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Le prĂȘtre et le mĂ©decin
Publié le 10 septembre 2018

6 min de lecture

Dans un livre mĂ©connu de Stefan Zweig intitulĂ© La GuĂ©rison par l’esprit (1931) l’écrivain autrichien Ă©voque trois figures historiques qui se sont intĂ©ressĂ©es aux pouvoirs curatifs de l’esprit humain. À la fin du XVIIIe siĂšcle, le magnĂ©tiseur Franz Anton Mesmer soigne ses patients par la suggestion et l’hypnose. Au milieu du siĂšcle suivant, l’amĂ©ricaine Mary Becker‐​Eddy fonde la Christian Science et prĂ©tend guĂ©rir par l’extase et la foi chrĂ©tienne. Au crĂ©puscule du XIXe siĂšcle, la psychanalyse voit le jour dans le cabinet de Sigmund Freud. FondĂ©e sur l’élimination des conflits inconscients et la connaissance de soi, elle bouleverse la maniĂšre de comprendre et de traiter les troubles psychiques. 

La « mĂ©thode psychique Â» Ă©merge ainsi au cours du XIXe siĂšcle en complĂ©ment de la mĂ©decine occidentale. Le livre de Zweig en dĂ©crit la genĂšse et les dĂ©clinaisons religieuses, mystiques et scientifiques, souvent dĂ©criĂ©es, parfois convaincantes. Qu’elle repose sur la volontĂ©, la croyance religieuse ou le travail sur l’inconscient, cette « mĂ©thode Â» exige du malade et de son soignant une aptitude particuliĂšre Ă  l’écoute, Ă  la verbalisation des Ă©motions et Ă  leur dĂ©passement. La « guĂ©rison par l’esprit Â» reconnaĂźt au patient, jusqu’alors mutique, un droit Ă  la parole, tandis que le thĂ©rapeute Ă©carte ses instruments traditionnels‐ chimie, stimulation Ă©lectrique, etc. – au profit du logos.

DĂšs lors, le patient doit dĂ©ployer « la plus grande activitĂ© contre la maladie, en sa qualitĂ© de sujet, de porteur et de rĂ©alisateur de la cure Â» tandis que l’action de son hypnotiseur, guĂ©risseur ou psychanalyste se dĂ©ploie dans la sphĂšre exclusive du langage. Si le siĂšcle des LumiĂšres a fait triompher une vision organiciste de la maladie, dans laquelle le mĂ©decin est un « simple Â» technicien spĂ©cialiste de l’organe malade, le XIXe siĂšcle marque l’avĂšnement progressif de la « guĂ©rison par l’esprit Â», oĂč la santĂ©, apprĂ©hendĂ©e de maniĂšre holistique, peut ĂȘtre reconstituĂ©e par l’esprit, au moyen de la parole et du regard. 

Pour Zweig, se joue donc au XIXe siĂšcle un Ă©vĂ©nement dĂ©cisif pour le traitement des affections psychiques : en rĂ©habilitant la parole et l’esprit, la mĂ©decine renoue avec sa nature originelle, ses racines mystiques et religieuses. À l’image des prĂȘtres des premiers Ăąges de l’humanitĂ©, les mĂ©thodes dĂ©veloppĂ©es par Mesmer, Baker‐ Eddy et Freud prĂȘtent au langage des fonctions performatives et/​ou curatives. Elles s’inscrivent dans une histoire de plus de vingt siĂšcles dans laquelle la guĂ©rison s’obtient par la voie du rituel et de l’invocation. Parfois crĂ©dibles, souvent discutables, ces mĂ©thodes partagent une mĂȘme intuition : tout individu investi d’une mission de guĂ©rison doit dĂ©gager un Ă©lĂ©ment magique, une bienveillance propice Ă  la confidence et Ă  l’épanchement des sentiments. 

Selon Zweig, « la plupart du temps, l’assistance des guĂ©risseurs se rĂ©duit Ă  des mots, mais celui qui sait les miracles opĂ©rĂ©s par le logos, le verbe crĂ©ateur, cette vibration magique de la lĂšvre dans le vide qui a construit et dĂ©truit des mondes innombrables, ne s’étonnera pas de voir, dans l’art de guĂ©rir comme dans tous les autres domaines, les merveilles rĂ©alisĂ©es uniquement par les mots Â». 

