Yolande Zauberman: “Les ennemis sont des couples”

Rencontre avec Yolande Zauberman, la réalisatrice de Would you have sex with an Arab? (2012), M (2019) et La Belle de Gaza, des documentaires qui, dans la nuit noire, voyagent d’une frontière à une autre, d’un déraciné à un autre. 

Yolande Zauberman © Céline Nieszawer

Léa Taïeb Il y a quelques jours, vous avez présenté La Belle de Gaza au Festival de Cannes, un film dans lequel vous partez à la recherche d’une femme trans qui aurait marché de Gaza à Tel Aviv. Après le 7 octobre, vous avez pensé à décaler sa sortie et, finalement, vous avez respecté votre calendrier initial. Pourquoi ce film peut-il nous consoler? 

Yolande Zauberman J’étais écrasée par tout ce qu’il se passait depuis le 7 octobre, donc je pensais qu’il fallait reporter la sortie du film (tout en considérant qu’il était presque indécent de se poser la question). Mais j’ai l’habitude d’organiser des projections pendant le montage du film, parce que j’ai envie de comprendre ce que les gens comprennent ou ne comprennent pas, ce qu’ils sentent ou ne sentent pas. Et, à la suite de ces projections, les spectateurs m’incitaient à sortir le film et à le sortir maintenant !
Donc, avec ma production, nous avons décidé d’organiser une projection à Paris au cinéma le Grand Action en novembre 2023 pour décider du décalage ou non de la sortie du film. Nous y avons invité des personnes issues de milieux différents, de différentes nationalités, religions et cultures. Dix minutes après le début du film, j’ai quitté la salle parce que j’avais l’impression de voir le film avec les yeux de quelqu’un qui le rejetterait. Pendant toute la durée du film, j’ai marché et, quand je suis revenue, j’ai découvert un public lui aussi en larmes, submergé par l’émotion. 
Depuis ses toutes premières projections, ce film est entouré par tellement d’intelligence, y compris de la part de personnes qui se disaient “contre”. Se produisent de légers déplacements, quelque chose de bouleversé, dans ce que les spectateurs croyaient. Je n’en demande pas beaucoup plus. 

LT Comment est née cette obsession pour la Belle de Gaza, une femme trans qui aurait accompli l’impossible, l’impensable? 

YZ Après le tournage de M [au cours duquel Yolande Zauberman avait filmé trois femmes trans dans la nuit, dont l’une avait raconté venir de Gaza], j’ai été obsédée par cette femme qui serait venue de Gaza à pied. D’une part parce que Gaza, c’était un véritable trou noir dont personne ne voulait parler, même si aujourd’hui c’est le centre du monde. D’autre part parce que je crois beaucoup à l’archéologie et à la mythologie et que c’est à Gaza que l’on trouve la présence de Samson et Dalila [c’est à Gaza que Samson confie le secret de sa force à Dalila, sa chevelure. Dalila, qui l’a séduit, le livre aux Philistins, le peuple ennemi]. 
Comment cette femme, qui réunit le genre masculin, le genre féminin, Israéliens,  Palestiniens, Gaza, Tel Aviv, Musulmans, Juifs, voit le monde avec tous ces ennemis en elle? Qu’est-ce que la paix? Qu’est-ce que la guerre? Comment ça se passe à l’intérieur d’elle-même? Je suis obsédée par l’idée que les ennemis sont des couples qui se transmettent, s’influencent dans le pire et, parfois, le meilleur, donc, j’ai voulu aller à sa rencontre.
Mais, en allant chercher cette femme, j’ai trouvé autre chose: j’ai rencontré des femmes extraordinaires qui reviennent sur leur chemin de liberté, qui racontent ce qu’elles ont vécu, ce qu’elles ont vu. Il y a de l’autre en elles. 

LT Dans quelles mesures La Belle de Gaza s’inscrit-elle dans une trilogie après Would you have sex with an Arab? (2012) et M (2019), des documentaires qui donnent corps à nos invisibles, à nos dénis? 

YZ Dans ces trois films, quelque chose de commun se dégage: le sexe est politique. Dans Would you have sex with an Arab?, j’interroge le désir de l’un pour l’autre (du Juif israélien pour l’Arabe israélien ou de l’Arabe pour le Juif). Désirer une personne, c’est quelque chose de politique, on ne désire pas par hasard. La politique agit sur ce qui se joue au lit. Pendant le tournage, j’ai pris conscience de la dissymétrie: si une personne juive tombe amoureuse d’une personne arabe, elle est considérée comme toxique par son entourage, comme si elle avait avalé un bout de bombe atomique – ce qui m’a étonnée: j’avais toujours entendu que, chez les Juifs, l’amour était au-dessus de tout.
Ces films, je ne les réalise pas sur des mondes mais dans des mondes. J’y suis, à l’intérieur. Dans chacun de ces films, le spectateur peut trouver son reflet, se projeter dans l’histoire de celles et ceux que je filme.

LT Comment mettez-vous en confiance les personnes que vous approchez, que vous filmez de façon très rapprochée? 

YZ Déjà, nous sommes très peu nombreux (entre quatre et six personnes dont moi à la caméra, une personne qui prend le son, une autre la lumière) à s’immiscer avec la caméra, contrairement à une équipe de fiction. Et puis, je n’explique pas tellement ce que je recherche, je filme peu et je pose les questions qu’un enfant pourrait poser. Je ne sais pas faire de small talk donc j’attends, je bouge autour, je regarde. Au moment du tournage de Would you have sex with an Arab?, je laissais parfois les personnes que j’interrogeais raconter tout ce qu’elles pensaient et une fois épuisées, je leur posais la question: “Would you have sex with an arab?” [Pourriez-vous coucher avec un.e Arabe?]. Mais, je n’ai pas de méthode, j’y vais à l’instinct et, en général, la personne réagit.  

LT Comment revenir sur le chemin du désir, du corps et moins des identités divergentes, polarisées, en guerre?

YZ Je ne sais pas, je n’ai aucun pouvoir de divination même s’il arrive que l’on donne à mes films des pouvoirs prophétiques. Je peux dire ce que je pressens mais là, je ne pressens rien du tout, j’ai assez peur de tous les côtés. Dans Would you have sex with an Arab?, je donne la parole à Juliano Mer-Khamis [notamment directeur de théâtre de la Liberté à Jénine, assassiné en 2011] qui assurait que le problème palestinien ne pourrait pas se résoudre au lit. Il était convaincu que les uns mangeraient les autres ou inversement. Et, cette phrase m’a transpercée à tel point que j’ai construit tout le film autour de cette affirmation, dans l’idée de la compenser. Je pense que la paix, c’est un désir, une solution vers laquelle on pourrait se diriger. Et comme l’avait relevé un humoriste israélien, il y a quelques années, on a bien réussi à faire la paix avec les Allemands. C’est quelque chose de possible, il suffit juste de le vouloir. Et si cela arrive, le Moyen-Orient pourrait être le plus beau “continent” du monde, j’y crois depuis que je suis adolescente. 

Lire la critique de La Belle de Gaza par Léa Taïeb