Shabbat du 1er dĆ©cembre 2017 ā Drasha du Rabbin Delphine Horvilleur
Laissezāāmoi commencer par ce scoop : nulle part, dans la Torah, nāapparaĆ®t le hashtag Ā« Balance ton porc Ā»
Je le sais, cāest surprenant. Certains rabbins aiment nous dire ou nous faire croire que ce qui se passe ou pourrait se passer dans lāhistoire est dĆ©jĆ inscrit dans le texte. Mais vous aurez beau chercher, pas un seul hashtag de ce type nāapparaĆ®t dans le verset. Et cāest bien le problĆØme. Dāune certaine maniĆØre, la parasha que nous lisons cette semaine, lāĆ©pisode de la Torah qui sāapprĆŖte Ć ĆŖtre lu et commentĆ© ce shabbat dans toutes les synagogues du monde, aurait bien mĆ©ritĆ© ce hashtag-lĆ , tant il y est question dāun Ć©pisode scandaleux, dramatique et Ć“ combien cĆ©lĆØbre de violence sexuelle, et de violence en gĆ©nĆ©ral faite aux femmes : je veux parler de lāĆ©pisode du viol de Dina, au chapitre 34 de la GenĆØse. Je vous propose de nous attarder sur ce moment dramatique du rĆ©cit.
Jacob, ses deux femmes et ses onze enfants rentrent au pays aprĆØs des dĆ©cennies dāexil et sāinstallent Ć Canaan, sur la terre dāAbraham et dāIsaac. La fille de Jacob, Dina, va alors Ā« sortir Ć la rencontre des filles locales, des autochtones Ā» cāest ce que le verset prĆ©cise : Ā« Vatetze Dina Bat Leah Asher Yalada LeYaakov Litrot Bivnot Haaretz Ā» ; Ā« Dina la fille de LĆ©a que celleāāci a enfantĆ©e Ć Jacob, sort Ć la rencontre des filles de cette contrĆ©e Ā».
Et cāest lĆ que les choses vont mal tourner. Elle est vue par le fils dāun seigneur local, un certain Hamor, qui va, selon les commentateurs, la violer ou tomber amoureux dāelle (ce nāest pas exactement la mĆŖme chose et cāest bien le problĆØme, le texte nāest pas clair quant Ć ce quāil lui arrive prĆ©cisĆ©ment). Les frĆØres de Dina, cāest-Ć -dire les fils de Jacob, menĆ©s par Simon et Levi, vont alors mettre en place une sorte de vengeance qui ressemble fort Ć un vaste crime dāhonneur. Ils vont dĆ©cimer la ville de Shem, ce quāon pense ĆŖtre la Naplouse actuelle, pour venger lāhonneur de Dina, ou plus exactement leur honneur, celui de la famille.
Charmant Ć©pisode où tous les voyants des sociĆ©tĆ©s traditionnelles sont au rouge, tous les marqueurs du patriarcat clignotent, parmi lesquels la question de lāhonneur familial, lāhonneur du clan que la jeune fille est censĆ©e garder⦠mais pas seulement.
Il y a Ć©galement ce verset que je viens de citer et qui a donnĆ© lieu Ć toute une littĆ©rature biblique : Ā« Vatetze Dina bat Leah Ā», Ā« Dina la fille de LĆ©a sortit Ā». PrĆ©cisĆ©ment, disent les commentateurs. Elle nāaurait pas dĆ» sortir. Elle aurait dĆ» rester Ć la maison où il ne lui serait rien arrivĆ©. Cāest comme si Dina Ć sa maniĆØre lāavait un peu cherchĆ©. Comme si une femme qui quitte le foyer et sāaventure Ć lāextĆ©rieur Ć©tait finalement un peu responsable de ce qui lui arrive au dehors.
Les commentateurs vont jusquāĆ accuser LĆ©a, la mĆØre de Dina dont le nom est rappelĆ© dans le verset dāavoir elle aussi agi Ć tort, lorsquāelle est Ā« sortie Ā» Ć la rencontre de Jacob pour le convaincre de passer la nuit avec elle et non avec Rachel. Finalement telle mĆØre, telle fille. Les voilĆ toutes deux accusĆ©es dāĆŖtre un peu des provocatrices.
Bref, vous lāentendez, la question du fĆ©minin cachĆ© et discret, ou du fĆ©minin exhibĆ©, est prĆ©sente dans le texte. Cāest ce mĆŖme imaginaire trĆØs patriarcal qui fait dire quelque chose dāintĆ©ressant aux commentateurs de la parasha.
Il est dit que Jacob rentra Ć Canaan avec ses onze enfants (Ā« Akhad assar yeladav Ā», chapitre 32). Or les commentateurs savent compter et savent quāĆ ce moment du rĆ©cit, juste avant la naissance de Benjamin, Jacob nāa pas onze mais douze enfants. Pourquoi le texte feraitāāil une erreur de dĆ©compte ? Rachi lāinterprĆØte ainsi : Dina nāest pas comptĆ©e parce que Jacob lāavait enfermĆ©e dans un coffre pendant la traversĆ©e, pour que personne ne la voie.