Les fonctions du langage et son rapport Ă  la folie sont au cƓur des Ɠuvres de fictions de Zweig. Amok, Lettre d’une inconnue, La Confusion des Sentiments, ou encore Le Joueur d’échecs sondent les recoins inexplorĂ©s de l’esprit humain, sous l’angle des pulsions homicides, d’une passion amoureuse dĂ©vorante ou de la monomanie. Des trois portraits rĂ©alisĂ©s par l’auteur dans La GuĂ©rison par l’esprit, celui de Sigmund Freud Ă©claire le lecteur sur la vie et la pensĂ©e du neurologue viennois moquĂ© par ses pairs, de l’élĂšve de Charcot soucieux d’approfondir les enseignements de son maĂźtre, de l’auteur de la thĂ©orie de l’inconscient qui rĂ©volutionne Ă  petits pas la psychologie moderne. 

L’INTENTION DE LA PSYCHANALYSE N’EST PAS D’INTRODUIRE EN L’HOMME UNE CHOSE NOUVELLE MAIS D’EXTRAIRE DE LUI QUELQUE CHOSE QUI S’Y TROUVE

MatiĂšre vivante et active, l’inconscient thĂ©orisĂ© par Freud agit Ă  notre insu sur nos pensĂ©es et nos sentiments. C’est selon Zweig au sujet de la thĂ©orie freudienne, « des tĂ©nĂšbres de l’inconscient que jaillissent, comme des Ă©clairs, les dĂ©cisions essentielles et c’est dans les profondeurs de ce monde des instincts que se prĂ©parent les cataclysmes qui soudain bouleversent notre destinĂ©e Â». DĂšs lors, les techniques utilisĂ©es au cours des annĂ©es 1880, qui considĂšrent les troubles psychiques comme une « dĂ©viation des nerfs, une dĂ©pravation Â», et les traitent par le biais d’expĂ©riences sur les organes, s’avĂšrent inopĂ©rantes. Freud emploie les dĂ©cennies suivantes Ă  Ă©laborer une nouvelle mĂ©thode pour soigner les affections psychiques – sans pour autant renier les traitements chimiques. La dĂ©marche freudienne se dĂ©marque de celle de Baker‐​Eddy et de Mesmer par ses fondements et sa rigueur scientifiques. 

Cette mĂ©thode se passe d’instruments et de mĂ©dicaments. Comme le psychanalyste ne cherche rien de tangible, explique Zweig, « le fauteuil dans lequel il est installĂ© reprĂ©sente tout l’appareil mĂ©dical de sa thĂ©rapeutique Â». « L’intention Â» de la psychanalyse « n’est pas d’introduire en l’homme une chose nouvelle, foi ou mĂ©dicament, mais d’extraire de lui quelque chose qui s’y trouve Â». Elle renoue ainsi avec les techniques des siĂšcles antĂ©rieurs oĂč la chirurgie et la saignĂ©e devaient extraire des organismes jugĂ©s pathogĂšnes. Pour Freud, la tĂąche du psychanalyste est d’aider le malade Ă  dĂ©chiffrer l’énigme dont il est la solution et dont ses symptĂŽmes dissimulent la vĂ©ritable cause. Il sonde avec lui, Ă  l’aune de ses symptĂŽmes, les formes typiques qui suscitent le malaise : peu Ă  peu, patient et mĂ©decin contrĂŽlent la vie psychique du malade, jusqu’à « l’éclaircissement Â» du conflit intĂ©rieur. 

Seule la connaissance de soi amĂšne la guĂ©rison psychanalytique : lorsque le patient est ramenĂ© Ă  sa personnalitĂ©, Ă  mesure que le regard qu’il porte sur lui‐​mĂȘme s’affine, il devient maĂźtre de sa maladie et s’achemine vers la guĂ©rison. La technique psychanalytique est chronophage et laborieuse. Zweig la compare Ă  l’activitĂ© du tisserand, qui « doit replacer la machine lĂ  oĂč le fil a Ă©tĂ© rompu Â», « pour corriger dans la texture manquĂ©e la trame fausse, pour renouer le fil Â». Ainsi, chaque traitement se prolonge indĂ©finiment et peut durer des annĂ©es. Il requiert « du thĂ©rapeute une concentration de l’ñme que la mĂ©decine n’avait mĂȘme pas soupçonnĂ©e jusqu’ici et qui n’est peut‐ ĂȘtre comparable par la force et la durĂ©e qu’aux exercices de volontĂ© des JĂ©suites Â». 

