Tous ceux qui me connaissent le savent et je ne m’apprête à révéler aucun scoop : j’ai une idole. J’en conviens, cet élan est problématique pour un rabbin qui ne cesse d’enseigner le refus de l’idolâtrie, la méfiance à l’égard de tout ce qui, dans la vie, nous fait prendre une partie pour un tout, un point de vue pour une vérité absolue.
Pourtant je ne cherche pas à m’en cacher : je voue un de ces « cultes » qui fait de moi une fan. Pour m’en justifier un peu, je m’abrite derrière la masse de ceux qui partagent cette dévotion, toutes celles et ceux qui partagent ma condition. C’est que mon idole, voyez-vous, est commune à bon nombre de mes proches. Elle est d’ailleurs partagée par une bonne partie de l’équipe Tenou’a (avec une mention spéciale pour l’ami Laurent S.) Au classement annuel des idolâtries nationales, la mienne arrive d’ailleurs systématiquement en première place. Elle se nomme Jean-Jacques Goldman.
Fan de Jean-Jacques Goldman depuis si longtemps, j’ai pris l’habitude secrète (qui ne le sera plus tant que cela à partir de maintenant…) de glisser régulièrement des paroles de ses chansons au cœur de mes sermons rabbiniques aux moments les plus improbables et de tenter ainsi de détecter dans l’auditoire celles et ceux qui partagent ma fantaisie musicale. Les fidèles de ma synagogue ne s’en aperçoivent pas toujours. Certains ne remarquent pas forcément lorsque je commente la solitude de l’homme au début de la Genèse qu’Adam « marche seul, sans témoin sans personne, que ses pas qui résonnent ». Ils ne comprennent pas toujours pourquoi aux soirs de la fête de Hanoukka, j’affirme solennellement que ces bougies resteront « comme une lumière qui tiendra chaud dans nos hivers », ni pourquoi je les invite à revenir le lendemain à l’office de Shah’arit pour « encore un matin, qui ne sert (pas) à rien ». Qu’importe ! À chacun ses références culturelles et ses exégèses secrètes.
Plus sérieusement, il m’est souvent arrivé de me demander pourquoi les paroles des chansons de Jean-Jacques Goldman me touchaient tant, de quelle manière elles faisaient écho en moi au point de dialoguer avec l’écriture de mes discours ou mes enseignements.
Et j’ai fini par développer une théorie sur ce sujet : le thème le plus central de l’œuvre de Goldman, le motif récurrent de très nombreuses chansons qu’il a écrites, est celui du voyage. Et je crois bien que cette invitation est pour moi le plus puissant des échos à ma « théologie » personnelle.
Dans les chansons de Goldman, il s’agit souvent d’aller « là-bas », de savoir que « long is the road », mais de croire qu’un jour « on partira », de se souvenir que seules « les routes sont belles et peu importe où elles nous mènent », savoir que par amour, on peut toujours dire à l’autre « j’irai où tu iras », ou même le laisser partir quand on sait que « c’est ailleurs qu’ira mieux battre son cœur »…
La philosophie JJG-ienne, son credo peut-être, est celle du départ nécessaire et du rêve d’un ailleurs, d’une terre promise qu’on peine à rejoindre mais à laquelle on rêve quand même.
Et le rabbin que je suis regarde avec tendresse la petite fille, la jeune fille et la femme qui ont chanté depuis si longtemps à tue-tête les mêmes refrains et ce rabbin y entend sans cesse l’écho des promesses ancestrales de la tradition juive.
La question n’est pas de savoir si le chanteur et l’auteur cherchaient à y placer ce que le rabbin y trouve mais de reconnaître comme c’est toujours le cas quand on lit ou qu’on écoute un texte que celui qui entend les mots y trouve toujours bien plus (ou bien autre chose) que ce que l’auteur a cru y placer.
Je suggère, ce qui fera sans doute rire certains, que les chansons de la culture populaire sont parfois le plus puissant midrash, l’interprétation contemporaine la plus fertile de nos récits ancestraux ou de nos narratifs sacrés.
