9 AV 5778 : SINAT H’INAM
Tisha be'Av et la haine gratuite
Vous souvenez‐vous de la « faute des explorateurs » dans la Torah ?
Moïse envoie douze hommes pour explorer la Terre promise et en faire le récit aux Hébreux. Mais ce qu’ils y trouvent ne leur plaît pas et, découragés, dix d’entre eux (tous sauf Josué et Kaleb) parviennent, par leur récit, à démoraliser un peuple tout entier dans le désert. Cet épisode est considéré par nos sages comme une faute extrêmement sévère de nos ancêtres, et il aurait eu lieu à une date bien précise.
Selon les rabbins, le récit des explorateurs s’est tenu le neuvième jour du mois de Av.
Cette date, le 9 Av ou Tisha be’Av, jouit d’une grande notoriété puisque c’est la date d’un jeûne central de l’année juive, une date de deuil collectif.
C’est une date bien singulière, qui correspond étrangement à de nombreux épisodes funestes de l’Histoire juive : on raconte que c’est à cette date que les Juifs auraient été expulsé d’Espagne, et auraient connu les pires persécutions, au Moyen‐Âge, ou même lors des rafles de la période nazie. Le 9 Av revient sans cesse comme date des pires drames de notre histoire.
À commencer par celui que nous commémorons officiellement cette semaine : la destruction du Temple de Jérusalem, deux fois, le premier et le deuxième Temples qui, selon la légende, auraient tous deux été détruits à cette même date.
De quoi faire frissonner, pleurer, se lamenter les Juifs à travers les siècles. De quoi aussi engager, et c’est plus surprenant, un travail d’autocritique, une inspection de notre histoire et de notre passé, à laquelle nous convient les rabbins.
Le Temple de Jérusalem fut détruit par les Babyloniens puis par les Romains, c’est-à-dire par des armées étrangères.
Mais les rabbins racontent l’histoire autrement et disent que ce qui a causé la destruction du Temple, la perte de ce qui fut la résidence du divin à Jérusalem, n’est pas tant la puissance étrangère ou la force d’un pouvoir idolâtre, qu’un mal qui s’est emparé des Juifs de cette époque, une émotion, une façon d’être au monde qui porte un nom en hébreu : SINAT H’INAM, "la haine gratuite".
On dit que le Temple fut détruit parce que les Juifs se complaisaient alors à se détester, se mépriser les uns les autres et cessèrent de respecter en leur sein la divergence de points de vue ou de sensibilités jusqu’à haïr leur voisin et causer la perte de Jérusalem.
Les rabbins vont jusqu’à s’accuser eux‐mêmes de la destruction du Temple, ils ne cherchent nullement à trouver un coupable extérieur, qui les exonérerait de leurs responsabilités, ils reconnaissent que les Juifs ont quelque chose à voir avec cette catastrophe. Entendons‐nous : cela ne signifie en rien que les malheurs du peuple juif à travers l’Histoire lui sont imputables, mais plutôt que les rabbins considèrent que toute expérience exige un moment d’examen de conscience.
C’est pourquoi cette histoire n’est pas un passé dépassé et cela explique pourquoi on la raconte encore. Quelque chose de cette légende continue de nous hanter et chaque année, on continue à en parler, à en pleurer, à la date fatidique de Tisha be’Av, neuvième jour du mois de Av.
Jamais dans ma vie je ne l’ai senti autant que cette semaine, en lisant les nouvelles, en écoutant le récit de l’actualité venant du Proche‐Orient.
Il n’est jamais aisé de se regarder dans la glace, et c’est un peu à contre‐cœur qu’il nous faut le faire, mais aucune autre date du calendrier juif ne nous y invite d’avantage que celle‐ci.
En l’espace d’une semaine, ce miroir a montré son lot de sordide :
- Dans les journaux, on lisait le récit de livres de prières des « Femmes du Mur » brûlés au cours d’un autodafé juif inouï qui raconte la haine du pluralisme religieux chez certains en Israël.
