Sermon du Rabbin Delphine Horvilleur - Yom Kippour 5777
Selon la tradition juive, MoĂŻse bĂ©gayait. Etrange infirmitĂ© que celleââlĂ pour un leader choisi par Dieu pour dialoguer avec son peuple.
Toujours estââil que de trĂšs nombreuses histoires juives tournent ce dĂ©tail en dĂ©rision et mettent en scĂšne cette infirmitĂ©. La plus cĂ©lĂšbre blague, vous la connaissez sans doute, raconte que dans le dĂ©sert, les HĂ©breux demandent Ă MoĂŻse vers quel pays il les emmĂšne et quelle est donc cette terre promise oĂč coulent le lait et le miel. MoĂŻse leur dit alors en indiquant une direction : « Ca_âCa_âCa_âCan⊠». Les HĂ©breux se mettent immĂ©diatement en route vers Canaan, mais lorsquâils aperçoivent enfin la terre et son environnement plutĂŽt hostiles, ils disent Ă MoĂŻse : « Estââce donc cela que tu appelles une terre oĂč coulent le lait et le miel ? ». MoĂŻse leur rĂ©pond : « Je nâai pas dit Can_âCan_âCanaan, jâai dit Can_Can_Canada ! ».
MoĂŻse nâest pas le seul hĂ©ros biblique Ă souffrir dâun handicap. Isaac Ă©tait aveugle. Jacob boitait, les matriarches Ă©taient stĂ©riles⊠Mais il faut bien avouer que le bĂ©gaiement de MoĂŻse a de quoi surprendre davantage. Pourquoi cet homme Ă la parole entravĂ©e devaitââil ĂȘtre notre porteââparole ? Jâai dĂ©cidĂ© ce soir de rĂ©flĂ©chir avec vous au sens de cette altĂ©ration du langage. Que signifie exactement bĂ©gayer selon la tradition ?
Yom Kippour, placé sous le signe de la répétition, génératrice de changements
Il est essentiel dâen parler aujourdâhui, plus que nâimporte quel autre jour de lâannĂ©e, parce que si vous ouvrez le livre que vous avez entre les mains, si vous observez la liturgie de Yom Kippour, lâensemble des priĂšres que nous nous apprĂȘtons Ă Ă©noncer pendant les vingtââcinq prochaines heures, vous serez bien forcĂ©s dâadmettre une chose : nous allons beaucoup, beaucoup, beaucoup bĂ©gayer. Plus exactement, nous allons nous rĂ©pĂ©ter encore et encore, dire les mĂȘmes phrases, rĂ©itĂ©rĂ©es comme des mantras rĂ©pĂ©titifs, des mots tels que Anenou avinou anenou, anenou borenou anenou, anenou goalenou anenou. Ou encore dire, presque Ă la maniĂšre dâun disque rayĂ©, Al het shehatanou, al het shehatanou, al het shehatanou⊠« Voici nos pĂȘchĂ©s, nos pĂȘchĂ©s, nos pĂȘchĂ©s. Dieu rĂ©pondsâânous, rĂ©pondsâânous, rĂ©pondsânousâŠÂ».
Yom kippour est incontestablement placĂ© sous le signe de la rĂ©pĂ©tition, de la rĂ©itĂ©ration constante. Pourquoi cela ? Parce que selon nos sages et aussi surprenant que cela puisse paraĂźtre : rĂ©pĂ©ter nâest jamais reproduire. RĂ©pĂ©ter est au contraire toujours la clĂ© dâune non-reproduction Ă lâidentique.
La meilleure illustration de ce principe paradoxal est la petite phrase que lâon se souhaite tous depuis des jours et des jours. Nous nous disons encore et encore shana tova, expression que lâon traduit par « bonne annĂ©e » mais shana est un mot qui en hĂ©breu ne signifie pas uniquement « annĂ©e », mais dont la racine se dĂ©cline de deux autres maniĂšres : dans les verbes leshanen et leshanot, signifiant littĂ©ralement « rĂ©pĂ©ter » et « changer ». Donc, lorsque je vous dis shana tova ou « bonne annĂ©e » dans une seule et mĂȘme expression, je vous dis aussi « bonne rĂ©pĂ©tition » et « bon changement ». La nouvelle annĂ©e, câest Ă©tymologiquement en hĂ©breu, la rĂ©pĂ©tition dâun temps censĂ© produire du changement.
Formidable, me direzââvous, mais comment ce principe se dĂ©clineâtâil ?
