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#BALANCE TON PORC et la tribu de Dina – Commentaire du rabbin Horvilleur
PubliƩ le 1 janvier 1970

5 min de lecture

Shabbat du 1er dĆ©cembre 2017 – Drasha du Rabbin Delphine Horvilleur

Laissez‐​moi commencer par ce scoop : nulle part, dans la Torah, n’apparaĆ®t le hashtag Ā« Balance ton porc Ā»

Je le sais, c’est surprenant. Certains rabbins aiment nous dire ou nous faire croire que ce qui se passe ou pourrait se passer dans l’histoire est dĆ©jĆ  inscrit dans le texte. Mais vous aurez beau chercher, pas un seul hashtag de ce type n’apparaĆ®t dans le verset. Et c’est bien le problĆØme. D’une certaine maniĆØre, la parasha que nous lisons cette semaine, l’épisode de la Torah qui s’apprĆŖte Ć  ĆŖtre lu et commentĆ© ce shabbat dans toutes les synagogues du monde, aurait bien mĆ©ritĆ© ce hashtag-lĆ , tant il y est question d’un Ć©pisode scandaleux, dramatique et Ć“ combien cĆ©lĆØbre de violence sexuelle, et de violence en gĆ©nĆ©ral faite aux femmes : je veux parler de l’épisode du viol de Dina, au chapitre 34 de la GenĆØse. Je vous propose de nous attarder sur ce moment dramatique du rĆ©cit.

Jacob, ses deux femmes et ses onze enfants rentrent au pays aprĆØs des dĆ©cennies d’exil et s’installent Ć  Canaan, sur la terre d’Abraham et d’Isaac. La fille de Jacob, Dina, va alors Ā« sortir Ć  la rencontre des filles locales, des autochtones Ā» c’est ce que le verset prĆ©cise : Ā« Vatetze Dina Bat Leah Asher Yalada LeYaakov Litrot Bivnot Haaretz Ā» ; Ā« Dina la fille de LĆ©a que celle‐​ci a enfantĆ©e Ć  Jacob, sort Ć  la rencontre des filles de cette contrĆ©e Ā».

Et c’est lĆ  que les choses vont mal tourner. Elle est vue par le fils d’un seigneur local, un certain Hamor, qui va, selon les commentateurs, la violer ou tomber amoureux d’elle (ce n’est pas exactement la mĆŖme chose et c’est bien le problĆØme, le texte n’est pas clair quant Ć  ce qu’il lui arrive prĆ©cisĆ©ment). Les frĆØres de Dina, c’est-Ć -dire les fils de Jacob, menĆ©s par Simon et Levi, vont alors mettre en place une sorte de vengeance qui ressemble fort Ć  un vaste crime d’honneur. Ils vont dĆ©cimer la ville de Shem, ce qu’on pense ĆŖtre la Naplouse actuelle, pour venger l’honneur de Dina, ou plus exactement leur honneur, celui de la famille.

Charmant Ć©pisode où tous les voyants des sociĆ©tĆ©s traditionnelles sont au rouge, tous les marqueurs du patriarcat clignotent, parmi lesquels la question de l’honneur familial, l’honneur du clan que la jeune fille est censĆ©e garder… mais pas seulement.

Il y a Ć©galement ce verset que je viens de citer et qui a donnĆ© lieu Ć  toute une littĆ©rature biblique : Ā« Vatetze Dina bat Leah Ā», Ā« Dina la fille de LĆ©a sortit Ā». PrĆ©cisĆ©ment, disent les commentateurs. Elle n’aurait pas dĆ» sortir. Elle aurait dĆ» rester Ć  la maison où il ne lui serait rien arrivĆ©. C’est comme si Dina Ć  sa maniĆØre l’avait un peu cherchĆ©. Comme si une femme qui quitte le foyer et s’aventure Ć  l’extĆ©rieur Ć©tait finalement un peu responsable de ce qui lui arrive au dehors.

Les commentateurs vont jusqu’à accuser LĆ©a, la mĆØre de Dina dont le nom est rappelĆ© dans le verset d’avoir elle aussi agi Ć  tort, lorsqu’elle est Ā« sortie Ā» Ć  la rencontre de Jacob pour le convaincre de passer la nuit avec elle et non avec Rachel. Finalement telle mĆØre, telle fille. Les voilĆ  toutes deux accusĆ©es d’être un peu des provocatrices.

Bref, vous l’entendez, la question du fĆ©minin cachĆ© et discret, ou du fĆ©minin exhibĆ©, est prĆ©sente dans le texte. C’est ce mĆŖme imaginaire trĆØs patriarcal qui fait dire quelque chose d’intĆ©ressant aux commentateurs de la parasha.

Il est dit que Jacob rentra Ć  Canaan avec ses onze enfants (Ā« Akhad assar yeladav Ā», chapitre 32). Or les commentateurs savent compter et savent qu’à ce moment du rĆ©cit, juste avant la naissance de Benjamin, Jacob n’a pas onze mais douze enfants. Pourquoi le texte ferait‐​il une erreur de dĆ©compte ? Rachi l’interprĆØte ainsi : Dina n’est pas comptĆ©e parce que Jacob l’avait enfermĆ©e dans un coffre pendant la traversĆ©e, pour que personne ne la voie.

