Antoine Strobel-Dahan Pourquoi se rend-on à Auschwitz aujourd’hui? Pourquoi existe-t-il un tourisme mémoriel qui conduit les gens à Auschwitz?
Audrey Kichelewski On se rend à Auschwitz, plus qu’ailleurs, parce que les autres camps ont été aménagés plus tardivement et présentent moins d’aménagements, tout simplement parce qu’il n’y a plus de traces. Mais Auschwitz a acquis dans les trente ou quarante dernières années, une valeur de symbole: la Shoah c’est Auschwitz, quoique l’historiographie, ces dernières années, se soit rendu compte que la Shoah ce n’était pas uniquement l’extermination scientifique et froide dans les camps, mais aussi la « Shoah par balles » qui a précédé la construction des centres de mise à mort. Avant l’extermination industrielle décidée à Wansee en 1942, il y eut ce génocide impliquant le face à face avec la victime et donc toute une autre forme d’horreur.
ASD Depuis quelques décennies, la génération des petits-enfants se rend plus à Auschwitz, comment l’expliquez-vous ?
AK Si l’on se rend aujourd’hui à Auschwitz, c’est sans doute pour essayer de comprendre mais, du point de vue plus particulier de cette troisième génération, il devient possible d’y aller en raison de la distance générationnelle et temporelle. C’était bien moins concevable pour les générations précédentes. On peut s’y rendre, aujourd’hui, parce que les grands-parents ne sont plus là pour poser l’interdit. Mais la volonté de comprendre comment ils sont morts s’accompagne aussi d’un autre mouvement : une volonté de savoir comment ils ont vécu. Et nombreux sont ceux qui vont chercher la maison d’enfance, le shtetl, le quartier où ont grandi les grands-parents.
ASD Qu’y a-t-il à trouver sur les lieux de vie d’avant-guerre?
AK C’est avant tout une démarche symbolique; mais fondamentalement, on est irrémédiablement déçu, parce que tout a été soit détruit, soit tellement travesti ou transformé qu’on ne peut y trouver ce qu’on y cherche. On peut avoir l’impression d’une forme d’usurpation, ressentir une révolte, en se rendant compte du néant, que la vie juive a vraiment disparu. Mais il faut être lucide, ces bâtiments existent, il n’y a plus de juifs pour les occuper, et on ne peut pas faire des musées partout, donc oui, ce sont des Polonais qui habitent aujourd’hui les maisons de nos grands-parents.
ASD La déception vient-elle aussi de la confrontation à cette vie qui a continué?
AK Les gens qui sont là, qu’on croise dans ces villages, sont aussi une troisième génération. On dit souvent qu’ils ne savent pas, mais lorsqu’on creuse un peu, les gens savent que le mikvé était à tel endroit ou l’école à tel autre. Il existe donc un savoir inconscient qui s’est transmis, auquel s’ajoutent des initiatives locales d’enseignants qui font un travail pédagogique voire même d’entretien des lieux de mémoire. Cependant, il faut admettre que la vie a continué et globalement dans l’indifférence générale: tous ces cimetières juifs totalement à l’abandon, c’est triste et ça peut révolter.
ASD Que se passe-t-il lorsqu’on se rend pour la première fois à Auschwitz, que ressent-on?
AK C’est compliqué, parce qu’avant d’y aller, on s’imagine que ça va être terrible, une noyade émotionnelle. Pour moi, il n’en a pas été ainsi, j’ai été presque déçue par ce que j’ai ressenti, presque culpabilisée de ne pas m’effondrer. Mais au-delà de cette émotion, ça ne sert pas à rien d’y aller : si ça n’aide pas à comprendre, ça aide à ne pas comprendre, justement. Cela dit, même sans ce sentiment de pétrification, j’en garde un souvenir très fort, très émouvant.
ASD Vous y êtes retournée souvent depuis. Comment vivez-vous cela? Estimez-vous « bien connaître » Auschwitz, être une habituée du lieu?
AK Ça ne deviendra jamais un lieu où j’aime à aller et je n’y vais jamais sans une forme d’appréhension. Mais mon intérêt pour la Pologne va au-delà et était d’ailleurs antérieur à ma première visite à Auschwitz. En tant qu’historienne, j’ai travaillé sur la Pologne avant la Shoah, sur la Pologne après la Shoah, mais jamais sur la Shoah elle-même. Donc je n’ai jamais été amenée par mon travail à fréquenter Auschwitz quotidiennement. Mais lorsque je m’y rends, c’est généralement la professionnelle qui va là-bas.
