Drasha de KOL NIDRE 5779, par le rabbin Delphine Horvilleur
C’est l’histoire de Moishé et Yitsh’ok qui se croisent un jour par hasard dans les rues de New York. Cela fait des années qu’ils ne se sont pas vus, depuis la Pologne, depuis le Ghetto, depuis la guerre. Et là, en plein Manhattan, ils se retrouvent, et tombent dans les bras l’un de l’autre.
Moishé dit alors à Yitsh’ok : Yitsh’ok ! Comme c’est bon de te voir ! En un mot, dis moi ce que tu deviens… comment ca va ?…
Et Yitsh’ok dit : BIEN !
Alors Moishé continue: non, mais, vraiment, dis-moi en deux mots comment ca va … ?
Et Yitsh’ok répond : PAS BIEN !
Cette blague, c’est de loin la blague la plus juive que je connaisse. Certains diront qu’elle est une blague purement ashkénaze, qui traduit bien l’inquiétude et l’angoisse du judaïsme d’Europe de l’Est.
Mais c’est plus que cela. Cette histoire, à mon sens, raconte une certaine lecture juive du monde, ou de la vie… : elle dit qu’il existe toujours plusieurs façons de raconter une histoire, de lire un texte, ou de comprendre une situation. En BIEN ou en PAS BIEN. Une version n’est pas plus juste que l’autre, ou plus vraie que l’autre. Deux interprétations d’une même histoire peuvent exister simultanément.
Et cette sagesse est à l’œuvre précisément aujourd’hui, à Yom Kippour.
C’est, selon la tradition, le jour le plus solennel de l’année juive, celui où l’on est dans l’introspection et la peur, celui où l’on se « mortifie », selon les termes de la Torah… mais simultanément, le Talmud raconte que c’est le jour le plus joyeux de l’année, celui où l’on est sensé se réjouir, plus qu’à toute autre date.
L’enjeu est donc, selon les sages, de réussir à faire une chose « et en même temps » une autre : à prier pour que Dieu nous pardonne et à nous réjouir de la certitude qu’il va le faire. Il nous faut être simultanément dans une émotion et dans une autre. Voilà qui est étrange, vous l’avouerez.
Et ainsi, tout au long de la journée (de Yom Kippour), vont se répondre dans les prières des voix contradictoires, des messages que tout oppose ou presque, et dont j’aimerais maintenant vous donner un exemple précis :
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Demain matin, à la synagogue, nous allons lire deux textes.
Le premier est un extrait de la Torah, le chapitre 16 du livre du Lévitique. Le second est l’extrait d’un autre livre, un passage de la prophétie d’Isaïe. Ces deux textes sont toujours lus ensemble le matin de Yom Kippour : la Parasha du Lévitique, suivie de la Haftara d’Isaïe.
Commençons par le premier.
Le Lévitique fait le récit en détail ce que fut un jour la fonction du Prêtre. Le Cohen, descendant d’Aaron, devait à Kippour reproduire à la lettre un rituel très précis, le culte sacerdotal constitué de mille détails. Et, dans cet extrait de la Torah, comme dans celui qu’on lit l’après midi de Kippour, le rituel de la Avoda, il est question d’une description minutieuse de la mission du Cohen.
On nous dit comment il se lève, se lave et s’habille, enfile un par un ses attributs, dans un ordre précis. On nous décrit comment il place ses mains sur la tête d’un l’animal, l’égorge puis asperge l’autel avec le pouce de la main droite, en comptant à voix haute le nombre d’aspersions, dans un souci extrême et presque obsessionnel du mouvement répété et totalement immuable à Yom kippour.
Ce jour‐là, dit le Lévitique :
VEINITEM ET NAFSHOTECHEM
Vous mortifierez vos âmes
HOUKAT OLAM.
C’est une loi éternelle.
Voilà exactement ce que le prêtre incarne dans la tradition juive HOUKAT OLAM, tout ce qui reste et se perpétue. Tout ce qui représente la stabilité d’un système, et l’inchangé du rite.
La voix du prêtre c’est celle qui dit : on a toujours fait comme ça et on fera toujours comme ça parce que telle est la loi de l’Éternel gravée dans la pierre.
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Et voilà qu’immédiatement après, dans le même office matinal, résonne une autre voix, celle d’Isaïe. Et les paroles du prophète commencent ainsi :
SOLOU SOLOU PANOU DARECH : Déblayez, déblayez, libérer la route.
Oui, vous avez bien entendu. Le prêtre vient de dire : « Consolidez, consolidez, solidifiez la route. Assurez-vous que rien ne bouge ».
Et voilà qu’un prophète surgit et dit : « Déconstruisez, déconstruisez. Cassez ce qui est figé pour emprunter d’autres voies »… Déblayez ces cailloux qui bloquent le passage.
