Je suis là. Où ? Cette fois-ci… dans la classe de Rabbi Aquiba, au IIe siècle de notre ère et au neuvième rang, juste derrière Moïse. Oui, je sais, quinze siècles, au moins, supposément, séparent ces deux grandes figures. Alors qu’est ce qu’il fait là, Moïse ? Et moi ? Lui écoute l’enseignement de Rabbi Aquiba, l’un des maîtres de sa génération et moi, Yentl, je le regarde… occasion unique de voir le plus grand et le plus humble des prophètes d’Israël dont on dit qu’à 120 ans, l’âge de son départ terrestre, « son regard ne s’était pas terni et sa force point épuisée ». Je suis invisible, et assise à une place vide ; j’ai cette capacité parfois, en traversant le temps, de passer inaperçue de certains. D’ailleurs, n’est-ce pas le cas de Moïse aussi ? Il écoute Rabbi Aquiba, celui qui, après une vie de berger, méprisant voire haïssant les sages au point de vouloir les mordre, décida pourtant, à quarante ans, de s’atteler, jour et nuit, à l’étude de la Torah. Moïse écoute… et il ne comprend rien… « Ses forces déclinent… ». C’est exact, je peux en témoigner mais ce que ne relate pas le traité talmudique Menahot qui rapporte cet épisode, c’est que Moïse transpire, il est pâle, il tourne sa tête à droite et à gauche. C’est sa Torah – on l’appelle bien « les cinq livres de Moïse » ! – celle qu’il a reçue de l’Éternel et qu’il a transmise fidèlement, de façon écrite et orale – ne l’oubliez pas –, aux douze tribus de Jacob. Et il ne comprend un piètre mot de ce qu’il entend.
– Elles étaient 13
– Quoi ?
– Les tribus de Jacob
– Mais de quoi je me mêle, mon porte-plume ?
– Réouven, Simon, Lévi, Juda, Issachar et Zevoulon, fils de Léa, Dan et Naftali, fils de sa servante Bilha, Joseph et Benjamin, fils de Rachel et Gad et Asher, fils de sa servante, Zilpah, toutes épouses ou concubines de Jacob dit Israël.
– Et ben le compte est bon, non ?!
– Non… Car Menassé et Efraïm, les fils de Joseph, comptaient à sa place. Ils étaient donc bien 13. Sans compter Dina fille de Léa, l’unique fille de Jacob… D’ailleurs Yentl, ne serais-tu pas une descendante de la tribu de Dina ? me demande-t-elle malicieusement.
Avais-je le temps, je vous le demande, de polémiquer voire de discuter avec mon porte-plume ?!
Je suis là, assise dans la classe de Rabbi Aquiba, lui qui « pouvait déduire des montagnes de lois de chaque couronne des lettres de l’alphabet hébraïque ». (…) Traverser le temps, ce n’est pas rien. Je suis
là juste derrière Moïse et je dois prendre le temps de compter les tribus d’Israël ?!
« Et pourquoi pas ? », m’aurait dit Avigdor, nous qui, dans la nouvelle de Singer, partagions le même stender, pupitre, à la yeshiva, école talmudique, et discutions pendant des heures. « D’une chose, tu en apprends une autre » et il se serait enfourné une bouchée de cette galette au sarrasin que je lui aurais offerte, comme chaque matin en m’arrêtant à la boulangerie de notre shtetl, notre bourgade. « Ne t’es-tu jamais demandé pourquoi le Talmud ne répond pas directement à la première question qu’il pose au début de ses deux mille neuf cent quarante-sept folios : « À partir de quand peut-on réciter la prière du Shema, “Écoute Israël”, le soir ? ». Oui, pourquoi ne pas répondre directement au lieu d’énoncer : « À partir du moment où les prêtres rentrent manger le prélèvement des sacrifices jusqu’à la fin de la première veille »… ? Quels prêtres ? Quel prélèvement? Quels sacrifices ? Quelle fin de première veille ? N’eut-il pas été plus simple de dire « au moment où sortent les étoiles » ? C’est tout. Un peu plus, j’aurais détourné mon attention de Moïse et de Rabbi Aquiba, et j’aurais poursuivi la discussion sur le premier traité talmudique, des Bénédictions, avec mon haver, mon compagnon d’étude, Avigdor. Qui osera dire la jouissance que procure l’étude des textes de notre tradition ? Nous nous balancions de part et d’autre du stender, nos voix s’élevaient, nos doigts argumentaient le poing fermé et le pouce de l’avant en dessinant dans l’air des demi-cercles belliqueux. C’est une guerre, une confrontation avec ces textes qui nous en demandent tant que chacune de leurs lettres est discutée, sommée de dire la vérité… Maîtres de l’interprétation, nous sommes les rois du monde ! Et ce ne sont point les rues boueuses, l’hiver et la Vistule que nous voyons, mais bien les montagnes de Sion. Et pourtant, Singer disait souvent, je l’entendais de ma page imprimée :
« Il me suffit de fermer les yeux et d’arpenter ma mémoire et je revois tout, tel quel. Je me rappelle encore très clairement cette époque où je vivais à Radzimin (sa ville natale, je précise), puis ma jeunesse à Bilgoraj. J’ai entièrement reconstitué ma vie depuis l’âge de deux ans. » Et il ajoutait : « Ce n’est point Manhattan qui s’étend devant moi de ma fenêtre du 14e étage mais ma ville bien aimée, Varsovie. Au fond que je n’ai jamais quitté la rue Krochemal de mon enfance et de mon adolescence, ou le club des écrivains yiddish au 13 de la rue Tlomacka ».
