, tout était bien qui finissait bien.

Maintenant les fissures s’ouvrent et l’horreur de la captivité se révèle dans toute sa splendeur. Il y a ceux comme Yarden Bibas qui sont revenus sans savoir où sont sa femme et ses fils, que l’on attend encore
Et puis il y a aujourd’hui Or, qui rentre veuf et élèvera le petit tout seul; et Eli qui revient amputé de la famille nucléaire qu’il avait construit pendant 25 ans de vie commune, et le corps de son frère mort en captivité qui est resté là-bas, et lui qui rentre en ayant l’apparence d’un fantôme de la Shoah.

J’écris ces lignes et Shabbat est dans deux heures. David vient me chercher dans 40 minutes. Le gâteau est dans le four. Je dois prendre ma douche et faire mon sac. On part à Bat Ayin, dans les collines de Judée-Samarie. Je suis encore en train d’écrire ces lignes.
Je dois prendre ma douche.
Et je viens de lire qu’on a les noms des prochains!
Sasha, Sagui et Yair.
Sagui, dont les enfants et la femme l’attendent depuis quinze mois.
Sasha, j’ai prié pour qu’on le sorte.
Sasha est le compagnon de Sapir Cohen, enlevée avec lui, qui est sortie en novembre dernier. Sapir, l’héroïne du Psaume 27 qui apportait à tous – même au Hamas, comme l’un d’eux le lui dira – un peu de lumière dans les tunnels de sa captivité.
Sapir, qui porte depuis un an un t-shirt avec la photo de son homme et parcourt le monde pour parler aux foules et le faire libérer.
Malgré les efforts du gouvernement russe pour faire sortir Sasha, citoyen bi-national, on avait annoncé qu’il ne sortirait pas tout de suite parce que son état de santé ne le permettait pas encore.
J’ai envie de pleurer de joie qu’il soit vivant et qu’il sorte.
Si heureuse d’apprendre cela deux heures avant shabbat.
Et j’ai peur de ce que je vais voir.

* Littéralement “les haïsseurs d’Israël”. Une expression de la tradition juive pour désigner ceux qui haïssent le peuple juif.