Le patient s’allonge sur le divan, tourne le dos au psychanalyste pour lever toute pudeur et se livrer sans dĂ©tour. Sa tĂąche consiste Ă  parler librement, car les dĂ©tails les plus insignifiants peuvent s’avĂ©rer dĂ©terminants. Son discours charrie de nombreuses informations que le psychanalyste va devoir examiner, classer, et exploiter Ă  l’aide de systĂšmes qu’il conçoit pour chaque patient. La psychanalyse n’est donc pas Ă  la portĂ©e de tout le monde. Elle exige, pour Zweig, « un connaisseur d’ñmes nĂ© et expĂ©rimentĂ©, douĂ© de la facultĂ© de s’introduire par la pensĂ©e et les sentiments dans les destins les plus Ă©trangers Â». 

Pendant plus de quarante ans, insensible Ă  la lassi‐ tude, Freud se livre ainsi Ă  huit, neuf, dix, parfois onze analyses par jour, concentrĂ© « dans une tension extrĂȘme, presque palpitante, de maniĂšre Ă  ne faire qu’un avec son “sujet”, dont il Ă©coute et pĂšse chaque parole, cependant que sa mĂ©moire jamais en dĂ©faut, lui permet de comparer simultanĂ©ment les donnĂ©es de la psychanalyse prĂ©sente Ă  celles de toutes les sĂ©ances prĂ©cĂ©dentes Â». Un effort ainsi constamment renouvelĂ© exige du psychanalyste « une vigilance de l’esprit, un guet de l’ñme, une tension des nerfs que personne d’autre ne serait de taille Ă  supporter plus de deux ou trois heures Â». Un psychanalyste doit dĂ©gager une sympathie innĂ©e, une dimension « magique Â» quasi mystique grĂące Ă  laquelle le patient se confiera librement. 

Pour Zweig, Freud et ses successeurs rĂ©activent Ă  leur maniĂšre la figure du prĂȘtre guĂ©risseur dont le logos et l’aura magique constituaient le principal outil de guĂ©rison. « Gardiens de l’ñme et du corps Â», « maĂźtres des dĂ©mons, confidents, interprĂ©tateurs des rĂȘves Â», exerçaient jadis leur art comme une activitĂ© religieuse, dont les rĂšgles occultes se transmettaient de gĂ©nĂ©ration en gĂ©nĂ©ration. La « mĂ©decine Â» exigeait alors de ceux qui la pratiquaient une vocation sacerdotale, une tension de l’ñme et de l’esprit difficilement soutenable pour le commun des mortels. Le prĂȘtre guĂ©risseur opposait Ă  la maladie non pas une technique mĂ©dicale mais un acte de foi, une priĂšre, un rite sacrificiel. 

Si le prĂȘtre pouvait se dire guĂ©risseur, c’est qu’en ces Ă©poques reculĂ©es, comme aujourd’hui du reste, le sentiment religieux et la maladie Ă©taient Ă©troitement liĂ©s : Zweig rappelle combien « la maladie pousse le malade Ă  questionner, Ă  penser, Ă  prier, Ă  lever dans le vide son regard Ă©pouvantĂ© et Ă  inventer un ĂȘtre vers qui il puisse se tourner dans son angoisse Â». C’est donc, pour Zweig, « la souffrance tout d’abord qui crĂ©e chez l’homme le sentiment de la religion, l’idĂ©e de Dieu Â». 

Dire que la propension Ă  croire de chacun est fonction de la souffrance est peut‐​ĂȘtre exagĂ©rĂ©, mais il est une chose dans le sentiment de vulnĂ©rabilitĂ©, qui suscite en l’homme un sentiment religieux et ouvre de nouveaux horizons intellectuels et affectifs. La vulnĂ©rabilitĂ© est une source puissante de crĂ©ativitĂ©. Les personnages fictifs dĂ©peints dans les romans de Zweig, de mĂȘme que les grands hommes qu’il a cĂŽtoyĂ©s comme ThĂ©odore Herzl, Joseph Roth et Romain Rolland – dont il dresse le portrait dans un autre livre, Hommes et destins – puisent dans les recoins les plus sombres de leur ĂȘtre l’inspiration et la force nĂ©cessaires Ă  la crĂ©ation.