Là où le prêtre consolide, le prophète déconstruit. C’est même exactement son nom en hébreu. NAVI, le prophète, vient de la racine NOUN BET ALEF… qui s’écrit très exactement en hébreu comme le renversement d’un autre mot ALEF BET NUN, EVEN, la pierre, la roche minérale. Le Cohen est celui qui fige et conserve… et le prophète est celui qui s’oppose à toute pétrification. Et le culot, la houtspa du prophète ne s’arrête pas là.
Voilà qu’au moment même où nous jeûnons parce que c’est ce qu’on a toujours fait, voilà que résonne par la bouche d’Isaïe la voix de l’Éternel : « HAKAZE YIHYE TZOM EVCHAREHOU - YOM ANOT ADAM ? Est‐ce que vous pensez vraiment que tel est le jeûne que je souhaite ? un jour de mortification de l’Homme ? »
Le Dieu d’Isaïe dit qu’il se fiche pas mal de ce qu’on est en train de faire, car ce qui lui importe n’est pas ce ritualisme et cette mortification, mais, dit‐il « de rompre les chaînes de l’injustice, de donner la liberté à ceux qui sont opprimés et de briser les chaînes de l’aliénation, de donner à manger à ceux qui ont faim ».
Le prêtre croit au Dieu Statique
Le Prophète croit au Dieu éthique.
Le Dieu du prêtre dit : Conserve car c’est ce que Dieu attend de toi !
Le Dieu du prophète répond : Ne fige-rien car c’est ce que Dieu attend de toi.
Mais que veut Dieu à la fin ?
Et ce qu’on est en train de faire, est‐ce BIEN, ou PAS BIEN ?
Vous entendez comme ces deux voix résonnent en même temps. Elles constituent le mode « stéréo » de la tradition juive, l’impossibilité d’entendre une parole sans écho contradictoire, sans appareil critique. L’invitation à interroger les certitudes ; les retourner sur elles‐mêmes.
Et le paradoxe de cette double voix, celle des prêtres et celle des prophètes, est qu’aucune d’entre elles n’a vraiment le pouvoir.
Si vous tendez l’oreille, vous percevrez cette subtilité supplémentaire :
Le prêtre dit : ces sacrifices, ces rituels …tout cela est HOK OLAM, une loi perpétuelle ! Mais depuis 2000 ans, il n’y a plus ni Temple, ni Grand Cohen, ni sacrifice. Cela fait 2000 ans que nous faisons dire au Grand Prêtre que jamais ne changera ce qui a changé depuis 2000 ans.
Le prophète dit : « Dieu ne veut pas de ce jeûne. Allez plutôt nourrir l’affamé, libérer les opprimés ». Mais depuis 2000 ans, la prophétie s’est éteinte et la seule chose qu’on continue à faire à Kippour, c’est de jeûner et de nous mortifier.
Voilà comment le judaïsme de Diaspora s’est construit depuis 2000 ans. Ce dont nous sommes les héritiers, c’est d’un subtil équilibre des forces, des forces conservatrices et des forces contestataires. Un équilibre des voix… qu’on pourrait appeler un équilibre des pouvoirs, en théorie politique.
Le judaïsme rabbinique, en toute situation se méfie du pouvoir, de ses dérives et de ses abus.
C’est facile à dire et à faire pour lui quand, depuis 2000 ans, le judaïsme n’a pas eu de pouvoir politique, sacerdotal ou prophétique. Il s’est construit en l’absence de souveraineté, en exil. C’est vrai. Mais il n’en a pas toujours été ainsi.
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Il fut un où temps existaient pour le peuple d’Israël trois piliers de pouvoir : le prêtre qui consolide, le prophète qui interroge, et le roi qui guide
Shaoul, David, Salomon, tous en furent des incarnations.
Mais le propre de leur pouvoir (exactement comme celui du prêtre et du prophète qu’on vient de décrire) fut d’être limité.
La Torah est très claire à ce sujet. Elle dit qu’un roi pour régner ne doit posséder, « ni trop d’or, ni trop de chevaux, ni trop de femmes ».
Que signifie ces précisions ? Elles sont bien sur allégoriques.
- L’or, c’est le ministère des finances du royaume
- Les chevaux, c’est sa force militaire, la capacité de mener des guerres.
- Quant aux femmes, dans les sociétés anciennes, c’est à travers elles qu’on scellait des alliances entre les tribus, en clair les femmes représentaient la force de la politique étrangère du royaume.
La Bible précise donc que le roi d’Israël ne pouvait détenir aucun de ces trois portefeuilles : ni Bercy, ni la Défense, ni le Quai d’Orsay (ni les finances, ni l’armée , ni les affaires étrangères).
