Drasha du rabbin Delphine Horvilleur à la veille du second tour de l'élection présidentielle française 2017.
Comment dit-on en hébreu « Mobilisation Républicaine » ?
La question peut sembler saugrenue. Elle est pourtant plus pertinente qu’on ne l’imagine.
En bien des circonstances ces dernières années, le détour par l’hébreu, l’exercice de traduction d’un langage à un autre, a été pour moi le plus éclairant des voyages, dans ma tentative de penser le lien si particulier qui m’unit – et qui unit ma famille – à ce pays.
En hébreu, la France se dit Tsarfat. Beaucoup le savent, surtout ceux qui s’appellent Sarfati ou Serfaty, car c’est le sens même de leur patronyme. Mais ce mot a quelque chose d’incongru. Incongru, parce qu’il ne ressemble en rien au mot « France ». Or, en hébreu, l’Angleterre se dit Anglia, la Tunisie, Tunisia, l’Italie, Italia, la Russie, Roussia. Alors pourquoi la France ne s’appelle-t-elle pas Francia ? D’où vient le mot Tsarfat ?
Une réponse est étrangement donnée dans… la Bible. Vous vous dites : c’est absurde ! Pourquoi la Bible évoquerait‐elle ce pays si longtemps avant nos ancêtres les Gaulois et davantage encore avant la naissance de Clovis ? Et bien, vous avez raison et tort à la fois. Car nul ne sait exactement si la Tsarfat biblique fait référence ou pas à notre territoire. Mais voici l’histoire de cette supposition :
Quelques siècles avant notre ère, un prophète nommé Obadia écrit un texte, que l’on trouve aujourd’hui dans la Bible. Il y affirme : Vegalout hah’eil haze livne Israël asher kenaanim ad Tsarfat. « Les exilés de la légion des enfants d’Israël se répandront de Canaan jusqu’à Tsarfat » (Obadia 1:20).
Cette Tsarfat biblique, décrite comme la ville de diaspora par excellence, celle qui accueille l’exil depuis la terre d’Israël, où est‐elle ? Probablement, ou logiquement, elle fait référence à un territoire au cœur du Liban près de Sidon, à une ville nommée Sarepta.
Oui mais voilà, les siècles passent. Et, au XIe siècle, naît un homme, vigneron de son état, amené à devenir le plus grand commentateur juif de tous les temps. Cet homme s’appelle Shlomo fils d’Isaac, plus connu sous l’acrostiche de Rachi. Il naît en France (cocorico), grandit en Champagne (ce qui arrive à des gens très bien, je vous l’assure…) et devient vite la plus grande autorité rabbinique du Moyen‐Âge, le commentateur incontournable. Et lorsqu’on demande à Rachi de commenter ce verset d’Obadia, comme il commente chaque verset ou presque du Tanakh.
…« Les exilés se répandront jusqu’à Tsarfat », il l’affirme : Tsarfat, c’est ici !
Et voilà comment, par la reconnaissance dont il jouit et par la portée de sa parole et de son enseignement, un homme va fixer à tout jamais la géographie hébraïque… pour faire de sa diaspora à lui, la diaspora par excellence, pour faire de son exil, LE lieu de l’exil et de la dispersion.
Un alliage entre des forces
Mais Rachi n’est pas le seul à s’être intéressé au mot Tzarfat et à sa traduction. Le Rabbi de Loubavitch en personne aimait commenter ce mot et il avait même l’habitude de dire, en jonglant avec la mystique des lettres hébraïques et de leur correspondance en chiffres, que Tsarfat est un mot dont la valeur numérique est de 770 exactement comme le mot Oufaratsta, qui signifie s’étendre, percer ou rayonner. Traduction : c’est là la mission de la France, essentiellement, étymologiquement, que de rayonner, diffuser quelque chose hors d’elle même. En clair, ne surtout pas fermer ses frontières.
Et puis, enfin, il est une lecture du mot Tsarfat qui ne peut laisser aucun de nous indifférent, c’est la signification même de la racine qui compose ce mot. En hébreu Litsrof signifie combiner, rassembler ou brûler ensemble. Et Tsarefet est littéralement le creuset de l’orfèvre, le lieu ou l’on brûle ensemble des métaux pour constituer un alliage. La France, en hébreu, s’appelle donc mélange, capacité de faire tenir ensemble des différences.
Nous vivons donc dans un pays qui s’appelle diaspora par excellence, qui aurait pour mission de rayonner et incarnerait la possibilité d’un vivre ensemble ou d’un alliage entre des forces.
Vous le voyez, traduire la France en hébreu est comme une invitation à penser notre Histoire et à méditer sur la République et ses valeurs.
Nous venons les uns et les autres de familles qui n’ont pas toutes la même histoire. Certains sont installés ici depuis des siècles, d’autres sont arrivés plus récemment, venus d’autres exils, et souvent attirés là par une certaine idée de ce que la France a pu incarner : une terre de lumière, d’accueil, d’émancipation, une terre dont le père de Levinas disait que : « un pays qui s’enflamme pour un petit capitaine juif est celui où il faut aller ».
L’histoire de notre lien à la France est une histoire complexe, faite de rêve et parfois de déception, d’espoir, de courage et aussi de lâcheté. C’est de tout cela dont nous sommes les héritiers. Et que nous le voulions ou pas, cet héritage nous oblige.
Me voici
Je ne peux m’empêcher de penser que les temps que nous vivons aujourd’hui nous appellent à dire Hineni. Chargés de cette histoire, à dire « me voici », prêt à ne pas laisser le populisme, la haine, la rancœur détruire le creuset de notre Histoire, et trahir ce que l’hébreu révèle des Français que nous sommes. C’est ce Hineni qui doit résonner dans chacun de vos votes dimanche, un « nous voici » national.
Il y a un peu plus de deux siècles, les rabbins installés ici – déjà conscients que le bien‐être et l’épanouissement d’une nation vont toujours de pair avec le bien‐être et l’épanouissement des Juifs de cette nation -, ont composé une prière. Cette prière qui résonne chaque semaine dans nos synagogues résonne cette semaine d’une façon particulière pour beaucoup d’entre nous :
« Éternel, Maître du monde, Ta providence embrasse les cieux et la terre. Par Toi seul, tout s'élève et s'affermit. Bénis et protège la République française et le peuple français. Que la France vive heureuse et prospère. Qu'elle soit forte et grande par l'union et la concorde. Eclaire ceux qui président aux destinées de l’État afin qu’ils y fassent régner le Droit et la Justice. Que la France, berceau des droits de l’Homme, jouisse d’une paix durable et conserve son esprit de noblesse au sein des nations. Que l’Eternel accorde sa protection et sa bénédiction à nos soldats et nos forces de l’ordre qui s’engagent partout dans le monde pour défendre la France et ses valeurs. Les forces morales, le courage et la ténacité́ qui les animent sont notre honneur. »