VoilĆ lāexplication rĆ©currente. Le fĆ©minin ne serait en sĆ©curitĆ© quāĆ lāintĆ©rieur et surtout pas au dehors. VoilĆ comment surgit dans la parasha la violence faite aux femmes, non pas parce que ces textes sont plus misogynes que dāautres, plus rĆ©trogrades que ceux dāautres traditions religieuses, mais parce quāils sont tout simplement le reflet dāun temps où tel Ć©tait le rĆ“le perƧu des femmes, ou imposĆ© au fĆ©minin.
Et lorsque Jacob apprend que sa fille Dina a été violée, sa réaction là encore est très emblématique. Le verset dit : « Veekherish Yaakov ». « Jacob garda le silence ».
Tout au long de cet Ć©pisode, le silence qui hurle, le silence assourdissant est celui de Dina. La violence se dĆ©chaĆ®ne contre elle ou en son nom, sans quāĆ aucun moment, on nāentende dāelle une parole ou un tĆ©moignage de sa part, sans mĆŖme que son pĆØre ait une parole en son nom.
Cette histoire de silence et de parole Ć©touffĆ©e est une trĆØs vieille histoire. Et dāune certaine maniĆØre, elle nous explose encore au visage aujourdāhui.
Dina est celle dont le corps fut cachĆ©, dont la voix fut Ć©touffĆ©e et celle qui subrepticement dans un Ć©pisode comme celui que nous lisons cette semaine demande Ć chaque gĆ©nĆ©ration : que vasāātu faire de ce silence et de cette violence ? Que vasāātu faire du lien qui existe toujours entre le silence et la violence, lesquels sont un seul et mĆŖme mot en hĆ©breu : Ā« ilmoutĀ», le mutisme et Ā« alimoutĀ», la violence, sont un seul et mĆŖme mot, deux termes qui sāĆ©crivent exactement de la mĆŖme faƧon en hĆ©breu.
Je ne crois pas que Dina attende de nous de Ā« balancer nos porcs Ā». Je crois aussi que quand une parole se libĆØre, il arrive quāelle explose soudain bien auāādelĆ de ce quāelle dĆ©nonce lĆ©gitimement. Mais je crois que Dina demande dans ce rĆ©cit, plus simplement, quāensemble on lui fasse justice. Cāest dāailleurs le sens mĆŖme de son nom Ā« Dina Ā». Sa justice, la justice au fĆ©minin.
Faire justice Ć Dina implique de ne jamais retourner la chaĆ®ne des responsabilitĆ©s, de sāinterroger sur la place que, bien souvent, lāon nāa pas fait au fĆ©minin, Ć son corps ou Ć sa parole. Et sāinterroger sur le silence si pesant dans lequel certains sont encore enfermĆ©s.
AprĆØs cet Ć©pisode, Dina disparaĆ®t complĆØtement de lāhistoire. Dans la Torah, on nāentend plus jamais parler dāelle. Estāāelle morte ? Aātāāelle changĆ© de ville ou de pays, sāest-elle mystĆ©rieusement Ć©clipsĆ©e ?
De trĆØs nombreux midrashim, des lĆ©gendes rabbiniques, racontent ou imaginent ce qui est arrivĆ© Ć la fille de Jacob. Un midrash raconte quāelle devint la femme de Job, la femme dāun homme qui incarne mieux que les autres, la conscience que des choses terribles arrivent Ć des gens de bien, la conscience que, tout comme Job, ce qui lui est arrivĆ© nāa rien, rigoureusement rien Ć voir avec ce quāelle a fait ou portĆ© ou dit, et ne relĆØve pas de sa responsabilitĆ© ou de sa culpabilitĆ©.
Un autre midrash raconte que, du viol de Dina, naquit un enfant, une petite fille que lāon envoya en Ćgypte pour quāelle y grandisse Ć lāabri de la violence des frĆØres de Jacob. Cette petite, ditāāon, portait le nom dāOsnat, et nāest autre que cette jeune fille que vous dĆ©couvrirez dans la parasha de la semaine prochaine, la future Ć©pouse de Joseph en Ćgypte.
Voilà comment les rabbins tentent à leur manière de réparer le sort de Dina. Sa descendance non seulement réintègrera la tribu, mais donnera naissance aux enfants de Joseph, Efraim et Menashe, ces deux personnages que nous citons chaque semaine pour bénir nos enfants.
Mais lĆ encore, la rĆ©paration nāest pas parfaite. Dina rĆ©intĆØgre la tribu de Joseph, mais nāaurait-elle pas du tout simplement avoir une tribu Ć son nom, la treiziĆØme tribu, la tribu de Dina⦠dont finalement nous faisons tous un peu partie, nous tous qui un jour avons dĆ» nous taire, nous cacher ou nous exiler, ou subir, homme ou femme, la domination dāun systĆØme, qui nous rend muet.
La tribu de Dina, est la tribu dāune justice qui reste Ć ĆŖtre garantie et restituĆ©e, une justice Ć laquelle jamais aucun hashtag ne viendra se substituer.
Shabbat Shalom