Mais voilà, Singer n’était pas là et Avigdor, mon compagnon d’étude non plus.
Qu’enseignait Rabbi Aquiba ? Je ne sais plus tant j’étais médusée par la vision du visage de Moïse. Depuis ses rendez-vous célestes avec l’Éternel, il portait un voile presque en permanence car son aura était fulgurante. Alors là, j’en profitais, je le dévisageais, j’en prenais plein les mirettes.
Ce n’est pas la première fois, pourtant, me diriez-vous qu’un fondateur ne reconnaît pas ses héritiers ! La liste des détournements est longue. Tenez, prenez, par exemple, ce verset du Lévitique, du troisième livre de Moïse justement, repris dans les Évangiles : « Tu aimeras ton prochain comme toi-même »…
– Et l’Inquisition eut lieu avec son cortège de tortures, d’autodafés, de meurtres et d’expulsions des Juifs de pays où ils vivaient depuis des centaines et centaines d’années, poursuivit mon porte-plume qui devinait très bien ma pensée.
– Jésus le Nazaréen se serait-il reconnu dans Torquemada ? !
– Et le Baal Shem Tov, le fondateur du hassidisme, rabbin miraculeux se retrouverait-il dans ces hommes en noir, ses disciples d’aujourd’hui qui semblent souvent si sévères ? », interrogea encore mon porte- plume.
– Leavdil, m’exclamai-je, « rien à voir ! »
Mais je songeais, se reconnaît-on parfois en soi-même ? Moi, je ne savais plus si j’étais une femme ou un homme depuis que j’avais coupé mes cheveux en gardant des mèches pour des papillotes, mis un tallit katan avec des tsitsit, des franges rituelles, sur ma peau et enfilé une lévite noire pour me faire passer pour un mâle afin de pouvoir étudier le Talmud.
– Moi Elisabeth Maggie, j’ai inventé le jeu du Monopoly en 1904 pour dénoncer le capitalisme et non pour que, en 1929, en pleine dépression, un représentant de commerce ne décide d’en faire un jeu pour s’initier aux subtilités des ventes et locations de l’oncle Sam et de le vendre à la firme des Parker Brother, avec toujours un seul gagnant !
– Moi j’ai été créée pour soigner les angines de poitrine et il s’avère que je suis plus efficace pour traiter l’impuissance sexuelle et les érections masculines. De Sinédafil je suis devenue Viagra.
– Moi je suis la lettre « e » que l’écrivain Georges Perec n’use jamais dans son roman La Disparition. Qu’est-ce que je fais ici ?
– « Moi, j’étais sur le point de franchir le seuil de son âme quand une autre histoire m’a bousculée… ». Demandez à Mikhoëls, l’acteur yiddish assassiné par Staline, lorsqu’il se préparait dans sa loge, tous les textes du théâtre juif se précipitaient pour attirer son attention ! Enfin, si j’en crois mon porte-plume qui a intercepté ces dialogues rapportés scrupuleusement dans l’une de ses pièces de théâtre.
– Moi…
Oh doucement, ça s’embrouille dans ma tête toutes ces voix. Maggie, Parker, Viagra, Potter, Perec, Porte-Plume, Mikhoëls…
– Rabbi et d’où sais-tu cela ? finit par demander un élève à Aquiba durant sa leçon
– C’est une loi qui fut donnée à Moïse au Mont Sinaï.
