Nous sommes en 5780. Pourtant, le fléau qui nous tue est nommé Covid-19, en référence à un autre agenda.
Notre tradition juive est marquante en ce qu’elle offre à l’existence des temporalités bien définies. Il y a le temps présent, passé, futur. Basique. Mais il y a aussi le temps de l’étude, celui de la mémoire et du souvenir, le temps de l’oubli ou de la fête et le temps du repos.
Ces rythmes sont essentiels, comme des battements qui font la vie.
Parce que le confinement a modifié notre espace, il a fatalement modifié notre rapport au temps. La peine et l’ennui ont frappé à la porte de certains, pendant qu’une accélération s’est faite chez d’autres. Mais nous nous sommes tous soumis à une forme de recherche du temps perdu au moment de ce drame planétaire.
Nous avons appris à prendre le temps de faire « avec », « ou plutôt sans » comme dirait Benjamin Biolay. Or, en parallèle, dans notre monde où exister veut dire être visible, il fallait trouver à toute vitesse une pensée à liker, une expression consommable à emporter jusque dans nos confinements: le « Monde d’après » – et, avec lui, la « solidarité » des années quatre-vingt s’est offerte une seconde peau.
Incohérence, anachronisme, ce positionnement d’apparat qui se regarde un peu trop dans un contexte douloureux est assez gênant. Nous ne prenons même pas le temps de comprendre à quel point nous sommes heurtés. Entre la bien-pensance du « monde d’après » et la culpabilisation de la « solidarité », rien ne sera réparé de cette blessure et nous n’irons nulle part. Nous le savons, nous en avons fait l’expérience depuis des décennies.
Crise économique, crise sanitaire, crise des migrants, dérèglement climatique poussent à comprendre que notre temps est fait de lois inversées où les écrans rap- prochent, où la sphère privée devient d’intérêt public, où l’OMC ne peut plus faire sans l’OMS et les droits fondamentaux, où la souveraineté des États a perdu de sa superbe entraînant dans le même temps une crise de la représentativité. La communauté internationale prend aujourd’hui une dimension nécessaire qui se concrétise par une interdépendance individuelle. Ce mouvement mondial permet de recoudre ce qui s’est déchiré dans nos humanités. Et parce que ce qui nous a blessés est aussi le reflet du monde, la réparation implique une forte dimension politique.
Forts de nos fissures, nous savons créer des mots aux vibrations ancestrales. Et c’est en sonnant, en résonnant, en parlant au plus profond de nous-mêmes que les mots aujourd’hui sont nécessaires à cette réparation. Pourquoi être dans le déni d’un monde d’apprêts alors que nous devons faire avec celui-là ? Pourquoi aurions-nous besoin de ce mot « solidaire » alors que nous sommes déjà « interdépendants »? Il s’agit plutôt de choisir comment mettre en œuvre cette interdépendance pour qu’elle ne soit plus subie. Alors, pour rester fidèle à nos traditions, pensons plutôt « le temps d’après1 ».
Car, sans l’attention aux mots, sans la volonté de sens, sans nos responsabilités tout au fond, nous nous dirige- rons vers la fin des temps.
1. C’est ce que propose Emmanuel Demarcy-Mota, directeur du Théâtre de la Ville à Paris, dans son texte « Tenir parole ».
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