Drasha (sermon) du rabbin Delphine Horvilleur
Les Shabbatot s’enchaînent et ne se ressemblent pas toujours… et parfois ne se ressemblent pas du tout. Il y a sept jours exactement, Shabbat dernier, j’étais en visite à Hong Kong, invitée à y donner une série de conférences. J’ai décidé ce soir, non pas de vous raconter Hong Kong, mais de poursuivre le Dvar Torah, le commentaire de la Parasha que j’ai débuté là‐bas, la semaine dernière à la synagogue libérale. Ce soir, je vais donc reprendre à l’endroit où je me trouvais la semaine dernière ; et si cela ne vous paraît pas clair… et bien il fallait être là !
La semaine dernière, rappelez‐vous, en commentant la Parasha Toledot, j’ai donc parlé de Jacob, ce patriarche qui n’est encore qu’un enfant et qui déjà cherche à dire qui il est. Jacob, c’est l’homme qui tout au long de sa vie peine à le faire, peine à se définir. La semaine dernière, on a lu dans la Torah ce moment où il se présente devant son père pour obtenir une bénédiction, à laquelle il lui semble qu’il n’a pas droit, la bénédiction du premier‐né. Jacob approche, déguisé en Esaü, et son père lui dit :
וַיָּב֥אֹ אֶל־אָבִ֖יו וַיּ֣אֹמֶר אָבִ֑י וַיּ֣אֹמֶר הִנֶּ֔נִּי מִ֥י אַתָּ֖ה בְּנִֽי
« Mi ata beni ?"
« Qui es‐tu, mon fils ? »
Question profonde et existentielle, à laquelle Jacob tremblant répond :
וַיּ֨אֹמֶר יֽעֲקֹ֜ב אֶל־אָבִ֗יו אָֽנֹכִ֙י עֵשָׂ֣ו בְּכֹרֶ֔
« Anokhi Esau bekhorekha »
« Je suis Esaü, ton premier né ».
Jacob dit alors qu’il est ce qu’il n’est pas. Et c’est tout le problème. Jacob, de façon récurrente dans le récit biblique, ne parvient pas à dire ce qu’il est. Pourquoi ? Parce qu’il est, dans la Torah, le patriarche qui n’a jamais fini de dire celui qu’il est. Et pour preuve, laissez‐moi vous donner un avant goût de ce que nous lirons la semaine prochaine dans Vayishlakh, vous livrer ce que les jeunes appellent un spoiler, vous révéler le secret de la prochaine parasha : Jacob livrera la semaine prochaine un combat nocturne au bord d’un fleuve nommé Yabok, un combat contre un ange ou un homme. Et cet être lui posera la question qui fait écho à celle qu’il a entendue de son père, bien plus tôt. L’ange lui demandera :
וַיֹּאמֶר אֵלָיו מַה שְּׁמֶךָ וַיֹּאמֶר יַעֲקֹב
« Ma shemkha ? »
« Comment t’appelles-tu ? Il répondit Jacob »
(Presque comme le « Qui es‐tu ? » de son père Isaac). Jacob répondra cette fois‐ci : « Jacob ». Et l’on se dit, enfin ! Il y est arrivé ! Enfin, il parvient à dire la vérité de son identité. Sauf que l’ange lui dira justement l’inverse.
וַיֹּאמֶר לֹא יַעֲקֹב יֵאָמֵר עוֹד שִׁמְךָ כִּי אִם יִשְׂרָאֵל
"Lo Yaakov yeamer od shimkha ki im Israel".
« Non, ton nom n’est plus Jacob mais dorénavant, tu t’appelles Israël ».
Pour résumer, ou pour le dire autrement, la vie de Jacob est tendue entre ces deux moments. Entre le moment où il répond : « Mon nom est Esaü », et ce n’était pas vrai… et le moment ou il dit « Mon nom est Jacob », et ce n’est plus vrai. En d’autres termes, Jacob n’est jamais celui qu’il dit qu’il est. Il est toujours un peu un autre. Ce problème identitaire est au cœur de son histoire… et peut‐être au cœur de la nôtre.
