Il existe des voyages qui sont bien plus que des déplacements physiques, ils impliquent vision différente et élévation. D’une certaine façon, les entreprendre, c’est aller au-delà de soi. Dans ce sens, se rendre matériellement sur un tel lieu n’est pas déterminant. Il suffirait d’en suivre intellectuellement, émotionnellement, spirituellement le chemin. Le Baal Chem Tov ne disait-il pas : « à l’endroit où se trouve la pensée de l’homme, c’est là qu’il est » ? Et pourtant, il y a une vraie et définitive richesse dans le partir.
Une ville : New York, mais ce n’est pas celle des cartes postales. Loin des gratte-ciels, même si chacun sait qu’ils sont proches, à des années-lumière de la statue de la Liberté, même si tous les taxis y conduisent, c’est un New York qui, pour un Juif de France, ne semble pas tout à fait appartenir à ce monde : le New York hassidique. Tout commence par un avion comme tous les autres, avec son espace restreint, sa gastronomie cachère approximative et la longueur du temps qui passe. Puis vient l’atterrissage : annonces rituelles, files d’attente interminables avant la sortie et questions largement dépourvues de signification (« pourquoi venez-vous ?.. »). Et enfin, on arrive à l’extérieur : sans doute est-ce là que le frémissement réel commence. Jusqu’ici, tout n’était que rêve, anticipation… et préparatifs. À présent, il y a cette vibration de l’air, si propre à chaque ville ; il y a, en été, la moiteur de l’atmosphère tandis que la fatigue du voyage monte peu à peu et un sentiment presque bouleversant de bonheur : nous y sommes. Un taxi jaune et la chaussée comme un grand fleuve qui, d’embranchement en ramification, conduit en un endroit presque hors sol.
Nous sommes au cœur de Brooklyn, dans le quartier de Crown Heights, centre du mouvement Loubavitch. Et plus on approche, plus les rues prennent un ton nouveau : les mezouzot apparaissent à de plus en plus de portes jusqu’à se succéder sans interruption, les hommes à la tête couverte, chapeau ou kippa, portant barbe, se font de plus en plus nombreux et les commerces kasher occupent progressivement l’espace. Et, lorsqu’on descend enfin de voiture, les langues parlées se mélangent à l’oreille avec des dominantes, l’hébreu, l’anglais, le yiddish, mais aussi d’autres sonorités en arrière-plan, le français, l’espagnol, le russe… comme un avant-goût d’une unité en devenir.
Mais l’essentiel n’est pas encore là, nous n’avons fait que toucher l’enveloppe extérieure. Au fil des blocks, c’est vers le 770 que l’on se dirige. 770 Eastern Parkway : une grande maison de briques rouges dans le plus pur style new-yorkais, et, derrière ses portes, le lieu où le Rabbi de Loubavitch fixa son activité depuis 1950, lieu d’étude et de prière mais surtout lieu de vie et de chaleur. En ces jours d’après pandémie, y entrer a un air de retrouvailles. Immanquablement, on y rencontre des amis du monde entier. Degré de connaissance ou de pratique religieuse, origine ashkénaze ou séfarade, pays de naissance, tout ce qui fait socialement sens ailleurs perd ici toute portée. Alors, on se croise, on se salue, on se parle parfois et on regarde ce mouvement incessant dans une grande salle, esthétiquement bien modeste et spirituellement bien riche, où évoluent des centaines de personnes. Il y a ici comme une palpitation incessante, un sentiment de vie et d’action à mener d’urgence. Le monde continue peut-être dans ses cadres habituels mais, ressent-on, c’est ici qu’il se conçoit. De ce côté, une prière de l’après-midi commence, il y en aura des dizaines d’autres. Un peu plus loin, c’est un groupe d’étudiants de Yeshiva qui analyse un passage du Talmud ou une page de mystique juive. Et tout cela bruisse avec ardeur, comme si l’existence même en dépendait… et peut-être est-ce finalement le cas…
Et, quand on sort, tout le quartier s’est empli de nouveaux visages : les new-yorkais rentrés de leur travail et tous les visiteurs, venus de tant de pays, qui retrouvent leurs lieux familiers avec l’impression qu’ils étaient encore là hier. Mais il y a une autre visite à faire car une âme flotte au-dessus de ces rues : le tombeau du Rabbi de Loubavitch se trouve à portée de voiture, à trois quarts d’heure d’ici dans le Queens. Si le 770 ressemble bien peu à une synagogue traditionnelle, le lieu où le Rabbi repose n’a rien à voir avec une sépulture, malgré les apparences. On y entre, on peut s’y asseoir, là encore, rencontrer des amis qu’on n’avait pas vus depuis le temps de l’ancien monde, celui d’avant la pandémie. On y écrit et on s’y prépare à un rapport quasi surnaturel. On se rend ainsi sur le tombeau proprement dit et un lien s’établit, impossible à définir dans les mots limités des conceptions humaines. Pourrait-on dire qu’on y prie, qu’on s’y recueille, qu’on y médite ? Sans doute un peu de tout cela à la fois et aussi toute autre chose. Qui que l’on soit, c’est comme une inspiration puissante qui monte. Qu’en fera-t-on ? C’est la question du jour ou de l’heure d’après mais, en cet instant, en cet endroit, on sait que demain ne sera pas que la répétition d’aujourd’hui.
Ce voyage n’est pas simplement celui de la nostalgie, du regret d’un monde enfui, achevé par les vicissitudes sanitaires. Il est celui d’un rêve, au meilleur sens du terme, ces rêves dont est tissée l’existence et qui portent en eux l’espérance des hommes. Quand les frontières s’ouvrent, ce n’est pas seulement d’avions que s’emplit le ciel…