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Apprendre à mourir
Publié le 1 janvier 1970

7 min de lecture

Drasha du rabbin Delphine Horvilleur à l'occasion de l'office de Kol Nidré de Yom Kippour 5776 - mardi 22 et mercredi 23 septembre

C’est l’histoire d’un homme dont le fils va bientôt avoir 13 ans… Alors il se dit que le temps est venu de le préparer à la Bar‐​Mitsva. Et, il décide de faire appel au meilleur précepteur de la ville pour que son fils chéri puisse apprendre les prières qu’il récitera en montant à la Torah.

Chaque semaine, le professeur vient chez eux et s’enferme dans la chambre avec l’enfant pour travailler. Au bout de quelques mois, le père, curieux de savoir comment son fils progresse, colle l’oreille derrière la porte. Il entend alors son fils réciter péniblement : yitgdadal veyitkadash shme rabba…. L’enfant ânonne difficilement les premiers mots du kaddish, la prière du souvenir, la prière des endeuillés. Furieux, le père pousse la porte de la chambre et dit au professeur :
- Mais enfin, je vous ai demandé de préparer mon fils à sa bar-mitsva, pas à mon enterrement. Pourquoi lui apprenez vous cette prière ? Je ne suis pas mort !…
Ce à quoi le professeur répond calmement :
- Non… mais d’ici à ce qu’il la connaisse…

Pourquoi vous raconter cette blague juive à l’humour noir, au jour de Yom Kippour ? Ce n’est pas simplement pour vous rappeler qu’il n’est jamais trop tard pour inscrire vos enfants au Talmud‐​Torah, mais pour vous dire qu’il n’est jamais trop tôt pour penser à la mort.

« Qui va vivre et qui va mourir ? »

Si tel est un des messages de cette histoire juive, c’est aussi un des messages, si ce n’est LE message de la fête de Yom Kippour dans laquelle nous entrons ensemble ce soir. Cette journée solennelle nous dit de toutes les manières possibles qu’il nous faut faire face à la mort, à celle de nos proches et à la nôtre, et le judaïsme ne conçoit pas de commencer l’année, de commencer le temps de son calendrier, le temps de nos vies, sans songer à leur fin.

Si vous observez et écoutez avec attention la liturgie, les prières, les gestes et les symboles de Yom Kippour, tout au long des heures que nous nous apprêtons à traverser, vous verrez qu’il y est constamment question de finitude et de mortalité.

L’officiant se tient devant vous en tenue blanche, dans une robe qui n’est autre qu’un linceul, que les Ashkénazes appellent le sargueness, la robe funéraire. Il chante encore et encore : mi yihye ou mi yamout ? « qui va vivre et qui va mourir ? ». Ensemble, pendant tout une journée, nous cessons de boire et de manger et, pendant 25 heures, nous nous retirons à notre manière du monde des vivants. Nous affirmons que s’ouvrent les portes de la mémoire à l’office du souvenir, celles qui nous rapprochent de tous les êtres qui nous ont quitté.

Un de mes maîtres le rabbin Larry Hoffman a l’habitude de dire que Yom Kippour est une « répétition générale », celle de notre grand départ. Les trois coups de théâtre qui inaugurent la pièce sont les trois chants du Kol Nidré. Lors de cet office, et uniquement lors de cet office, nous sortons de l’arche sainte, de l’aron hakodesh, tous les sifrei Torah. C’est le seul et unique moment dans l’année juive ou l’arche reste vide, entièrement vide face à nous. Une arche sainte dont on a extrait tous les livres saints, un aron hakodesh dont on extrait tout le kodesh. Ce n’est plus qu’un aron. Or ce mot en hébreu signifie « arche » mais aussi « cercueil ».

Ce soir, chacun d’entre nous fait symboliquement face à une tombe, car c’est ce dont il est question à Yom Kippour. Pour parler comme les « jeunes », je pourrais tout simplement vous dire que Yom Kippour « c’est mortel ! » ; et vous avez bien fait de venir. Oui car selon la tradition seul celui qui fait face à la mort peut pleinement se réinscrire dans la vie.

Vous admettrez que c’est étrange : le judaïsme, tout au long de l’année, est obsédé par la vie et le vivant. En toute circonstance, nous rappelons le sacré de la vie et, chaque fois que nous levons un verre, nous disons lehayim, « à la vie ». Nous sommes constamment placés face à l’injonction avec laquelle nous avons ouvert cet office. L’Éternel dit : « J’ai placé devant toi la vie et la mort et toi tu choisiras la vie ».

Alors pourquoi au jour le plus solennel du calendrier, faudrait‐​il jouer au mort ? Justement , pour nous rappeler que la vie et la mort sont engagées dans un dialogue très particulier, dans une cohabitation éternelle et qu’en réalité, contrairement à ce qu’on nous a appris à croire, elles n’habitent pas des mondes séparés.

« La vie est l’ensemble des fonctions capables d’utiliser la mort »

Pour le comprendre, permettez moi de faire un petit détour par la biologie et par ce que la science aujourd’hui nous enseigne sur le vivant. Si l’on a cru pendant longtemps que la vie était le contraire de la mort et que selon les termes de Bichat : La vie était « l’ensemble des fonctions qui résistent à la mort”, les scientifiques s’accordent aujourd’hui à dire quelque chose de plus subtil. Pour reprendre l’expression du biologiste et philosophe Henri Atlan, ils nous enseignent que « la vie est l’ensemble des fonctions capables d’utiliser la mort » ou, pour le dire autrement, chacun de nous est vivant parce qu’en permanence quelque chose en nous meurt, nos cellules et des éléments de notre passé. Ce sont ces interruptions de vie qui permettent aux métamorphoses nécessaires du vivant d’avoir lieu.

