
Voilà comment toute cette histoire a commencé.
Elle, c’est-à-dire la jeune amoureuse de notre Cantique des Cantiques, s’est endormie au pied d’une des tours d’enceinte de la ville. Elle dort paisiblement avec un sourire sur les lèvres. Les filles de Jérusalem font un cercle autour d’elle et la regardent. Elles l’écoutent aussi, car la jeune femme parle dans son sommeil.
« Embrasse‐moi, couvre‐moi des baisers de ta bouche. 1
Enivre‐moi de tes caresses, car l’ivresse de tes caresses est meilleure que l’ivresse du vin. 2
Ô Salomon !
J’aime quand tu me frôles avec ta bouche.
J’aime l’odeur des huiles parfumées que je sens quand je prononce ton nom ! 3
Ta renommée est grande et toutes les jeunes filles sont amoureuses de toi.
Nous courons toutes après toi, mais choisis‐moi ! 4
Fais‐moi entrer dans ta chambre… que nous devenions cris et joie ! 5
Tes caresses sont des parfums qui m’enivrent plus que le meilleur des vins. 6
Oui je le sais, elles sont toutes amoureuses de toi, mais je sais que c’est moi que tu as choisie !
Elle dort et elle rêve. Elle se dit qu’un jour elle écrira un poème, le plus beau de tous les poèmes. Il sera le chant le plus parfait, le chant des chants, le poème des poèmes. Sublime et parfait ! Je l’écrirai pour lui ! Pour lui seul ! Pour qu’il entende les mots de mon amour :
Chant des chants, pour Salomon ! 7
Les jeunes filles de Jérusalem, comme des fées protectrices, la regardent dormir. Les premières lueurs de l’aube apparaissent vers l’est au‐dessus des monts de Moav. La jeune fille ouvre les yeux, s’assoit, regarde autour d’elle et dit doucement :
« Pourquoi me regardez‐vous, filles de Jérusalem, c’est la couleur de ma peau qui vous étonne ?
C’est vrai, je suis toute noire. Mais je suis belle, comme la tenture des tentes de Salomon, dit‐elle en riant joliment.8
Un jour mes demi‐frères, les fils de ma mère, se sont mis en colère contre moi, et m’ont obligée à garder les vignes. J’ai dû rester longtemps au soleil. C’est pourquoi je suis toute bronzée. Et pendant ce temps je n’ai même pas pu m’occuper de ma propre vigne !9
La jeune femme se rallonge et se rendort. Elle sourit à l’aimé de son âme et dit :
« Dis‐moi où fais‐tu paître tes troupeaux et où les mets‐tu à l’ombre à l’heure des fortes chaleurs de midi ?10
« Dis‐moi où fais‐tu paître tes troupeaux pour que je n’erre pas dans les pâturages, pour ne pas avoir l’air d’une âme perdue aux yeux des autres bergers quand je viendrai te rendre visite !11
Dans les profondeurs de son sommeil elle entend la voix de l’aimé qui lui répond :
« Toi, la plus belle des femmes tu n’as pas besoin de savoir à l’avance où je vais, il te suffit de suivre les traces du troupeau. C’est là que tu dois faire paître tes agnelles, entre les tentes des autres bergers.12
La voix de l’aimé continue à chanter en elle. Les troupeaux courent dans son cœur et les images dans celui de l’aimé :
« Ô mon amie, quand je te regarde je vois l’élégance d’une jument qui court au milieu des chars du Pharaon.13
Tes joues sont belles, rondes comme tes boucles d’oreilles et des colliers qui dansent autour de ton cou ! Je te ferai d’autres colliers d’or piqués d’argent.14
Les filles de Jérusalem sont toujours en cercle autour d’elle. Elles écoutent les mots d’amour qui se croisent dans l’air vif du matin. La tunique de lin sur le corps de la jeune femme dessine le galbe de ses seins, esquisse discrètement les courbes de son corps de jument, rehausse la beauté des colliers, et des boucles de ses oreilles. Le monde exhale tous les parfums, mais pour elle, seul celui de l’aimé nourrit son âme. Elle murmure doucement :
« Mon bien aimé est un sachet de myrrhe, c’est entre mes seins qu’il passe la nuit.15
Mon bien aimé est pour moi une grappe de henné que l’on trouve dans les vignes d’En Gedi.16
Elle s’offre à lui, lui ouvre son corps et l’accueille.
Elle se sent aimée. Le parfum est son ambassadeur.
« Le roi cherche autour de lui, mon nard exhale son parfum.17
Le roi la cherche, regarde autour de lui, il cherche la source de ces profondes senteurs. La voix de l’aimé murmure :
« Que tu es belle mon amie, que tu es belle ! Tes yeux sont des colombes..18
Elle s’imagine une maison, la maison qu’elle aimerait partager avec lui, plus intime et plus solide que l’herbe des champs :
« Que tu es beau mon ami. Et gracieux. Notre lit est verdoyant.19
Les poutres de notre maison sont faites de cèdres et les lambris sont en cyprès.20
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La jeune fille s’est rendormie, apaisée. Elle se souvient de ce jour où l’aimé de son âme l’attend au pied d’un arbre dans un grand verger. Encore des adolescents, presque des enfants. Ils avaient échangé quelques mots tendres… Dans son sommeil, elle raconte ce doux moment aux jeunes filles de Jérusalem.