Pour le comprendre, il faut lire la parasha Vayetse, la parasha que nous lisons cette semaine. Nous sommes exactement dans l’instant qui lie ces deux moments l’un à l’autre, le pont qui relie Toledot à Vayishlakh. Cette semaine, Jacob n’est plus Esaü, mais il n’est pas encore Israël.
La quête de son identité véritable est précisément au cœur du récit que nous découvrons cette semaine, le cœur de la nuit que traverse Jacob dans son exil, loin de sa maison. C’est précisément ce qu’indique le début de la parasha à travers le récit d’un épisode au combien célèbre de la Torah : l’échelle de Jacob.
Jacob est en chemin vers l’exil. Il traverse un désert où il passera la nuit. Il s’y endort, et rêve d’une échelle tendue entre ciel et terre, sur laquelle montent et descendent des anges. Au réveil, Jacob ouvre les yeux et prononce une phrase restée célèbre, une phrase mystérieuse du récit biblique, sujette à bien des interprétations :
יֵשׁ יְהוָה בַּמָּקוֹם הַזֶּה וְאָנֹכִי לֹא יָדָעְתִּי
Akhen Yesh Elohim bamakom haze veanokhi lo yadati.
En fait, Il y a du divin dans le lieu, et moi je ne le savais pas.
Jacob a eu une révélation, et c’est cela qu’il semble reconnaître au réveil. Sauf que les commentateurs nous invitent à observer de plus près la déclaration du patriarche, à nous pencher sur l’incohérence apparente de ce verset et plus spécifiquement, sur son incohérence grammaticale.
יֵשׁ יְהוָה בַּמָּקוֹם הַזֶּה
Akhen yesh elohim bamakom haze.
Dieu est bien dans ce lieu.
Puis, les choses se compliquent.
וְאָנֹכִי לֹא יָדָעְתִּי
Veanokhi lo yadati
et moi je ne le savais pas
Le verbe en hébreu inclut toujours la personne dans la conjugaison. Lo yadati signifie, « je ne sais pas », ou « je ne connais pas ». Aucun besoin d’ajouter un sujet à cette phrase. Le pronom est suffisamment clair. Le Anokhi ici, première personne du singulier, ne sert à rien et fait doublon. Il suffisait de dire, (font remarquer nos commentateurs) : Akhen yesh Elohim bamakom haze velo yadati. Pourquoi ajouter à la phrase un anokhi, un « je », un moi ?
Réponse du Rabbin de Kotsk, qui lui même commente à sa manière le Zohar, Anokhi dans la phrase n’est pas un sujet mais un complément d’objet. Dès lors, la phrase devrait être ainsi traduite. Dieu est dans ce lieu, « Ve anokhi, lo yadati". « Et je ne connais pas. Je ne sais pas Anokhi, je ne sais pas qui est Anochi ».
Traduction des commentateurs rabbiniques : la révélation du Dieu de Jacob est précisément cela, une conscience qu’il ne sait pas qui il est, qu’il ne connaît pas cet être qui dit « Je suis » et qu’il ne peut, dès lors, rencontrer Dieu que dans la conscience d’un ego effacé et mystérieux qu’il vient de toucher du doigt dans le désert.
Je crois que la problématique identitaire de Jacob, celle d’un homme conscient qu’il n’est pas « devenu » une fois pour toute, un être constamment en mutation, en devenir, en voyage, en attente d’être Israël… un être qui ne peut pas dire « Je suis » au présent, un être qui a beaucoup à voir avec le questionnement identitaire juif à travers les générations.
Nous sommes les enfants de Jacob, quand nous continuons de dire que l’on n’a jamais fini de dire qui l’on est… C’est comme une conscience permanente d’un « Anokhi lo yadati", que nous ne connaissons pas Anokhi, que nous ne savons pas tout ce que pouvons être.
C’est cet infini que je vous propose de continuer d’explorer la semaine prochaine et dans les semaines à venir la suite de l’aventure du patriarche et de son voyage… c’est à dire, du nôtre. Ou que nous soyons à Hong Kong, Paris, Tel Aviv ou sur les bords du fleuve Yabok.
Shabbat shalom
