Le texte ci-dessous est l'oraison prononcée par le rabbin Delphine Horvilleur lors des funérailles de Chantal Akerman, le 13 octobre 2015 à Paris. Ce texte est reproduit ici à la demande de la famille.

Nous sommes réunis pour accompagner Chantal Akerman dans ce lieu qu’on appelle en hébreu bet hashayim « Maison des vivants », nom qui peut sembler paradoxal pour un cimetière.
Pourtant, il ne s’agit pas ici d’un euphemisme, d’un refus de parler de la mort ni d’une volonté de faire comme si elle n’était pas là. Il s’agit au contraire de la conscience qu’il nous faut parler ici de la vie de ceux qui nous quittent, qu’il nous faut aussi reconnaître ici, tout particulièrement, que la vie et la mort n’habitent pas des lieux séparés.
Voilà qui peut paraître contre‐intuitif : nous somme si habitués à parler de la vie et de la mort comme si l’une devait à tout prix éviter d’entrer en contact avec l’autre, comme s’il fallait les tenir bien à distance, hermétiquement séparés l’une de l’autre. Mais la réalité est toute autre. Et dans ce lieu, chacun d’entre nous prend conscience que la vie et la mort opèrent parfois une étrange cohabitation.
Et puis certains êtres n’ont pas besoin des cimetières, et le savent comme instinctivement, presque de naissance. Comme si, depuis toujours, la vie et la mort, le vivace et le morbide menaient entre eux un dialogue, au cœur de leur être.
Il me semble que Chantal était de ces êtres, de ceux qui savent, aussi vivants soient‐ils, que la mort a parfois, en eux, la parole, qu’elle hante leurs rêves, leurs projets, et qu’elle laisse sa marque.
Je crois que Chantal l’a toujours su. Dès la petite enfance. C’est ce que Sylviane, sa sœur, me racontait. Elle était une enfant un peu différente, une enfant particulière. Une enfant qui, très jeune, a fait des cauchemars. L’enfant d’une survivante. L’enfant née après la catastrophe qu’on appelle Shoah. Une nuit de l’humanité qu’elle portait en elle, qu’elle a emporté partout avec elle.
Voilà comment, sans doute, la petite fille puis la jeune fille et la jeune femme, ont appris à vivre avec les fantômes de sa famille, et les fantômes d’un monde perdu. Les fantômes de Tarnow en Pologne, le fantômes d’Auschwitz où fut internée sa mère et bien des membres de sa familles. Les fantômes qui se sont installés avec elle ensuite en Belgique, et dans la nuit d’une petite fille née juste après.
Elle fut héritière de tout cela. Etrange cadeau de bienvenue au monde. Mais aussi héritière de trésors familiaux, dont il nous faut aussi parler : petite‐fille d’une grand‐mère pleine de talent qui peignait et dessinait et dont elle a conservé les carnets de notes, petite‐fille aussi d’un chantre de synagogue à la voix magnifique. Dieu seul sait si la musicalité de ses films ne lui devait pas quelque chose.
Et puis, surtout, elle fut la fille de Jacques Yacov Akerman, et la fille, l’enfant miroir de Natalie « Nelly », sa mère, qui a habité jusqu’au bout toute sa création.
Oui bien sur, comment ne pas parler de votre mère ‚chère Sylviane, de ce qu’elle fut pour Chantal, de sa disparition il y a un an et demi, et de la façon dont Chantal n’a peut‐être pas trouvé moyen de lui survivre vraiment.
Sur le silence de votre mère, Chantal a placé des images, des milliers d’images, ce qu’elle appelle dans son livre autobiographique « du bruit sur le silence ».
Et par ces images, elle a étrangement recréer un monde. Un monde qui passe par des lieux et des gestes précis, comme ceux de Delphine Seyrig qui, dans « Jeanne Dielman », presque au millimètre près, répète le mouvement de la main qui prépare le Wiener Schnitzel de votre tante, une mimique, une intonation…
Autant de gestes et de lieux précis et minutieux qui disent mieux que tous les mots ce qu’est la perte, ce qu’est l’absence, ce qu’est le vide vertigineux du deuil.
