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Ā« QUI EST INTELLIGENT ? CELUI QUI VOIT CE QUI NAĆ®T Ā»

Drasha du rabbin Delphine Horvilleur pour Rosh haShana 5782⁄2021.

PubliƩ le 6 septembre 2021

8 min de lecture

Dans un peu moins de trois jours, le jeudi 9 septembre 2021, troisiĆØme jour de l’annĆ©e juive 5782, quelque part dans le 11e arrondissement de Paris aura lieu un Ć©vĆØnement que je ne manquerai sous aucun prĆ©texte.

Ce matin‐​lĆ , je dois officier Ć  une Brit-Mila, la circoncision d’un petit garƧon qui s’apprĆŖte Ć  entrer dans l’alliance d’Abraham, entourĆ© de ses parents et de ses grands‐parents.

Cet enfant est un bĆ©bĆ© comme les autres, mais la date particuliĆØre Ć  laquelle a lieu cet Ć©vĆ©nement porte une histoire bien plus grande que lui, et que nous tous. Et ces derniers jours, en pensant Ć  ce que je devais enseigner en ce jour solennel de Rosh haShana, tandis que nous laissons derriĆØre nous une annĆ©e difficile et que nous rĆŖvons Ć  des temps nouveaux… il m’est apparu Ć©vident que c’est de lui que je devais parler. 

Raconter son histoire, et plus exactement celle d’une lettre qu’on vient de lui adresser (Ć  retrouver ici).
L’expĆ©diteur de cette lettre est son papa, Nathan, un jeune homme d’une trentaine d’annĆ©e, plein d’humour et d’intelligence… 
Un jeune homme qui s’est assis comme tant d’autres un soir Ć  la terrasse d’un cafĆ©, entourĆ© d’amis ; et qui, ce soir‐​lĆ  de novembre 2015, a vu mourir un proche et plusieurs autres s’effondrer Ć  ses cĆ“tĆ©s… 

Ce jeune homme a dĆ» apprendre Ć  vivre avec le deuil inconsolable de vies arrachĆ©es, et il s’apprĆŖte, prĆ©cisĆ©ment dans les jours qui viennent, Ć  tĆ©moigner devant un tribunal, Ć  ajouter sa voix Ć  celle des survivants qui racontent cette traversĆ©e de l’horreur, cette nuit où l’ange de la mort a frappĆ© nos rues et tuĆ© notre derniers‐​nĆ©s, notre jeunesse.

Cette semaine, le peuple juif entre dans une nouvelle annĆ©e, et cĆ©lĆØbre Rosh haShana, un nouvel an que les rabbins appellent parfois Yom haZikaron, jour de souvenir ou encore Yom haDin, jour du jugement. 

Et, prĆ©cisĆ©ment au mĆŖme instant, s’ouvre un temps judiciaire. DĆ©bute un procĆØs historique, un temps de souvenir et un temps de jugement qui nous oblige Ć  nous retourner vers ce que nous avons traversĆ© ensemble et Ć  penser ce que cet Ć©vĆØnement a fait de nous.

Dans le Talmud (Tamid 32a), un cĆ©lĆØbre proverbe dit :
Ā« Eizehou Haham ? haroĆ© et hanolad Ā». Ā« Qui est intelligent ? Celui qui voit ce qui naĆ®t. Ā»

Pour nos sages, l’intelligence n’est pas tant une connaissance de ce qui est dĆ©jĆ  qu’une conscience de ce qui surgit, un regard Ć  porter sur tout ce qui dans notre monde est nouveau-nĆ©.

En apprenant la naissance du fils de Nathan et la date de sa circoncision, j’ai proposĆ© Ć  ce tout jeune papa d’écrire une lettre au nouveau‐​nĆ©, et de raconter Ć  celui qui voit le jour quelles nuits ont prĆ©cĆ©dĆ© sa naissance. Je le remercie d’avoir acceptĆ©. Avec son autorisation, je voudrais maintenant vous en lire un extrait, les mots d’un pĆØre Ć  son fils comme le plus beau dvar torah (message) de Rosh haShana qui soit, plein d’humour et de profondeur.

