
Je me souviens des Yizkor de ma jeunesse, quand jâaccompagnais ma mère Ă la synagogue de la rue de la Victoire, oĂš comme sa mère et sa grandââmère avant elle, elle occupait la place familiale, en haut, parmi les femmes.
Je me souviens que je tentais de distinguer mon père en contrebas, ce qui nâĂŠtait pas facile Ă lâenfant que jâĂŠtais, dont la vue plongeait sur les dos et les tallit des hommes.
Je me souviens que câĂŠtait le moment oĂš je descendais dans la rue, respirer un peu dâair de ce dĂŠbut dâautomne. Je nâĂŠtais pas fâchĂŠe de la coupure dans le si long aprèsââmidi de Kippour, oĂš les enfants nâassistent pas Ă ce moment de mĂŠditation intense ÂŤ pour ceux que la mort a frappĂŠs Âť, comme disent les paroles qui prĂŠcèdent le Kaddish.
Je me souviens, plus tard, des premiers Yizkor de mes enfants, Ă lâULIF que nous avions rejointe, ma famille et moi, et qui Ă leur tour, sortaient retrouver leurs copains, nous laissant ma mère et moi nous recueillir profondĂŠment.
Entreââtemps, mon père ĂŠtait mort, et jâĂŠtais fille unique. Je nâĂŠtais pas â et ne suis toujours pas â pratiquante. Je suis un peu plus quâune juiveââquiââvientââĂ ââlaââsynaââleââjourââdeââKippour, mais Ă peine. Je suis, en revanche, pĂŠnĂŠtrĂŠe de conscience et dâidentitĂŠ juives. Sans doute davantage que la gĂŠnĂŠration de mes parents, qui appartenaient Ă ces AshkĂŠnazes français, assimilĂŠs depuis longtemps. La Guerre des Six Jours et lâimmense frayeur quâelle dĂŠclencha, les annĂŠes de nĂŠgationnisme et de montĂŠe des extrĂŞmes, la connaissance devenue plus grande de la Shoah et des complicitĂŠs dâun Ătat scĂŠlĂŠrat dans lâarrestation et la dĂŠportation des Juifs, ĂŠtaient passĂŠes par lĂ . Sans compter un zeste de rĂŠvolution fĂŠministe, qui me faisait trouver injuste et scandaleux que seuls les fils aient le droit/âle devoir, dans le judaĂŻsme traditionnel, de dire Kaddish devant la teba. Je dĂŠcidai donc dâaller Ă la synagogue, pendant un an le soir, dire Kaddish et remplir ce ÂŤ devoir de mĂŠmoire Âť, comme on ne disait pas alors, en souvenir de mon père.
Que les plus religieux me pardonnent : ce nâĂŠtait pas pour moi un acte de foi, celui de glorifier Dieu mĂŞme dans lâaffliction, mais la façon que jâavais, au moins une fois par jour, de me raccrocher Ă des images, qui, tous ceux qui ont perdu un ĂŞtre cher le diront, se rarĂŠfient de plus en plus avec le temps. Il faut sâappliquer pour que vienne le souvenir, et, ĂŠvoquer un proche disparu nâest pas que ÂŤ chose douce Âť, comme on le dit ce jourââlĂ pendant la lecture du Livre de Jonas, mais est aussi effort. Les jours passent, le temps coule, la vie court, et sâarrĂŞter, un moment, pour penser â ou pour prier, comme on voudra â est peutââĂŞtre le dernier hommage quâon peut rendre Ă la figure aimĂŠe.
Depuis, ma mère a disparu Ă son tour. Je suis seule Ă ma place avant que me rejoignent pour NeĂŻla mes enfants et petitsââenfants, qui se sont absentĂŠs, comme le veut la tradition. Pourtant, Yizkor, et ses chants dĂŠchirants que conclue le Kaddish, nâont pas pour moi lâamertume du chagrin, mais la douceur très vivante dâune double ĂŠvocation.