Comment dire le vide ? Comment dire la perte ? Ou plutôt qui le dira mieux que Chantal ? Comment faire qu’une présence puisse en fait être le rappel constant d’une absence ? Cette question métaphysique, Chantal a choisi d’y répondre par son cinéma, par son œuvre dont beaucoup parmi vous parleront bien mieux que moi.
Si vous écoutez bien le titre de ses films, il est bien souvent question de l’étrange dialogue entre la présence et l’absence, de l’impossibilité de s’installer, de se sédentariser quelque part.
« Saute ma ville », « Demain on déménage »… ou encore le tout dernier film projeté à New York : « No home movie », un film sans maison, sans foyer, sans possibilité de s’installer.
Être toujours en chemin ou se percevoir comme tel. Je ne sais pas s’il y a quelque chose de plus juif que cela.
Chantal Akerman était profondément juive, je crois. Par son questionnement, par son humour, sa capacité à rire, et à raconter des blagues aussi. Même son chien BICBIC ressemblait étrangement à Kafka selon elle.
Le judaïsme était un peu partout. Y compris dans son questionnement de l’image, de l’interdit de la représentation tel qu’énoncé dans la Torah, un interdit qui la passionnait. En réalité, ce qu’interdit la Bible, c’est de représenter quelque chose de figé, une image fixe, quelque chose qui ne bougerait plus. A priori, ce que fait le cinéma c’est précisément l’inverse. C’est un refus de l’immobile, un No home movie qui alimente un univers en mouvement.
J’aimerais dire un dernier mot avant de passer la parole à des proches, et de passer la parole à ses mots à elle que nous allons entendre.
Certains parmi vous le savent peut‐être : Chantal portait deux noms. Son autre nom était un nom hébraïque, Hanna. Enfin, plus exactement, selon la tradition juive, on est toujours nommé Untel fils ou fille d’Untel. Aucun de nous n’existe hors de sa filiation.
Chantal Akerman portait en hébreu le nom suivant : Hanna fille de Neshama (le nom de sa mère) et de Yaakov (le nom de son père). Cette enchaînement de mots en hébreu, Hanna‐bat‐Neshama‐veYaakov, est aussi porteur d’un autre sens en hébreu et construit une phrase qui peut être ainsi traduite :
Hanna : la grâce
Bat : qui vient de
Neshama : l’âme
Yaac-kov. « Ikouv », de la même racine en hébreu signifie tortueux, sinueux.
Hanna bat Neshama veYaacov semble presque murmurer quelle est la grâce d’une âme torturée. Chantal eut une âme torturée, par la maladie et par les fantômes d’un monde assassiné. Mais elle eu aussi la grâce, et la lumière d’une vie géniale, de créativité, d’amitiés, de talent. Elle a eu la chance d’avoir à ses cotés une famille, d’avoir à ses côtés des êtres talentueux et remarquable, des acteurs, des auteurs, des monteurs, des êtres qui l’ont aimée.
Il vous revient maintenant, aux uns et aux autres, d’entourer ses proches, sa sœur Sylviane, Sonia et tous les endeuillés qui la pleurent.
Sonia me racontait que, lors de son dernier anniversaire, Chantal avait filmé la petite fête organisée à la clinique avant de finalement poser la caméra en disant : « Non, maintenant, il me faut vivre et pas juste filmer ».
Comme si on ne pouvait pas pour elle faire l’un et l’autre. Comme s’il fallait choisir. Chantal avait du mal à faire les deux. Alors, à sa mémoire, il vous faudra apprendre à le faire. Apprendre à vous souvenir que la vie et la mort se tiennent la main parfois, et que par‐delà sa mort, sa vie peut encore inspirer la vôtre, dans ce que vous entreprendrez, ce que vous jouerez, ce que vous filmerez.
Selon les mots de notre tradition, après la disparition d’un être cher, Nishmata Tzroura Bitzror Hachayim, sa vie est tissée à la nôtre.
Puissiez‐vous tisser à vos vies les fils de la vie de Chantal Akerman, les accrocher à vos caméras, à vos images et aux cordes de vos instruments… Puisse‐t‐elle ainsi reposer en paix dans la maison des vivants.