Ā« Mon fils, c’est Ć  prĆ©sent Ć  mon tour de t’écrire une lettre. Tu as seulement quelques jours et tu ne pourras la lire que quand tu feras tes nuits et que tu pourras aller aux toilettes tout seul... Dommage pour moi, ce n’est pas pour tout de suite… Aujourd’hui c’est le jour de ta circoncision mais aussi le dĆ©but de ce procĆØs dont tout le monde parle et au cours duquel je vais tĆ©moigner. Ne sois pas surpris, tu verras que la vie n’est qu’une suite de clins d’œil du destin et que le hasard est pour celui qui ne veut pas voir…… Ā»

Et plus loin, Nathan raconte Ć  son fils ce que fut cette nuit‐​lĆ  : 
Ā« Ces lĆ¢ches ont tirĆ© sur nous, sur une bande de potes d’origine diffĆ©rentes : serbe, sĆ©nĆ©galaise, polonaise, catalane, corse, congolaise, russe, juif, orthodoxe, catholique… ton devoir de Mensch sera de lutter pour garder ce prĆ©cieux sĆ©same qu’est la diffĆ©rence; pour surtout toujours ,toujours , regarder de l’avant… Ā»

Et ainsi, dans une lettre, un pĆØre explique Ć  son fils nouveau‐​nĆ© ce que signifie Ā« ĆŖtre un mensch Ā», cette invitation faite Ć  chaque nouvelle gĆ©nĆ©ration de se tenir Ć  la hauteur de ceux qui avant lui dans l’histoire ont su incarner le courage et la dignitĆ©.

En lisant les mots d’un jeune papa, je me suis dit que tous les rabbins de l’histoire Ć  Rosh haShana ne faisaient que tenter d’enseigner la mĆŖme chose, et dire en tout temps et en tous lieux Ć  des ĆŖtres qui, dans des circonstances diffĆ©rentes, attendent ou apprĆ©hendent l’annĆ©e nouvelle : efforce toi d’être un mensch… Demande‐​toi toujours si ce que tu fais est digne d’une grandeur humaine dont tu dois ĆŖtre l’hĆ©ritier. Pose‐​toi toujours, en ce jour, la question du souvenir d’un passĆ© dont ta prĆ©sence tĆ©moigne.

Rosh haShana est appelĆ© Yom haZikaron prĆ©cisĆ©ment pour cela : il dit Ć  celui qui envisage l’avenir, tu ne pourras pas Lirot et hanolad, Ā« voir ce qui naĆ®t Ā», sans porter ta mĆ©moire vers ce qui fut. Sans te souvenir.

Alors moi aussi, je veux me souvenir.
Me souvenir de ce soir de novembre 2015. Je n’étais pas assise Ć  une terrasse de cafĆ© ni dans une salle de concert, mais je peux dire prĆ©cisĆ©ment, heure par heure, ce que fut ce vendredi 13 novembre 2015.
Comme l’effondrement des tours jumelles , l’assassinat de Rabin, ou les attentats de janvier 2015, et comme chacun d’entre nous, je peux dire où j’étais au jour de ces tragĆ©dies et quelle conversation la catastrophe est venue interrompre.

Je me souviens parfaitement, avec de troublants dĆ©tails, de l’office de shabbat que j’ai menĆ© ce soir‐​lĆ  dans la synagogue de Beaugrenelle, des conversations que j’ai eu avec des fidĆØles et du visage des deux bnei-mitsva, Sacha et Abigail, qui entraient dans l’âge des responsabilitĆ©s.
Nous Ć©tions Ć  quelques heures Ć  peine de la catastrophe et, dans l’instant de calme qui prĆ©cĆØde une tempĆŖte, je revois avec beaucoup de clartĆ© les visages de ceux qui se tenaient autour de moi. 

Ce shabbat-lĆ , 13 novembre 2015, 2 kisslev 5776, nous lisions dans la Torah un Ć©pisode de la GenĆØse, une parasha nommĆ©e Toledot.
Toledot en hĆ©breu signifie Ā« filiations Ā», ou Ā« engendrements Ā». Dans cette parasha, il est question du lien qui unit un pĆØre Abraham Ć  son fils Isaac, son enfant chĆ©ri, et puis de celui qui relie Isaac a ses propres enfants Jacob et Esau. Bref, c’est LA parasha du lien entre les gĆ©nĆ©rations. 

