Isaac Bashevis Singer raconte que son père possédait quelques livres interdits, soit à cause de leur impureté, soit à cause de leur trop grande sainteté : tous devaient demeurer inaccessibles au pieux enfant qu’on attendait qu’il fût, et ils se situaient pour cela sur l’étagère la plus haute de la bibliothèque.
Parmi eux, le Séfer Yetsira, ce texte mystique dont on ne sait pas bien la date de rédaction mais qui semble remonter à l’époque byzantine, et qui raconte la formation du monde au moyen des sphères, des éléments et des vingt-deux lettres de l’alphabet.
Je pense qu’il y a ainsi, dans toute vocation d’écrivain, la quête d’une toison d’or. Un fruit interdit que l’on voudrait arracher.
Un livre prohibé, perdu. Pour le Juif « moderne », c’est le secret, le sod du texte biblique, infiniment absent et pourtant là, et c’est la prière qui incessamment se dérobe, se refuse aux lèvres de l’orant : Isaac Bashevis Singer, Kafka, Bellow, Roth, Albert Cohen et même Proust ont pour point commun de ne plus savoir prier et d’en garder l’amertume.
Victoria Hanna est une chanteuse israélienne. Issue d’une famille harédite, elle est pour ainsi dire devenue artiste en récitant l’alphabet. Dans Langue sacrée, langue parlée, le film de Nurith Aviv, elle fait une apparition envoûtante, récitant, face à la caméra, l’étrange litanie des lettres fondements du monde du Séfer Yetsira :
Vingt-deux signes gravés dans la voix,
Taillés dans le souffle,
Fixés dans la bouche…
Gravés : comme les images d’un mur, comme les articles d’un édit. Un hoq est une loi, un statut. Quelque chose de gravé. Vingt-deux lettres assignées à la voix humaine, gravées par la voix comme par un poinçon, et créant le monde. Gravées et taillées, taillées par le souffle, celui qui planait au commencement sur la face des eaux et qui, transmis à l’homme, lui donna parole : Et il devint une âme vivante, c’est-à-dire « parlante » selon Onkelos. Et fixées, dans la bouche qui les énonce. Victoria Hanna change l’étude mystique en rite, et l’enroulement rituel des mots en incantation magique. Sa prononciation séfarade fait éclater les sonorités d’un hébreu rendu à son Orient natal : le ayin et le het, poussés du fond de la gorge, la raucité du quf. Sa voix surtout, entre chant et déclamation : kol isha erva, disent les pudibonds, la voix féminine est nudité. Comme le monde encore non-assemblé que décrit le Livre de la Formation. Comme Adam et Ève quand ils s’aimaient sans vouloir se détruire, comme les amants du Cantique des Cantiques : la nudité est le sacré même, et c’est ce que raconte la voix nue de Victoria Hanna.
Dans le clip qu’elle a réalisé, la voix est visible, toujours déjà écrite, l’encre coule avec les sons, onctueux comme sang de vie. Victoria Hanna pousse sa complainte magique aux confins du mythe, de la loi et de l’érotisme. Aux confins du blasphème et de la prière. Résurrection et naissance, palingénésie du verbe. Je songe à la célèbre fable du Quart Livre : alors que Pantagruel part à la recherche de la Dive Bouteille et de son oracle, son équipage et lui sont surpris par le tumulte de paroles soudainement dégelées. Elles étaient là, en suspens, insultes de toutes couleurs, cris, mots ossifiés et presque privés de vie, bigoterie, érudition sans âme, logique froide : un monde infini est maintenant en train de s’ouvrir… La parole rendue à la vie fond toute chose, dévore et façonne ; comme le marteau, elle fait aussi éclater le roc. Le sens pète de sucs comme fruit trop mûr : Midrash et prière, poésie, lumières de la philologie, théâtre, exaltation du chant, autant de voies par où se donne la grâce du dégel.
Et il créa son monde au moyen de trois sphères… Ou de trois livres… Sipour, l’ultime, c’est aussi un livre, séfer, le livre lu, dit le Gaon de Vilna, déclos et plus qu’ouvert. Le livre lu, le livre interprété. Non pas « profané » seulement par la pénétration de l’œil, mais connu et dynamisé par le dégel. C’est l’homme donc qui achève la création en faisant le Dieu qui lui manquait, par les vingt-deux signes magiques qu’il est seul à connaître et par lesquels tout vient à l’être. Victoria Hanna chante, avec l’audace de la femme guerrière, ce babil du commencement. Elle brise, ce faisant, les idoles de la claustration qu’une fatalité tout humaine réservait à son souffle de déesse.