Et là, Moïse s’est revigoré… N’avait-il pas transmis simultanément une Torah écrite et une Torah orale, la seconde interprétant les silences, les non-dits, les redondances, les ambiguïtés de la première ? Il avait surtout transmis les règles d’interprétation d’un texte quasi inépuisable, livrant ses secrets au fil du temps et de la capacité de renouvellement de ses lecteurs. Se serait-il douté qu’au temps d’Aquiba, le judaïsme ne se transmettrait plus par le père comme dans sa Torah mais par la mère ?
– Et que plus tard, ajouta mon porte-plume, la polygamie serait même interdite ? Alors, qu’a fait Moïse, me demanda-t-elle encore? Il s’en est retourné tranquille mais intrigué vers Dieu ; cependant, je n’ai pas eu l’audace de le suivre, j’ai juste regardé le traité Menahot du Talmud de Babylone pour me rappeler la suite de l’histoire :
– Un tel homme d’une telle valeur et c’est à moi que tu as confié la Torah. Et quelle est sa récompense sur terre ?
– Retourne-toi, lui dit encore le Tout-Puissant
Et de nouveau, Moïse traversa le temps et vit Rabbi Aquiba mourir sous d’atroces souffrances au temps des Romains. On lui arrachait, pour avoir bravé l’interdiction d’enseigner la loi de Moïse, chaque peau de son corps, jusqu’à ce qu’il expire en disant justement la prière du « Écoute Israël ».
– Je ne parviens pas à comprendre ton Dieu qui ignore la Shoah. Tant de saints ont été menés aux chambres à gaz sans qu’ils n’aient commis aucun crime. Et en y allant, ils récitaient le « Écoute Israël », ce credo de la foi juive.
– Mon fils, lui répondit Singer – car il avait un fils, du nom d’Israël, qui a rapporté leurs conversations, dans un livre. J’en avais d’ailleurs déjà entendues certaines en direct, figée comme personnage dans ma nouvelle, qui s’étaient tenues dans le salon. Nous ne pouvons pas tout comprendre. Il semble que Dieu fasse des promesses qu’il n’est pas pressé de tenir. Il a donné la terre sainte aux Juifs et il leur a fallu deux mille ans pour la gagner. Parfois j’ai envie de sortir dans la rue avec un piquet de grève avec un grand panneau disant : « Dieu est injuste ».
D’autres ont été plus loin dans la pénombre des ghettos ou des chambres à gaz. Ils ont convoqué des tribunaux terrestres composés d’érudits et de rabbins et, devant des femmes, des enfants, des vieillards, émaciés et en guenilles, ils ont assigné Dieu pour non-assistance à personnes en danger.
Moi qui ai vécu dans le monde d’avant et d’après, je peux vous dire qu’il y a une différence… Mais je ne suis qu’un être de papier et eux sont partis en cendre et fumée.
Les sources
– « (…) son regard ne s’était pas terni et sa force point épuisée », Deutéronome 34 :7
– Rabbi Aquiba, l’un des plus grands maîtres du Talmud (Ier et IIe siècles). Avant de se marier avec Rachel et de commencer à étudier la Torah, il était berger et haïssait les sages « au point de vouloir les mordre » rapporte le traité Pessahim 49b.
– Le récit de cette traversée du temps de Moïse est relaté dans le texte du traité Menahot 29b du Talmud.
– « À partir de quand récite-t-on le “Écoute Israël”? » : Avigdor cite ici le début du Traité Berakhot (« Bénédictions ») 2a.
– Les paroles de I.B. Singer que rapporte Yentl sont des citations réelles ou adaptées de Singer notamment à partir de l’un de ses écrits autobiographiques, Au tribunal de mon père. Souvenirs. Mercure de France, 1966.
– Sur le voile que portait Moïse quasiment en permanence de retour de l’une de ses expéditions célestes, voir Exode 34:29-33.
– « Tu aimeras ton prochain comme toi-même », Lévitique 19:18, of course.
– « Moi, j’étais sur le point de franchir le seuil de son âme quand une autre histoire m’a bousculée… », citation extraite de la pièce Salomon Mikhoëls ou le testament d’un acteur juif du porte-plume, Sonia Sarah Lipsyc, Cerf, 2002
– « Je ne parviens pas à comprendre ton Dieu qui ignore la Shoah, etc. » : cette conversation est rapportée par Israël Zamir dans Mon père inconnu: I. Bashevis Singer, Arlea, 1998
– « Ils ont assigné Dieu pour non-assistance à personnes en danger », Yentl fait allusion à ces tribunaux terrestres dont Élie Wiesel, par exemple, a été témoin. Il le mentionne en quatrième page de couverture de sa pièce de théâtre Le Procès de Shamgorod – Tel qu’il se déroula le 25 février 1649, pièce en trois actes, Seuil, 1979