Laissezââmoi illustrer mon propos par une plongĂ©e dans lâĂ©pisode biblique le plus cĂ©lĂšbre et le plus complexe qui soit. Je veux parler de la Akedat Itshak, la ligature dâIsaac appelĂ©e Ă tort « sacrifice dâIsaac ». Cet Ă©pisode est au cĆur des fĂȘtes de Tishri. Nous lâavons lu Ă Rosh Hashana et nous y faisons constamment rĂ©fĂ©rence pendant la journĂ©e de Yom kippour, jusquâĂ la sonnerie du Shofar qui rĂ©sonnera demain soir et qui rappelle directement cet Ă©pisode et le bouc qui a remplacĂ© Isaac sur lâautel du sacrifice.
Si ce rĂ©cit nous obsĂšde et nous dĂ©range tant, câest que potentiellement, il justifie tous les dĂ©lires fanatiques. Il peut conforter les pires soumissions Ă des projets religieux violents et sanguinaires, puisquâil suggĂšre a priori quâun homme peut mener un jour son fils Ă la mort, sacrifier ce quâil aime, simplement parce quâil croit que son Dieu le lui a demandĂ©. Estââce vraiment ce Dieu lĂ que nous prions ? Attend-il vraiment de nous une obĂ©issance aveugle Ă une injonction meurtriĂšre ?
Pour le comprendre, je suggĂšre quâil nous faut Ă©couter attentivement les rĂ©pĂ©titions du texte et plus spĂ©cifiquement les moments oĂč, dans cet Ă©pisode biblique, le texte bĂ©gaye. En voici la preuve, dans une lecture plus attentive du chapitre 22 de la GenĂšse.
ŚÖ·ŚÖ°ŚÖŽŚ ŚÖ·ŚÖ·Śš ŚÖ·ŚÖ°ÖŒŚÖžŚšÖŽŚŚ ŚÖžŚÖ”ŚÖ¶ÖŒŚ ŚÖ°ŚÖžŚÖ±ŚŚÖŽÖ茌 Ś ÖŽŚĄÖžÖŒŚ ŚÖ¶ŚȘ ŚÖ·ŚÖ°ŚšÖžŚÖžŚ ŚÖ·ŚÖčÖŒŚŚÖ¶Śš ŚÖ”ŚÖžŚŚ ŚÖ·ŚÖ°ŚšÖžŚÖžŚ ŚÖ·ŚÖčÖŒŚŚÖ¶Śš ŚÖŽŚ Ö”ÖŒŚ ÖŽŚ
Vayehi ahar hadevarim aele Il arriva aprĂšs ces faits
Veaelohim nissa et Avraham Que lâEternel soumit Abraham Ă un test
Vayomer elav Avraham vayomer hineni Dieu appelle Abraham qui répond me voici
« Il arriva aprĂšs ces faits » (aprĂšs quels faits ? mystĂšre ! Jây reviendrai) « que lâEternel soumit Abraham Ă un test » (selon le Midrash, il sâagit du dernier test dâAbraham, qui a connu dans sa vie bien dâautres Ă©preuves). « Dieu appelle Abraham qui rĂ©pond Hineni », « Me voici », « je suis là ».
Vous connaissez la suite de lâhistoire : Dieu demande alors au Patriarche de faire monter Isaac vers le lieu quâIl lui indiquera. Le terme « faire monter » en hĂ©breu, Ola, peut ĂȘtre interprĂ©tĂ© de deux maniĂšres, comme une Ă©lĂ©vation ou comme lâinjonction dâoffrir un sacrifice, entiĂšrement consumĂ© par le feu. Câest cela quâentend Abraham. Alors, il va immĂ©diatement se mettre en route, sans broncher, sans protester, sans sâopposer Ă ce projet assassin. Lui qui a su en bien des circonstances nĂ©gocier avec Dieu et mĂȘme lui tenir tĂȘte, reste ici silencieux. Abraham se tait et obĂ©it.
