Nous sommes le samedi 3 février 2063. La vieille chanteuse se réveille et tente péniblement de se lever. Elle se souvient soudain que c’est le jour de son anniversaire et se hâte de l’oublier. Elle se rappelle que c’est en ce jour qu’elle doit chanter au grand banquet annuel des Sociétés juives de France enfin unies, « ni droite ni gauche » étant leur slogan préféré. Elle réfléchit à son itinéraire car c’est une grande angoissée qui a toujours peur d’être en retard. Elle prendra la rue Proste gas (anciennement rue Ordener), déboulera boulevard Shabes Tepl (anciennement boulevard Sébastopol) et arrivera enfin rue Kalte zokn (anciennement rue Basfroi) où se trouve le sublime centre culturel yiddish à l’architecture futuriste, d’une modernité flamboyante. Elle prendra sa bicyclette évidemment, une bicyclette pour vieux.
Elle pénètre enfin dans le sublime local, acclamée par une foule énorme de jeunes gens joyeux mais respectueux, tellement heureux de voir enfin leur idole, « l’idole des jeunes ». Les décorateurs diplômés ont transformé l’immense salle en shtetl rutilant, une sorte d’idéal de shtetl, comme dans un rêve. Au fond, sur une immense table, est dressé le buffet où l’on ne voit ni cacahuètes, ni chips, ni même de noix de cajou, mais seulement des mets anciens, « comme là-bas », sans huile et sans oignons et des multitudes de fruits, car on n’oublie pas qu’il est impératif d’en manger cinq par jour. Personne ne se jette sur la nourriture, cela c’était avant… La vieille chanteuse entre enfin sur scène et ne fait plus son âge, tellement heureuse de retrouver son public de jeunes qui chantent avec elle tout son répertoire, connaissant chaque mot par cœur sans en connaître le sens. C’est son plus bel anniversaire ! Le yiddish n’est plus une langue pour vieux.
Cette langue dont on a tant prédit la mort vivra encore, une vie dans d’autres langues, une vie en français, en anglais, et bien sûr en hébreu. Elle sera un objet d’étude pour quelques chercheurs fous, on l’entendra encore en sortant de la gare d’Anvers, en pénétrant dans les quartiers religieux de Londres, New York ou Jérusalem. Des poètes et des écrivains continueront d’écrire en yiddish, et quand l’heure de la résurrection sonnera enfin et que les morts se réveilleront, ainsi que le rappelle I.B. Singer dans son discours de réception du Prix Nobel de littérature en 1978, ils demanderont (en yiddish) : « Y a-t-il un nouveau livre à lire en yiddish ? »