Et ce soir‐​lĆ , mon sermon Ć©tait consacrĆ© Ć  Isaac, le fils et le pĆØre… ce mĆŖme Isaac qui est, comme par hasard, le hĆ©ros de Rosh haShana, celui dont on n’arrĆŖte pas de parler dans la liturgie de la fĆŖte et dont nous lirons l’histoire demain matin. Comme chaque jour de Rosh haShana, nous ferons demain le rĆ©cit terrible et redoutable de sa ligature qu’on appelle parfois son sacrifice, l’histoire d’un enfant menĆ© en haut d’une montagne pour y ĆŖtre tuĆ© mais qui sera finalement sauvĆ©.

Le 13 novembre 2015, un soir de l’Histoire où les fils ne furent pas sauvĆ©s, j’ai partagĆ© avec la communautĆ© un enseignement de la parasha Toledot. La Torah affirme qu’à la fin de sa vie, le regard d’Isaac s’était Ā« obscurci Ā», et que Ā« ses yeux Ć©taient devenus opaques Ā». La Bible semble dĆ©crire une simple cataracte de vieillard… mais les commentateurs proposent une autre lecture. Ils affirment, eux, qu’Isaac perdit la vue parce que ses yeux avaient un jour vu ce qu’il n’aurait jamais dĆ» voir. Son regard Ć©tait endommagĆ© par une vision terrible qui ne l’avait plus jamais quittĆ©. Laquelle ? celle de la mort. Isaac liĆ© sur l’autel vit un jour l’ange de la mort, et son regard ne fut plus jamais le mĆŖme. 

Ce shabbat-lĆ , le vendredi 13 novembre 2015 dans la synagogue, j’ai parlĆ© de ce que signifie survivre Ć  une catastrophe et ne jamais en sortir indemne, ce que signifie d’être un survivant et de ne plus jamais voir le monde de la mĆŖme maniĆØre…

(J’ouvre un instant une parenthĆØse : ƀ la toute fin de l’office ce soir‐​lĆ , mon amie Audrey s’est approchĆ©e de moi, elle m’a dit : mais comment es‐​tu au courant pour Marceline ? je n’avais aucune idĆ©e de ce dont elle me parlait. Mais il se trouve que ce jour‐​lĆ  prĆ©cisĆ©ment, lors d’une visite Ć  JĆ©rusalem, Marceline Loridans‐​Ivens, survivante d’Auschwitz et infatigable tĆ©moin, avait fait un AVC, et venait de perdre la vue. Audrey etait persuadĆ©e que mon sermon consacrĆ© Ć  la vision entravĆ©e du survivant Ć©tait inspirĆ© par cet Ć©vĆØnement ā€šmais il s’agissait d’un pur hasard… ƀ moins que, comme l’écrit Nathan dans sa lettre Ć  son fils, la vie ne soit Ā« qu’une suite de clins d’oeil du destin Ā» et que le hasard soit seulement Ā« pour celui qui ne veut pas voir Ā».)

Je crois que ce soir‐​lĆ , nous ne voulions pas voir, ou plutĆ“t nous ne pouvions pas entrevoir la catastrophe qui s’apprĆŖtait Ć  nous aveugler. Et nous chantions comme chaque shabbat dans la joie "shalom alekhem malakhei hashalom" que soient les bienvenus les anges de paix qui nous accompagnent, sans nous douter qu’ils Ć©taient ce soir‐​lĆ  escortĆ©s par des anges de mort et de terreur.

Et depuis cette date, depuis six ans dĆ©jĆ , quand je repense Ć  cette soirĆ©e, et quand je vois les dans la presse ou sur des Ć©crans les visages de toute une jeunesse assassinĆ©e, me revient toujours en tĆŖte un verset de la Torah. Je me souviens du rĆ©cit biblique d’une autre catastrophe, le tout premier assassinat de l’Histoire, celui d’Abel par son frĆØre CaĆÆn…

Je pense Ć  ce meurtre originel, qui rĆ©verbĆØre lui aussi dans le texte et dans l’Histoire comme l’archĆ©type de tous les meurtres Ć  venir, de tous les crimes Ā« fomentĆ©s par les lĆ¢ches qui refusent la diffĆ©rence Ā», comme l’écrit Nathan.