Je lui ai dit que :
« J’étais le narcisse de la plaine, la rose des vallées.21
Il répondit que les roses ont des épines et qu’il devrait faire attention. Il composa même une petite comptine :
« Comme une rose parmi les épines, telle est mon amie parmi les jeunes filles.22
À mon tour je le taquinais. Un amoureux c’est comme un arbre, ai‐je dit, ça peut toujours servir si on a besoin d’ombre. Et puis, un arbre a des fruits. Pratique si on faim ! Et moi aussi j’ai composé une petite comptine :
« Comme un pommier parmi les arbres de la forêt, tel est mon bien‐aimé parmi les jeunes gens ; j’ai désiré m’asseoir sous son ombrage, et son fruit est doux à mon palais.23
Pour s’amuser il dit alors qu’il m’emmènerait dans une maison de vin. Et sur le tronc de l’arbre au pied duquel nous étions assis, il dessina l’enseigne d’une taverne. Il lui donna le nom d’« Amour » ! 24
Dans la taverne, je crie à la cantonade :
« Réconfortez‐moi par des gâteaux de raisin, restaurez‐moi avec des pommes, car je suis dolente d’amour.25
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« Dolente » : c’est Zadoc Kahn qui choisit ce mot dans sa traduction du Rabbinat. Je trouve le mot suranné. Mais on n’a pas tous eu la chance de vivre au XIXe siècle ! D’ailleurs la majorité des traducteurs disent « malade d’amour » à part Martin (1744) qui préfère « se pâmer d’amour » ! Sans doute a‑t‐il plus lu Corneille que Racine. Oui ! On se pâme et même on pâme dans Corneille alors que dans Racine, on se meurt26 :
« Chimène:
- Sire, on pâme de joie ainsi que de tristesse : Un excès de plaisirs nous rend tout languissants ; Et quand il surprend l’âme, il accable les sens.27
Esther :
- Mes filles, soutenez votre reine éperdue, je me meurs.28
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Bon ! Laissons là ces savantes remarques littéraires parce qu’auprès de mon arbre, je ne désire qu’une chose :
« Qu’il mette son bras gauche sous ma tête et qu’il m’enlace très fort avec son bras droit.29
Dans la douceur de son étreinte je l’appelle mon prince, puis mon Roi, mon Roi Salomon, mon Salomon, à moi toute seule ! Je suis sa reine. Il m’appelle Sulamite, sa Sulamite, rien qu’à lui. De bonheur, je perds pied et connaissance, et j’implore les filles de Jérusalem :
« Par les biches et par les chevrettes sauvages, n’éveillez, ne réveillez pas l’amour avant qu’il ne le veuille !30
Il se penche sur moi pour tenter de me ranimer.
Il me tapote les joues, je le sens sur moi.
Il passe d’un côté à l’autre de mon corps.
Il bondit comme un chevreuil, avec grâce et lenteur :
« Sulamite, réveille‐toi, c’est moi, Salomon, ton Roi, ton unique, ton ami, celui qui te parle de fleurs, de jardin, de tourterelles et de printemps.
J’entends sa voix :
« C’est la voix de mon aimé. Vois c’est lui, il vient, il bondit au‐dessus des montagnes, il court au‐dessus des collines.31
Mon corps, mon bien‐aimé en parle comme d’une géographie. Chaque courbe est une colline, une montagne, une vallée peuplée de lions et de léopards :
« Viens avec moi du Liban, ma fiancée, viens avec moi du Liban ! Regarde du sommet de l’Amana, du sommet du Senir et de l’Hermon, des tanières des lions, des montagnes des léopards32
Sur les montagnes et les vallées de mon corps c’est toute la vie qui s’anime :
« Mes cheveux deviennent… troupeau de chèvres dévalant du mont Galaad.33
« Mes dents pareilles à un troupeau de brebis blanches montent de la baignade.34
Dans la géographie de mon corps, l’aimé de mon âme plante des jardins, fait jaillir des sources, fait surgir des arbres, des parterres de fleurs et d’aromates, et des vignes qu’il peuple d’hivers et de printemps, de renards et de tourterelles, et surtout de petits faons… C’est comme cela qu’il appelle mes seins, qui, sous ses caresses pointent leur petit museau.