Et câest seulement lorsquâIsaac est attachĂ© sur lâautel et que le couteau est levĂ© dans les airs, prĂȘt Ă sacrifier lâenfant dâAbraham, que nous lisons au verset 11 du mĂȘme Ă©pisode :
ŚÖ·ŚÖŽÖŒŚ§Ö°ŚšÖžŚ ŚÖ”ŚÖžŚŚ ŚÖ·ŚÖ°ŚÖ·ŚÖ° ŚÖ°ŚŚÖžŚ ŚŚ ŚÖ·Ś©ÖžÖŒŚŚÖ·ŚÖŽŚ ŚÖ·ŚÖčÖŒŚŚÖ¶Śš ŚÖ·ŚÖ°ŚšÖžŚÖžŚ ŚÖ·ŚÖ°ŚšÖžŚÖžŚ ŚÖ·ŚÖčÖŒŚŚÖ¶Śš ŚÖŽŚ Ö”ÖŒŚ ÖŽŚ
Vayikra elav Malah Adonai min hashamayim Un envoyé de Dieu appela Abraham du ciel
Voyomer Avraham Avraham voyemer hineni Et dit Abraham Abraham et il répond me voici
Un envoyĂ© de Dieu appela Abraham du ciel et dit : « Abraham, Abraham » et il rĂ©pond Hineni, « Je suis là », « me voici ». Vous lâentendez, câest la mĂȘme rĂ©ponse du patriarche Ă lâappel divin, Hineni, mais lâappel en question, lui, nâest pas du tout le mĂȘme.
Au dĂ©but de lâĂ©pisode, Dieu dit « Abraham », ŚÖ·ŚÖ°ŚšÖžŚÖžŚ. A la fin de lâĂ©pisode, la voix cĂ©leste dit « Abraham Abraham », ŚÖ·ŚÖ°ŚšÖžŚÖžŚ ŚÖ·ŚÖ°ŚšÖžŚÖžŚ. Que sâest-il passĂ© entre ces deux moments du rĂ©cit ? De deux choses lâune, soit Abraham est entreââtemps devenu sourd (aprĂšs tout, MoĂŻse Ă©tait bien bĂšgue et Jacob boiteux) ; soit, Ă cet instant du rĂ©cit quelque-chose bĂ©gaye. Et si oui, pourquoi ?
Quels enseignements tirer des bégaiements du texte ?
Les commentateurs se passionnent pour cette question. Comment comprendre cette Ă©trange rĂ©pĂ©tition ? Avivah Zornberg, dans son livre La profondeur du murmure (The Murmuring Deep) suggĂšre une interprĂ©tation que jâaimerais maintenant vous livrer, une lecture qui nous oblige Ă faire un petit dĂ©tour par le passĂ© dâAbraham et plus spĂ©cifiquement par son enfance.
La ligature dâIsaac dĂ©bute par ŚÖ·ŚÖ°ŚÖŽŚ ŚÖ·ŚÖ·Śš ŚÖ·ŚÖ°ÖŒŚÖžŚšÖŽŚŚ ŚÖžŚÖ”ŚÖ¶ÖŒŚ, Vayehi ahar hadevarim aele : « Il arriva aprĂšs ces faits ». AprĂšs quels faits ? AprĂšs ceux dâun lointain passĂ© dont il nous faut maintenant nous souvenir, comme sâil avait Ă©tĂ© jusque lĂ refoulĂ©. Avivah Zornberg suggĂšre quâon ne peut pas comprendre cette derniĂšre Ă©preuve dâAbraham si lâon ne se penche pas sur la toute premiĂšre, telle que le Midrash nous la raconte.
Abraham est lâenfant de Terah, le marchand dâidoles chaldĂ©en. Lorsquâun jour, Abraham dĂ©truit les idoles de son pĂšre, celuiââci dĂ©cide de mener son fils devant un tribunal local pour quâil soit jugĂ© et condamnĂ©. Le Midrash affirme que ce jour-lĂ , son pĂšre accepta quâAbraham soit jetĂ© dans une fournaise, expĂ©rience qui aurait dĂ» le consumer intĂ©gralement, mais dont il va miraculeusement sortir indemne. Câest alors, dit le Midrash, Ă lâissue de ce premier test, quâAbraham va quitter le pays de son pĂšre pour se mettre en route vers Canaan.
Cet Ă©pisode de la vie du Patriarche va, selon les Sages, le hanter. Abraham est lâenfant qui a failli mourir consumĂ© par le feu, selon la volontĂ© de son pĂšre. Il est en cela un homme hantĂ© par la tentation infanticide dont il a presque Ă©tĂ© victime. Et cet Ă©pisode de la vie dâAbraham, comme refoulĂ© par le texte biblique, nous permet soudain de lire autrement la ligature dâIsaac.
Répéter pour ne pas répéter
Lorsque Dieu dit Ă Abraham « fais monter ton fils », en Ola, Abraham rĂ©pond Hineni, non seulement Ă Dieu mais Ă son passĂ©. « Me voici » Ă nouveau face Ă la mĂȘme histoire, « Me voici » face au feu qui consume. Sont ici convoquĂ©s prĂ©cisĂ©ment les fantĂŽmes de ChaldĂ©e, le monde de ses origines oĂč les pĂšres immolent leurs fils. Abraham ne peut pas en cet instant comprendre le mot Ola autrement que comme une injonction au sacrifice. Il sâagit dâun malentendu, qui est le reflet prĂ©cis de son histoire. Et le test de Dieu est prĂ©cisĂ©ment celuiââlĂ . Une question est posĂ©e Ă Abraham : que vasâtu faire de cet Ă©pisode de ta vie ? Tâen libĂ©rer ou bien le rĂ©pĂ©ter Ă lâidentique ?