- À la Knesset, un député expliquait que les petits tremblements de terre répétitifs qui se sont produits récemment dans le nord d’Israël étaient dûs aux Juifs libéraux.
- À l’aéroport, on voyait un Juif américain, amoureux d’Israël et profondément attaché au sionisme, être retenu et longuement interrogé parce qu’on avait trouvé dans sa valise un prospectus en faveur de la coexistence israélo‐palestinienne.
- Jeudi matin, on apprenait comment un rabbin massorti était interpelé au petit matin à son domicile à la suite d’une plainte du rabbinat orthodoxe israélien qui l’accuse de contester le monopole ultraorthodoxe sur les mariages en Israël.
- À la Knesset encore, on votait une loi, ô combien contestée, qui semble renforcer encore un peu une tentative de monopole ultraorthodoxe sur la vie juive, les mariages et les conversions en Israël. Une loi ou les mots d’égalité et de coexistence n’apparaissent pas et qui ne fait nulle place aux minorités.
Comme beaucoup, je n’ai pas pu m’empêcher d’entendre ce mot SINAT H’INAM qui semble résonner comme une mise en garde de notre Histoire, comme si quelque chose en nous n’avait rien appris de l’Histoire .
Sinat H’inam… Un mot qui nous demande encore, près de 2000 ans après la destruction du Temple, et tandis que le peuple juif est de retour sur une terre dont il a tant rêvé : Sauras-tu ne pas détruire ce qu’il est donné à ta génération de construire ici ?
Cette voix interroge le sionisme contemporain :
Sauras-tu garantir des principes de pluralité, de diversité, d’égalité, qu’ils soient intra-religieux ou interreligieux ? Sauras-tu être pleinement fidèle au projet juif, démocratique et humaniste qui fut l’idéal des pionniers d’Israël, des premiers « explorateurs », des pères d’une nation, de ceux qui ont rêvé ce pays moderne et en ont posé les premières pierres ?

Cette semaine, j’écoutais ces voix de haine et je me demandais si, soudain, nous n’étions pas menacé nous aussi par le récit des explorateurs.
Un récit qui risquerait de nous décourager, nous inviterait à ne plus y croire ou à faire demi‐tour. Ne risquons nous pas de reproduire à notre manière cette faute biblique, en baissant les bras ou en renonçant à l’Israël de nos rêves ?
Tout en m’interrogeant ainsi, je tendais l’oreille vers ces autres voix d’Israël (qui résonnent pour moi comme celle de Josué et Kalev), d’autres échos d’explorateurs qui nous viennent de la société civile formidablement créative, des ONG qui luttent pour ces principes d’une société juste qui nous tient tant à cœur, ces Israéliens qui n’attendent pas les mots d’un projet de loi pour faire vivre au quotidien la coexistence. J’ai entendu la voix de nos collègues israéliens, des mouvements libéraux, massorti et orthodoxes, de toutes celles et ceux qui unissent aujourd’hui leurs forces pour construire l’Israël de demain.
Et je me suis dit que, plus que jamais, nous devions offrir à ces voix un relai, renforcer avec elles un dialogue puissant et nous soutenir. Ces voix nous disent et nous rappellent qu’Israël est plus grand qu’un seul de ses visages, plus grand qu’une seule dénomination, plus grand que son rabbinat, plus grand même que son gouvernement, quoi qu’on en pense.
Et qu’il nous faudra traverser ensemble sans doute d’autres déserts et d’autres Tisha be’Av.
Et qu’il nous faudra aussi lutter ensemble pour construire une société de AHAVAT H’INAM, « d’amour gratuit », une terre promise sur laquelle il y a de la place pour l’amour du prochain, pour le souci de l’autre, pour la diversité des expressions et le respect des différences, de la place pour les minorités, une société de judaïsme éclairé, fidèle à une promesse ancestrale dont nous sommes tous, libéraux, orthodoxes, non‐affiliés, pratiquants, antireligieux, traditionalistes ou laïcs, les enfants, héritiers légitimes d’un idéal dont personne n’a le monopole.