Abel fut assassinĆ© par son propre frĆØre, et Dieu se tourna alors vers l’assassin et lui demanda : Ā« Qu’as-tu fait ? Ā»
ā€œKol dmei akhikha tzoakim elay min haadamaā€ – ā€œLa voix des sangs de ton frĆØre hurle vers mois depuis les profondeurs de la terre Ā». 
Au tout dĆ©but de l’Histoire, Dieu entend dĆ©jĆ  les hurlements de l’enfant assassiné…

Les rabbins lisent et relisent ce verset, et se demandent : mais pourquoi ce cri est un pluriel ? pourquoi crient depuis la terre la voix DES sangs et non DU sang d’Abel ? En avait‐​il plusieurs ?
Non, rĆ©pondent les Sages mais, depuis les profondeurs de la terre, hurlaient alors, non seulement Abel Ć  qui on avait Ć“tĆ© la vie, mais aussi tous ses enfants et ses descendants qui ne verraient pas le jour, tout ce Ć  quoi il aurait dĆ» donner naissance et qui ne viendrait pas au monde. Avec Abel, est mort l’univers qui aurait dĆ» paraitre, toutes ses Toledot, ses filiations qui disparurent avec lui.

En regardant les visages d’une jeunesse assassinĆ©e, j’entends aussi les sangs qui hurlent, et je pense et je pleure tout ce qui est aurait dĆ» naĆ®tre Ć  partir d’eux, ce monde auquel ils devaient donner vie et qui ne viendra pas au monde par la faute des assassins. 
Et je me demande s’il est possible de ne pas perdre la vue Ć  notre tour, comme Isaac, aveuglĆ©s par ce que nos yeux ont vu… et de ne pas devenir sourds Ć  force d’entendre hurler ces voix des profondeurs de la terre.
Et si effecrtivement Ā« est intelligent, celui qui voit ce qui vient au monde ! Ā»

Alors je me demande si pour toujours nous ne sommes pas devenus idiots, parce que nous sommes amputƩs de ce qui aurait dƻ naƮtre.
Et je pense Ć  cet enfant Ć  qui son pĆØre Ć©crit et qui deviendra, sans l’avoir choisi, un peu le gardien de cette histoire.

ƀ la fin de sa lettre, Nathan Ć©crit Ć  son enfant :
"Tu as une histoire, un passĆ©, depuis des siĆØcles, sans le savoir, tu existes dĆ©jĆ  depuis si longtemps!" Cette semaine, au commencement de sa vie, au commencement d’un procĆØs, au recommencement de notre histoire, un pĆØre dit Ć  son fils, Ć  la fois nouveau‐​nĆ© et qui a des milliers d’annĆ©es : tu te construiras, non pas malgrĆ© ce qui nous est arrivĆ© mais aussi par la force de ce qui nous est arrivĆ© et, de cette hĆ©ritage douloureux, quelque chose s’élĆØvera.

Jeudi matin, 9 septembre 2021, troisiĆØme jour de l’an du monde 5782, un petit bĆ©bĆ© va entrer dans l’alliance et il va gagner un prĆ©nom hĆ©braĆÆque. Je connais dejĆ  le prĆ©nom choisi par ses parents mais je ne sais pas du tout si ses parents ont conscience de la force du nom qu’ils lui ont choisi. Ce bĆ©bĆ© s’appelle JOACHIM.

JOACHIM , YEHOYAKIM, roi de la tribu de Judas dans la Bible, fut un homme dont le nom signifie littĆ©ralement… que grĆ¢ce Ć  Dieu, YEHO… il nous est donnĆ© de nous relever YAKIM.
Et voilĆ  comment un survivant qui se relĆØve donne Ć  son enfant le nom de ce qu’il a su trouver, la force d’être debout et d’être un hĆ©ritier.

Et c’est Ć  cet enfant et Ć  ses parents que je dĆ©die ces mots de Rosh haShana, et Ć  tous ceux qui dans leurs vies parviendront encore Ć  se relever, Ć  transmettre et faire le choix de la vie… et qui tenteront eux aussi, chacun Ć  leur maniĆØre, d’être des Mensch et d’élever des Mensch.

 Shana tova.