VoilĆ  l’explication rĆ©currente. Le fĆ©minin ne serait en sĆ©curitĆ© qu’à l’intĆ©rieur et surtout pas au dehors. VoilĆ  comment surgit dans la parasha la violence faite aux femmes, non pas parce que ces textes sont plus misogynes que d’autres, plus rĆ©trogrades que ceux d’autres traditions religieuses, mais parce qu’ils sont tout simplement le reflet d’un temps où tel Ć©tait le rĆ“le perƧu des femmes, ou imposĆ© au fĆ©minin.

Et lorsque Jacob apprend que sa fille Dina a Ć©tĆ© violĆ©e, sa rĆ©action lĆ  encore est trĆØs emblĆ©matique. Le verset dit : Ā« Veekherish Yaakov Ā». Ā« Jacob garda le silence Ā».

Tout au long de cet Ć©pisode, le silence qui hurle, le silence assourdissant est celui de Dina. La violence se dĆ©chaĆ®ne contre elle ou en son nom, sans qu’à aucun moment, on n’entende d’elle une parole ou un tĆ©moignage de sa part, sans mĆŖme que son pĆØre ait une parole en son nom.

Cette histoire de silence et de parole Ć©touffĆ©e est une trĆØs vieille histoire. Et d’une certaine maniĆØre, elle nous explose encore au visage aujourd’hui.

Dina est celle dont le corps fut cachĆ©, dont la voix fut Ć©touffĆ©e et celle qui subrepticement dans un Ć©pisode comme celui que nous lisons cette semaine demande Ć  chaque gĆ©nĆ©ration : que vas‐​tu faire de ce silence et de cette violence ? Que vas‐​tu faire du lien qui existe toujours entre le silence et la violence, lesquels sont un seul et mĆŖme mot en hĆ©breu : Ā« ilmoutĀ», le mutisme et Ā« alimoutĀ», la violence, sont un seul et mĆŖme mot, deux termes qui s’écrivent exactement de la mĆŖme faƧon en hĆ©breu.

Je ne crois pas que Dina attende de nous de Ā« balancer nos porcs Ā». Je crois aussi que quand une parole se libĆØre, il arrive qu’elle explose soudain bien au‐​delĆ  de ce qu’elle dĆ©nonce lĆ©gitimement. Mais je crois que Dina demande dans ce rĆ©cit, plus simplement, qu’ensemble on lui fasse justice. C’est d’ailleurs le sens mĆŖme de son nom Ā« Dina Ā». Sa justice, la justice au fĆ©minin.

Faire justice Ć  Dina implique de ne jamais retourner la chaĆ®ne des responsabilitĆ©s, de s’interroger sur la place que, bien souvent, l’on n’a pas fait au fĆ©minin, Ć  son corps ou Ć  sa parole. Et s’interroger sur le silence si pesant dans lequel certains sont encore enfermĆ©s.

AprĆØs cet Ć©pisode, Dina disparaĆ®t complĆØtement de l’histoire. Dans la Torah, on n’entend plus jamais parler d’elle. Est‐​elle morte ? A‑t‐​elle changĆ© de ville ou de pays, s’est-elle mystĆ©rieusement Ć©clipsĆ©e ?

De trĆØs nombreux midrashim, des lĆ©gendes rabbiniques, racontent ou imaginent ce qui est arrivĆ© Ć  la fille de Jacob. Un midrash raconte qu’elle devint la femme de Job, la femme d’un homme qui incarne mieux que les autres, la conscience que des choses terribles arrivent Ć  des gens de bien, la conscience que, tout comme Job, ce qui lui est arrivĆ© n’a rien, rigoureusement rien Ć  voir avec ce qu’elle a fait ou portĆ© ou dit, et ne relĆØve pas de sa responsabilitĆ© ou de sa culpabilitĆ©.

Un autre midrash raconte que, du viol de Dina, naquit un enfant, une petite fille que l’on envoya en Ɖgypte pour qu’elle y grandisse Ć  l’abri de la violence des frĆØres de Jacob. Cette petite, dit‐​on, portait le nom d’Osnat, et n’est autre que cette jeune fille que vous dĆ©couvrirez dans la parasha de la semaine prochaine, la future Ć©pouse de Joseph en Ɖgypte.

Voilà comment les rabbins tentent à leur manière de réparer le sort de Dina. Sa descendance non seulement réintègrera la tribu, mais donnera naissance aux enfants de Joseph, Efraim et Menashe, ces deux personnages que nous citons chaque semaine pour bénir nos enfants.

Mais lĆ  encore, la rĆ©paration n’est pas parfaite. Dina rĆ©intĆØgre la tribu de Joseph, mais n’aurait-elle pas du tout simplement avoir une tribu Ć  son nom, la treiziĆØme tribu, la tribu de Dina… dont finalement nous faisons tous un peu partie, nous tous qui un jour avons dĆ» nous taire, nous cacher ou nous exiler, ou subir, homme ou femme, la domination d’un systĆØme, qui nous rend muet.

La tribu de Dina, est la tribu d’une justice qui reste Ć  ĆŖtre garantie et restituĆ©e, une justice Ć  laquelle jamais aucun hashtag ne viendra se substituer.

Shabbat Shalom

Ā© Andi Arnovits, "Acid"
Ā© Andi Arnovitz, Ā« Acid ! Ā»