« Tes deux seins sont comme deux faons jumeaux d’une biche qui paissent parmi les roses.35
Et avant de poser délicatement ses mains sur les deux petits faons il dit en riant :
« Je vais descendre dans mon jardin, vers les fleurs et leur parfum, pour faire paître mon troupeau dans les jardins et cueillir des roses.36
Je vous le dis, filles de Jérusalem :
« Je suis à lui, et mon bien‐aimé est à moi, lui qui fait paître son troupeau parmi les roses.37
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Je suis encore évanouie. Mon Roi est désespéré de me voir encore inanimée. Il arrête de bondir en tous sens. Il se lève, s’enveloppe de son grand manteau qui lui donne de belles allures de roi. C’est un grand acteur ! Il déclame mi‐sérieux, mi‐joueur :
« Voyez, c’est la litière de Salomon ! Elle est entourée de soixante braves, d’entre les héros d’Israël ; ils sont tous armés du glaive, experts dans les combats ; chacun porte le glaive au flanc, à cause des terreurs de la nuit. Le roi Salomon s’est fait faire un palanquin en bois du Liban. Les colonnes en sont d’argent, la garniture d’or, le siège de pourpre ; l’intérieur en a été paré avec amour par les filles de Jérusalem.
Filles de Sion, sortez et admirez le roi Salomon, orné de la couronne dont le ceignit sa mère au jour de son mariage, au jour de la joie de son cœur.38
Je ris intérieurement. L’aimé de mon âme est drôle, et maintenant, bien que réveillée, je fais semblant d’être encore évanouie. J’aurai peut‐être droit à une autre saynète.
Me voyant inerte, mon Roi est vraiment inquiet. Il se dit peut‐être que la poésie serait plus efficace que le théâtre, et part alors en une longue chevauchée poétique. Imaginez ! Tout un chapitre en un seul souffle !
« Reviens, reviens, Sulamite, reviens, reviens, que nous puissions te regarder ! […]
Que tes pas sont ravissants dans tes brodequins, fille de Prince ! Les contours de tes hanches sont comme des colliers, œuvre d’une main d’artiste.
Ton ventre est comme une coupe arrondie, pleine d’un breuvage parfumé ; ton corps est comme une meule de froment, bordée de roses.
Tes deux seins sont comme deux faons, jumeaux d’une biche.
Ton cou est comme une tour d’ivoire ; tes yeux sont comme les piscines de Hesbon, près de la porte de Bath‐Rabbîm ; ton nez comme la tour du Liban qui regarde du côté de Damas.
Ta tête est posée sur toi, pareille au Carmel, les boucles de tes cheveux ressemblent à l’écarlate : un roi serait enchaîné par ces boucles !
Que tu es belle, que tu es attrayante, mon amour, dans l’enivrement des caresses !
Cette taille qui te distingue est semblable à un palmier, et tes seins à des grappes.
Je me suis dit : « Je monterai au palmier, je saisirai ses rameaux ; que tes seins soient pour moi comme des grappes de la vigne, et l’odeur de tes narines comme celle des pommes ; et ton palais comme un vin exquis… – Qui coule doucement pour mon bien‐aimé et rend loquaces même les lèvres assoupies. 39
Je le laisse gambader dans les mots et je me dis toute bouleversée :
« Je suis à mon bien‐aimé, et sur moi est son désir. 40
J’ouvre alors les yeux et dis :
« Viens, mon bien‐aimé, sortons dans les champs, passons la nuit dans les hameaux.41
« De bon matin, nous irons dans les vignes, nous verrons si les ceps fleurissent, si les bourgeons ont éclaté, si les grenades sont en fleurs. Là je te prodiguerai mes caresses.42
1. Cantique 1,1
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2. Cantique 1,2
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3. Cantique 1,3
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4. Cantique 1,4
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5. ibid.
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6. ibid.
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7. Cantique 1,1
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8. Cantique 1,5
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9. Cantique 1,61
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10. Cantique 1,7
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11. ibid.
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12. Cantique 1,8
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13. Cantique 1,9
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14. Cantique 1,10
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15. Cantique 1,13
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16. Cantique 1,14
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17. Cantique 1,12
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18. Cantique 1,15
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19. Cantique 1,16
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20. Cantique 1,17
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21. Cantique 2,1
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22. Cantique 2,2
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23. Cantique 2,3
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24. Cantique 2,4
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25. Cantique 2,5
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26. Voir Annie Bitbol‐Hespériès, Le Principe de vie chez Descartes, Vrin, 1990
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27. Corneille, Le Cid, IV, 5
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28. Racine, Esther, II, 7 Et la didascalie indique : « Elle tombe évanouie ».
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29. Cantique 2,6
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30. Cantique 5,7
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31. Cantique 5,8
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32. Cantique 4,8
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33. Cantique 4,1 et Cantique 6,5
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34. Cantique 4,2 et Cantique 6,6
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35. Cantique 4,5
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36. Cantique 6,2
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37. Cantique 6,3
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38. Cantique 3,7 à 3,11
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39. Cantique 7,1 à 7,9
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40. Cantique 7,10
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41. Cantique 7,11
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42. Cantique 7,12
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