L’humanité dans la Genèse commence son histoire dans l’expulsion d’un jardin d’Éden où ses rêves sont encore étroits. Impossible d’y retourner car un ange à l’épée virevoltante ferme les portes à l’entrée du paradis.
Un peu plus tard, un homme nommé Noé navigue loin de ses terres d’origines, vers la renaissance d’une humanité différente, qui ira s’installer partout à travers le monde, qu’importe la place, qu’importe l’endroit.
Il faut encore attendre dix générations pour faire la connaissance d’Abraham, l’homme qui se met en route depuis Ur en Chaldée vers un ailleurs que l’Éternel lui indique sans lui préciser de destination.
Et à chaque génération ou presque le voyage recommence : Jacob prend la route de l’exil et ses enfants celle de l’Égypte. Et quelques générations plus tard, leurs descendants asservis trouveront la force d’un nouveau voyage, se libéreront de l’esclavage pour traverser un désert, loin de leurs villes ou de leurs villages, en entendant la même injonction que celle qu’Adam le premier homme, ou qu’Abraham le premier patriarche avaient entendue avant eux : tu ne retourneras pas sur la terre de tes origines, ni sur celle d’Éden où tu avais été placé, ni dans la Chaldée de tes pères, ni sur les terres matricielles de l’Égypte que tu as connue. Sache partir vers un ailleurs et ne jamais revenir au point de départ. Dans ton exil, essaie d’apprendre à ne pas revenir, même bien plus tard…
Levinas a écrit un jour que telle est la différence entre le chemin d’Uysse et celui d’Abraham. Ulysse veut à tout prix retrouver Ithaque. Abraham sait qu’il ne reviendra jamais à Ur.
La condition de l’Hébreu est pour toujours celle d’un voyageur en chemin ou, pour le dire autrement, de quelqu’un qui sait qu’il devra se « casser », dans tous les sens du terme. Accepter que sa mise en route et son impossible sédentarisation définitive deviennent sa condition existentielle, sa faille à tout jamais impossible à colmater
Et de génération en génération, quelque chose se transmet de cet héritage indéfinissable et mobile. « Nos filles sont brunes, on parle un peu fort, et l’amour et l’humour sont nos trésors », mais pas seulement. Il est un autre trésor que l’on se donne : celui de notre éternel voyage, qui nous interdit la pleine installation même quand on se croit à la maison.
Certains diront qu’Israël fait exception à la règle, et que cette terre promise est le lieu d’une installation pérenne. Ce n’est pas tout à fait exact.
Lorsqu’Abraham atteint enfin la terre promise et y acquiert pour la première fois un morceau de terre, à Kiriat Arba près de Hébron, il se présente ainsi aux habitants de la région : « Je suis un Ger Toshav* à vos côtés ». L’expression est presque intraduisible et raconte à elle seule la destination du voyageur hébreu.
Ger est un habitant, c’est-à-dire quelqu’un qui vient de l’étranger et trouve sa place sur une terre d’accueil. C’est un migrant qui s’intègre.
Toshav est un résident, mais littéralement c’est quelqu’un qui revient, et opère un « retour » (teshouva en hébreu) vers une origine.
En deux mots collés l’un à l’autre, Abraham énonce une identité impossible. Il sera sur cette terre promise, à la fois un habitant qui reconnaît son étrangeté c’est-à-dire un outsider qui cherche refuge… et simultanément il opère un retour vers une terre originelle sur laquelle il n’est pourtant pas né. Comment peut-on être à la fois un étranger et un enfant du pays ? Est-il possible d’être à la fois quelqu’un qui réside pleinement dans un lieu qui l’accueille, mais qui garde en mémoire sa pleine étrangeté, l’héritage d’un voyage qui l’a à tout jamais déraciné ? C’est tout l’enjeu de l’identité hébraïque dont le judaïsme est porteur : un infini voyage qui emmène chacun de nous, même lorsqu’il est à la maison, dans la conscience qu’on se perd toujours un peu si on reste là, si on oublie, où que l’on soit, qu’il existe toujours un là-bas.
* Voir p. 56, le grand entretien avec Raphaël Zagury-Orly
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