Accepter que la mort fait partie de la vie et qu’elle lui est nécessaire, comme garante de son avenir, cette vérité biologique devient à Kippour un énoncé liturgique.

Car aspirer à du renouveau dans nos vies, à une nouvelle année qui apporterait avec elle de l’inédit, et du changement dans nos existences… n’est envisageable que dans la conscience du deuil nécessaire.

À Rosh Hashana, nous avons répété encore et encore : hayom harat olam – aujourd’hui quelque chose nait. À Yom Kippour, nous poursuivons la phrase en disant pendant 25 heures : aujourd’hui quelque chose meurt pour que la vie continue.

Voilà pourquoi nous sommes si nombreux en cette date de Kippour à penser à nos disparus, à revenir au temps de deuils familiaux, personnels ou collectifs. Voilà pourquoi nous serons si nombreux à l’office du souvenir. Parce qu’il y a en ce jour une conscience collective que la mort habite nos vies, et qu’avec la mort de nos proches, quelque chose en nous s’est métamorphosé pour que leur vie continue en la nôtre.

Et puisqu’il est de coutume de rappeler la mémoire d’être chers qui nous ont quitté, j’aimerais évoquer maintenant la mémoire d’un homme qui vient de disparaître. Cet homme, vous le connaissez peut‐​être, il s’appelait Oliver Sacks, et fut un très grand neurologue et un écrivain, d’origine juive et né en Angleterre. Il fut entre autre l’auteur du très célèbre livre L’homme qui prenait sa femme pour un chapeau. Sacks avait un talent particulier d’observation de l’humain, et a su parler de ses patients, de leur humanité plutôt que de leurs pathologies, a su dire raconter mieux que quiconque ce que son métier de soignant lui a appris de la nature humaine.

Oliver Sacks en 1990 à New York
Oliver Sacks en 1990 à New York

En bien des occasions, à la lecture des textes de Sacks, il m’a semblé que son travail était comme une Torah qu’il nous fallait étudier, comme le midrash d’un grand maître. J’aimerais ce soir honorer sa mémoire en vous lisant un extrait d’un de ses articles.

En apprenant qu’il était atteint d’un mal incurable et qu’il lui restait peu de temps à vivre, Oliver Sacks a choisi d’écrire ces derniers mois dans le New York Times plusieurs articles sous la forme d’un testament ou d’une leçon de vie. Dans l’un d’entre eux, il raconte qu’il fut toute sa vie passionné par une chose : la table périodique des éléments de Mendeleiev. Vous vous souvenez sans doute de ce tableau que vous avez étudié, comme moi, au lycée, cette classification de tous les éléments chimiques, organisée par numéro atomique, et selon leurs propriétés. Depuis sa petite enfance, Oliver Sacks collectionnait des pierres, des matériaux et des métaux selon l’ordre de la table de Mendeleiev, si bien que ses amis avaient pris l’habitude de lui offrir chaque année l’élément correspondant à son âge.

Oliver Sacks écrit : « Maintenant, tandis que la mort n’est plus un concept abstrait mais une présence ; je me retrouve comme dans mon enfance à collectionner les pierres, ces petits emblèmes de l’éternité. Sur ma table de travail, j’ai placé l’élément 81 dans une petite boite. Il m’a été envoyé par un ami pour mon 81ème anniversaire et sur la carte était écrit : « Joyeux anniversaire du Thallium ». Et puis, juste à coté, il y a un petit cube en plomb, l’élément 82 en l’honneur de cet anniversaire que je viens de fêter.

(…) Juste à coté est en principe le territoire du bismuth. C’est le numéro atomique 83, mais je ne suis pas sûre d’atteindre cet anniversaire. Voilà pourquoi j’aime l’espoir qu’il représente. Je suis presque sûr de ne jamais voir le polonium, l’élément 84. Mais de toute façon, qui voudrait rester à proximité de sa radioactivité meurtrière ? Et puis de l’autre coté de mon bureau, à l’autre bout de la table périodique, est posé un magnifique morceau de beryllium, l’élément au numéro atomique 4. Et grâce à lui, je me souviens de mon enfance et du début si lointain de ma vie qui touche maintenant à sa fin ».

Apprendre à mourir pour apprendre à vivre

Je nous souhaite à tous d’être capable de parler un jour avec autant de sagesse et de gratitude de ce que fut notre existence. Et d’ici là de collectionner bien des pierres, du tableau périodique de nos existences dont chacune d’elle témoignera du précieux de la vie, de son caractère à la fois temporaire et éternel.

Vous le savez, dans le judaïsme, c’est aussi avec des pierres que l’on rend hommage aux disparus. En posant un caillou sur une sépulture, on affirme que la trace laissée par celui qui nous a quitté est aussi durable et puissante que ce témoignage minéral. Une pierre en hébreu se dit EVEN, un mot étrange qui est en fait la combinaison, ou l’agrégat de deux termes : AV et BEN : les parents et les enfants.

Poser un caillou sur une tombe c’est établir un lien indéfectible entre les générations, c’est affirmer que l’on est héritier du monde que cette personne a contribué à créer.

Yom Kippour est un caillou posé dans le calendrier juif. Et c’est parce qu’il est un jour qui nous apprend à mourir, qu’il est un jour qui nous apprend à vivre. Il nous dit : J’ai placé devant toi la vie ET la mort, et tu choisiras la vie, en n’oubliant jamais que tu vas mourir. Il n’est jamais trop tôt pour s’en souvenir.

Puissiez‐​vous, vous et vos proches, être inscrits dans le Livre de la vie.

Hatima tova ! חתימה טובה

© Orly Montag
© Orly Montag