Lorsque la voix cĂ©leste surgit Ă nouveau, elle dit Abraham Abraham. Le Zohar commente ainsi la rĂ©pĂ©tition mystĂ©rieuse du verset : « le premier Abraham que la voix appelle nâest pas le deuxiĂšme Abraham que la voix appelle ». En dâautres termes, le premier Abraham est lâhomme qui va sacrifier son fils comme il fut presque sacrifiĂ© lui mĂȘme. Le deuxiĂšme Abraham nâest plus cet homme. A partir de cet instant, commence une Ăšre nouvelle, un auââdelĂ de son traumatisme, un monde oĂč lâon ne sacrifie pas les fils mais oĂč lâon sacrifie le sacrifice humain.
Et câest parce quâil a fait face Ă ce passĂ©, parce que quelqueââchose sâest rĂ©pĂ©tĂ©e, que son histoire peut ne pas se rĂ©pĂ©ter Ă lâidentique. Le bĂ©gaiement du texte est ici la traduction dâune possibilitĂ© de changement. Il est une voix qui dit : celui que tu Ă©tais peut devenir un autre, ce que tu crois avoir entendu est peutââĂȘtre juste un malentendu. Mais si tu nâaffrontes pas ce passĂ© en le faisant un instant bĂ©gayer, tu nâas aucune chance de le savoir.
Le bégaiement donne à entendre une promesse de changement
VoilĂ pourquoi, chers amis, nous lisons en boucle ce texte pendant les fĂȘtes de Tishri et y faisons continuellement allusion : lâhistoire dâAbraham est celle de chacun dâentre nous, que lâon ait ou non Ă©tĂ© un jour jetĂ© dans une fournaise. Pour chacun dâentre nous, il existe la possibilitĂ© dâun changement, la possibilitĂ© dâĂȘtre Shone, sâil y a un Mishne, de rĂ©pĂ©ter pour ne pas rĂ©pĂ©ter.
Demain soir, presque Ă la mĂȘme heure, rĂ©sonnera trĂšs prĂ©cisĂ©ment lâhistoire de la Akedat Isthak par les voix du Shofar, rappel sonore de cet Ă©pisode. Les sons du Shofar, je vous le disais Ă Rosh Hashana, sont un rappel de nos brisures et de nos failles intĂ©rieures, mais si vous les Ă©coutez attentivement, vous verrez quâils sont prĂ©cisĂ©ment des souffles qui bĂ©gayent.
Tekia est le son assurĂ©, celui qui comme Abraham dit au dĂ©part Hineni, « me voici », dĂ©terminĂ© et sans hĂ©sitation, prĂȘt Ă obĂ©ir Ă ce que jâai cru entendre. Surgit Shevarim : la parole est entravĂ©e et comme handicapĂ©e, puis Ă Teroua, la parole est mutĂ©e en empĂȘchement sĂ©vĂšre, en bĂ©gaiement extrĂȘme. Câest au bout de ces rĂ©pĂ©titions que rĂ©sonne Tekia Guedola. Longue comme un double appel. Câest elle qui entend « Abraham Abraham », câest-Ă -dire qui reconnaĂźt quâelle est devenue quelquâun dâautre, un autre homme, une autre femme, capable dorĂ©navant de dire au monde Hineni, me voici, libĂ©rĂ© des entraves dâun passĂ© qui a manquĂ© de faire de moi un coupable.
Tous les bĂ©gaiements sont des promesses de changement. Ils disent : metsâtoi en route, Ă travers le dĂ©sert vers une terre promise quâelle que soit le nom que tu lui donnes. Câest cela que MoĂŻse notre guide reprĂ©sente, par excellence, dans la tradition. Câest ce que Kippour reprĂ©sente aussi et ce Ă quoi il nous invite, tout au long de la journĂ©e Ă venir. A rĂ©pĂ©ter des mots, pour ne pas rĂ©pĂ©ter notre histoire.
Shana tova - Ś©Ś Ś ŚŚŚŚ
Shana tova - Ś©Ś Ś ŚŚŚŚ
Shana tova - Ś©Ś Ś ŚŚŚŚ