ASD Que pensez-vous d’emmener des « scolaires » dans les camps?
AK Je n’ai pas d’avis vraiment tranché sur la question, d’abord parce que je suis historienne et non professeure d’histoire. Parfois, lorsque je vois ces groupes, je me demande à quoi ça sert : ils n’écoutent pas, on a l’impression qu’ils sont traînés là et que ça ne leur apporte pas grandchose. Je crois qu’il faut éviter l’aller-retour dans la journée pour voir Auschwitz. Il faudrait faire un effort en ce sens; c’est essentiel dans la compréhension de l’autre, y compris de la vie juive. Dans la mesure du possible et idéalement, cela leur ferait du bien de ne pas voir qu’Auschwitz. Même si, globalement, tout va dépendre de comment la visite a été préparée, de comment elle va se dérouler. En dépit de mes doutes parfois en tant qu’observatrice de ces groupes, je suis convaincue que c’est une graine pour plus tard. Notamment parce qu’en observant ou accompagnant ces scolaires, je me suis rendu compte que la matérialité des lieux a son importance, qu’ils sont impressionnés par les lieux et par les témoignages en situation.
ASD Auschwitz est devenu un symbole, mais Auschwitz est aussi une exception parmi les camps d’extermination nazis: c’est le seul qui était également un camp de concentration. Cela ne constitue-t-il pas un obstacle à la compréhension?
AK Concernant les descendants de déportés de France, s’ils veulent se rendre sur les lieux de leur histoire, il est logique qu’ils aillent à Auschwitz, parce que c’est là que fut déportée l’immense majorité des juifs de France. Mais il est vrai qu’Auschwitz est extrêmement complexe à appréhender, y compris lorsqu’on est historien, y compris lorsqu’on y est retourné plusieurs fois, et malgré les efforts qui ont été faits à Auschwitz pour améliorer l’intelligibilité du lieu. Il y a une distinction fondamentale entre d’une part le camp de travail où ont péri principalement des prisonniers politiques polonais catholiques et d’autre part, trois kilomètres plus loin, le camp d’extermination pour les juifs. Et par définition, il y a beaucoup moins à voir dans un camp d’extermination que dans un camp de concentration: il n’y a pas d’autre infrastructure que celles de la mise à mort. Partant, il faudrait effectivement une préparation considérable en amont, qui est complexe sinon impossible à mener avec une classe scolaire qui a tout un programme à étudier. Fautil, pour autant, y renoncer? Je ne crois pas, parce que cet instant d’émotion va peutêtre, plusieurs mois ou années plus tard, provoquer une envie de savoir, amener le jeune adulte à creuser par lui-même. Cela, tout comme le visionnage d’un film ou la lecture d’un roman, je suis persuadée que ça peut être plus pédagogique qu’une heure de cours sur table.
ASD Que doivent alors devenir ces lieux dans lesquels il n’y a finalement pas toujours grand-chose à voir? Ne sont-ce pas également des lieux de pèlerinage?
AK C’est certainement sur ce paradoxe qu’on devrait réfléchir: pas nécessairement essayer de voir ce qu’il n’y a plus à voir, mais interroger ce qui n’est plus. On le sait lorsqu’on est sur place, et on nous le rappelle: ce sont des cimetières – et les gens le savent et le sentent, y compris les enfants en voyage pédagogique. La mission du pédagogue est aussi d’inclure cette dimension éthique dans son propos – ce qui ne constitue pas une préoccupation majeure de l’historien. Au-delà, la question de ce qu’il faut faire des lieux est une vraie question, et qui est posée notamment au sein du musée à Auschwitz. Parce qu’il y a la décomposition, l’érosion, le temps qui passe. Après la question de l’entretien va se poser celle de la rénovation. Je serais assez mal à l’aise si on devait reconstruire des infrastructures, si on faisait « le camp comme si vous y étiez ». Je ne serais pas choquée qu’on décide un jour de ne pas reconstruire les baraquements d’Auschwitz jusqu’à ce que le temps les mange, à condition qu’on n’oublie pas ce lieu. C’est là aussi que l’art, sous toutes ses formes, la littérature, le cinéma, les arts graphiques, nourri par le travail des historiens peut intervenir et ouvrir un nouveau champ mémoriel.