Mais surtout, il avait pour obligation d’être couronné non pas par un prêtre, mais par un prophète, c’est-à-dire que sa légitimité venait non pas de celui qui lui apporterait une bénédiction, mais de celui qui lui apporterait une contradiction.
Le pouvoir politique dans la Bible est toujours consolidé, non pas par la voix de la stabilité mais par celle de la contestation.
Pourquoi vous parler de tout cela aujourd’hui, à Yom Kippour ?
Parce qu’il me semble que notre génération a la chance de vivre un temps inédit et miraculeux de l’histoire juive.
Depuis 70 ans, et après 2000 ans d’exil, il existe à nouveau une terre de souveraineté, un lieu ou s’exerce un pouvoir juif, qui nous oblige à penser l’héritage de 2000 ans d’Histoire.
L’existence de l’État d’Israël réactive pleinement la question de la séparation des pouvoirs juifs.
La création d’une souveraineté, un « royaume » d’une certaine manière, réveille simultanément les voix des autres piliers du pouvoir juif, les voix des prêtres et les voix des prophètes.
Les voix des prêtres sont celles d’un pouvoir religieux qui se perçoit comme immuable et qui fait parfois souffler un vent de messianisme sur le monde politique.
Les voix des prophètes sont les voix de la critique qui est là pour rappeler au souverain ses manquements éthiques, et qui peine parfois à se faire entendre.
Certaines voix consolident le pouvoir et d’autres placent le souverain face à ses responsabilités.
Et nous, Juifs de Diaspora, viscéralement attachés à l’existence d’Israël, et soucieux de le défendre contre les attaques si nombreuses de ceux qui cherchent à le délégitimer, bien souvent, nous nous retrouvons dans une situation complexe.
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Je ne compte plus le nombre de fois où l’expression d’une critique à l’égard d’un gouvernement israélien m’a valu d’être taxée de « traître ». Et chaque fois, je me suis souvenue de ce que la tradition juive dit de l’équilibre des pouvoirs. La stabilité d’un monde, d’un récit, dépend toujours de l’énoncé de sa critique, de la capacité si juive d’entendre les voix contraires, d’où qu’elles viennent, et même de la Diaspora, avec toute l’humilité et la légitimité qu’a celui qui se tient là.
Pouvoir entendre simultanément combien aujourd’hui « Israël va bien » et « Israël ne va pas bien », pouvoir dire parfois combien « Israël fait bien », mais « ne fait pas toujours bien ».
Voilà qui est complexe.
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Être des « prêtres » de la défense de la souveraineté d’Israël, ET EN MÊME TEMPS faire entendre l’héritage des prophètes, parce que la tradition l’exige de nous, c’est assurer, dans l’intérêt d’Israël, que les voix de la critique restent pleinement légitimes… parce que c’est la tradition juive !
Certains, jugeront peut‐être ce discours de Kippour trop politique et qu’ils me pardonnent. Je crois précisément que ce jour du calendrier, ce rendez‐vous solennel avec notre histoire et nous même, est une convocation « politique », au sens noble du terme.
Plus que tout autre jour de l’année, la tradition nous dit aujourd’hui qu’avoir un pouvoir sur le monde et sur nos vies dépend de notre capacité d’entendre des voix contraires en nous, de donner une expression à l’équilibre des pouvoirs.
Et tout cela dépend de notre capacité à entendre au sein du groupe et parfois en nous même des dissonances, entendre une chose et percevoir la subtilité de son contraire. Exactement comme dans le récit de Moshe et Yitsh’ok.
La sagesse juive ne fait que raconter cela et elle ne le fait jamais aussi bien que dans son humour à nul autre pareil.
Un jour, le vieux rabbi sur son lit de mort déclara à ses élèves :
« La vie est une flèche… »
Les étudiants, désemparés de ne pas comprendre le message de leur maître , allèrent vite trouver l’autre sage du village qui affirma lui :
« La vie n’est pas une flèche… »
Plus confus encore, les élèves du sages retournèrent au chevet du mourant et lui dirent. « tu nous dis que la vie est une flèche et l’autre rabbin dit que la vie n’est pas une flèche »
Et alors le rabbi dans un dernier souffle leur révéla :
« Oui, on peut dire ça aussi… »
Pouvoir entendre une chose et son contraire n’est pas le signe d’une absurdité ou d’un non‐sens. Parfois c’est le témoignage d’une sagesse millénaire, un art de la contradiction, de la critique et du questionnement dont les juifs ont hérité, et qu’il nous revient de garder vivant dans nos familles, au sein du monde juif et partout ailleurs, dans nos villes et dans nos vies.
Gmar hatima tova.
Shana tova.
