« AUJOURD’HUI, TU DEVIENS UN·E ADULTE À PART ENTIÈRE ! », peut-on entendre les proches et amis clamer à chaque bar et bat mitsva en guise de félicitations, entre deux chaleureux Mazal tov. Avant douze ou treize ans (respectivement, pour les filles et les garçons), à en croire notre tradition, les enfants ne seraient donc véritablement que cela : des enfants. C’est-à-dire des êtres pleinement dépendants des adultes, et dont le caractère ne s’est pas encore formé. Des êtres en potentiel, qui peuvent encore évoluer vers le bien comme vers le mal. C’est ce que nous confirme un texte saisissant tiré du midrash (Bereshit Rabba 63,10).
« Rabbi Levi a proposé cette parabole: ils [Jacob et Esaü] étaient pareils à un myrte et à un rosier sauvage qui grandissaient côte à côte; quand ils furent arrivés à maturité et qu’ils fleurirent, l’un exhala une douce senteur et l’autre dévoila ses épines. Pendant treize ans, tous deux allaient à l’école et en revenaient [sans qu’on puisse les distinguer, mais] à partir de cet âge-là, l’un d’eux se rendit à la maison d’étude et l’autre dans des temples idolâtres. »
C’est donc bien à partir de treize ans que le caractère de l’enfant et sa personnalité sont amenés à se dévoiler. Le midrash poursuit en précisant que la mission de l’éducateur parvient à son terme à l’âge de la majorité religieuse en question, confirmant l’idée qui veut que l’enfant devienne bien adulte à partir de sa bar ou bat mitsva.
« Rabbi Eléazar disait: un parent est responsable de son enfant jusqu’à l’âge de treize ans, âge auquel il doit dire: Baroukh sheptarani me’ansho shel zé, « Béni Celui qui m’a libéré de la responsabilité de cet enfant ».
En somme, jusqu’à 13 ans, les jumeaux sont considérés comme semblables en tous points, ayant reçu la même éducation. À 13 ans (pour ces deux garçons, à douze ans pour les filles) se déclareraient les premiers signes « innés » qui font le caractère d’une personne. Les parents sont complètement responsables du devenir de leur enfant, de ses actes, seulement jusqu’à treize ans. Avant cet âge, ils sont considérés non pas comme accomplis mais comme ayant la capacité de se choisir un chemin. L’enfant de douze ou treize ans est donc, comme nous le confirme la tradition, pleinement responsable de ses actes et de ce qu’il ou elle souhaite devenir !
Mais que veut-on dire par là, et est-ce bien réaliste? On peut être surpris que des enfants de douze ou treize ans, âge, nous dit-on, de la maturité religieuse, soient invités à endosser une responsabilité légale pleine et entière, fût-ce dans le cadre religieux. D’une part, il semble aller de soi que, dans la plupart des pays à l’heure actuelle, la maturité émotionnelle et spirituelle n’est exigée, et jugée exigible, que bien plus tard. D’autre part, ceux qui se sont déjà rendus dans un collège français et y ont observé le comportement de la plupart des adolescents de douze ou treize ans hausseront les sourcils à l’idée de cette maturité nouvellement et quasi miraculeusement apparue! Que se passe-t- il donc à l’âge de douze ou treize ans, quel grand changement voit donc le jour?
On peut penser à une donnée observable dont la Guemara parle longuement, et qui apparaît bien souvent aux âges de douze ou treize ans: il s’agit bien sûr du début de la puberté. En effet, l’une des principales sources enseignant l’âge à partir duquel nous sommes considérés comme majeurs ne parle justement pas d’âge au premier abord, mais de réalité biologique empirique (voir Mishna Nidda 6,11 telle que développé page 13 par Gabriel Abensour).
Les signes de la majorité religieuse sont donc les signes du début de la puberté. Mais que signifient ces signes, et ce phénomène? La puberté et son développement marquent la possibilité physique théorique pour les adolescents de participer à la création d’un nouvel être humain par la reproduction sexuée. La puberté, à travers la capacité d’engendrer et d’enfanter qu’elle signale, est peut-être le plus grand changement biologique auquel un être humain est confronté dans sa vie. Il s’agit d’une expérience unique, irréversible. En effet, la création d’un être qui sera un jour doué de raison et de sentiment, capable de transmettre la tradition et de respecter les commandements, est l’une des activités qui ressemble le plus à l’activité divine, celle du premier jour qui a insufflé la vie à l’Adam.
En ce sens, l’être humain se voit investi d’une responsabilité qui se décline comme droit et comme devoir : celui de modifier la réalité qui l’entoure, d’agir sur elle, de « remplir le monde et le dominer ». Une responsabilité accrue vis-à-vis du monde, voilà ce que les Sages ont voulu relier à l’idée de majorité religieuse. Devenir adulte, c’est combiner deux réalités biologiques et psychologiques, c’est-à- dire la capacité de donner la vie et celle de faire ses propres choix. Non pas qu’on soit assez mûr pour le mariage aujourd’hui à douze ou treize ans: il s’agit plutôt d’une période de transition qui s’amorce à ce moment, et nos Sages ont jugé bon d’accompagner cette transition à travers l’idée de responsabilité individuelle vis-à-vis du monde, de la Torah et de ses commandements. Les parents sont donc censés avoir posé toutes les bases de l’éducation à ce moment-là.
C’est pour cela que, jusqu’à 13 ans, Jacob et Esaü sont semblables et qu’ils tracent ensuite leur propre chemin et se confirment dans des voies différentes, une fois devenus responsables de leur identité et de leur pratique au niveau légal. Le décalage avec la condition de l’enfant devenu préadolescent aujourd’hui peut sembler criant, mais l’adolescence elle-même est sans doute une invention moderne, et la notion de maturité a évolué au fil des âges.
En effet, l’évolution de l’espérance de vie, l’accès démocratisé aux études supérieures et le progrès technique ont donné lieu à un entre-deux que la tradition juive ne connaissait pas: plus un enfant, mais pas un adulte. Responsable vis-à-vis de la Torah, mais pas encore prêt à quitter le cocon familial.
Est-ce pour autant un problème? Dans notre époque assez largement individualiste et identitaire à laquelle on donne parfois le nom de Me-Generation, où l’on considère que tout est dû à l’individu et où la responsabilité est souvent perçue comme une violence, la Torah nous offre la possibilité d’emprunter un chemin différent. Non pas qu’elle pousse les adolescents à prendre sur eux trop tôt des responsabilités qui les dépassent, comme celle de fonder un foyer et d’avoir des enfants. Notre tradition nous encourage simplement à regarder le monde à travers un autre prisme, plus conscient de nos devoirs envers les autres, conforme à la description que fait le philosophe Emmanuel Levinas de la religion juive, une « religion d’adultes », d’êtres mutuellement responsables les uns vis-à-vis des autres et vis-à-vis de Dieu qui est la source de tout commandement et le modèle qui nous permet de penser le rapport à l’altérité en tant qu’elle est source de responsabilités et de devoirs. La bar mitsva demande au nouvel individu d’observer la réalité en se demandant « que puis-je apporter ? » plutôt que « que puis-je prendre ? ».
C’est aussi pour cela qu’une fête de bar ou bat mitsva centrée exclusivement autour de la consommation débridée et de la gaîté festive serait un contresens: rien n’a été accompli par ce simple passage à l’âge adulte, il n’y a encore rien à célébrer. Au contraire, ce rite de passage marque l’entrée dans un âge où il va falloir se mettre à accomplir, où l’on va pouvoir se rendre digne d’éloges par un comportement juste et sain, et par des middot (valeurs) louables. L’alcool, la fête, et la piste de danse n’ont donc guère de valeur en tant que telles si elles ne sont accompagnées a minima d’une lecture de la Torah (qui nécessite justement un travail préparatoire long) et d’une étude sur texte (un discours de bar ou bat mitsva qui invite le jeune interprète à se plonger dans une tradition textuelle infiniment riche, et qui l’accompagnera tout au long de son existence). La bar ou bat mitsva, ce n’est donc pas une fin (même si la cérémonie marque encore trop souvent le retrait de l’adolescent de la vie communautaire, une fois cette « obligation » remplie) mais bien une porte d’entrée vers une vie religieuse signifiante et engageante existentiellement.
Les cadeaux devraient être plus représentatifs de cet esprit; par exemple, le co-auteur de ces lignes, Émile, comme la plupart des bar mitsva dans le milieu orthodoxe strasbourgeois, a reçu l’ensemble du Talmud (shas) pour sa bar mitsva ! Autant d’ouvrages massifs synonymes de l’ouvrage infini d’étude et de réflexion qui attend tout jeune Juif ou Juive à l’orée de sa vie d’adulte. Et même si, à cet âge-là, il eût peut-être préféré une enveloppe bien remplie, ce don l’a invité à se confronter aux textes de la tradition juive, à s’y plonger pour y trouver du sens, passion qui ne l’a jamais quittée jusqu’à ce jour. Ces livres à ouvrir, à interpréter, sont le signe d’un potentiel infini de réappropriation des textes juifs qui sont autant de trésors de sens.