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MaumariĆ©es : La rencontre de Rachel et Jacob

De la tradition biblique Ơ la tragƩdie grecque, de Shakespeare Ơ la littƩrature moderne, le rƩcit de la rencontre amoureuse porte les doutes, les contraintes et les espoirs de son temps, bousculƩs, souvent, par une improbable Ʃtincelle.

PubliƩ le 29 juin 2022

6 min de lecture

Ā© Addam Yekutieli aka Know Hope, Heritage Lullaby, 2015, Mixed media, 50 x 70 cm Courtesy : Gordon Gallery, Tel Aviv

Le destin des hĆ©ros grecs est tragique et inĆ©luctable. Pauvres Œdipe et Electre et MĆ©dĆ©e et IphigĆ©nie, pauvres Atrides. La tragĆ©die grecque est tragique, il n’y a aucune Ć©chappatoire possible. Mais de l’antique Torah, toute aussi pleine de tristes destins, on ne dit jamais qu’elle est tragique. Pourtant, le premier couple condamnĆ© Ć  souffrir et Ć  mourir, CaĆÆn tuant son frĆØre, Abraham jetĆ© dans une fournaise par son pĆØre, Joseph jetĆ© dans un puits par ses frĆØres, MoĆÆse qui ne verra jamais la Terre promise, toutes ces tragĆ©dies s’achĆØvent au dernier moment par un douteux happy end censĆ© faire oublier les destins tourmentĆ©s des hĆ©ros bibliques. Au dernier moment, la ligne droite de la tragĆ©die fait un twist, une torsion, par la grĆ¢ce d’un Dieu qui le veut, les hĆ©ros font une embardĆ©e chaplinesque et s’en sortent… Vraiment ?

L’histoire d’amour qui nous sera contĆ©e se met en branle au chapitre 28 de la GenĆØse. Jacob sort de Beer‐​Sheva et prend la direction de Haran pour y chercher une Ć©pouse. Il fait le chemin inverse de son grand‐​pĆØre Abraham qui avait quittĆ© Haran et ne voulait surtout pas qu’Isaac son fils y retourne, fut‐​ce pour y chercher femme. ƀ la place, il avait envoyĆ© EliĆ©zer, son serviteur, qui avait ramenĆ© Rivkah, mĆØre de Jacob. Mais contrairement Ć  son pĆØre, Isaac dit Ć  Jacob, Va te chercher femme au pays de ta mĆØre. En cours de route, comme le soleil se couche, Va yihi, plutĆ“t signe d’angoisse, Jacob s’arrĆŖte comme son grand‐​pĆØre Ć  Beit El, qui est le mont Moriah où son pĆØre avait failli ĆŖtre sacrifiĆ©. Nos histoires d’amour sont parfois dictĆ©es par un passĆ© familial et des rĆ©pĆ©titions troublantes dont nous abreuvons plus tard l’oreille des psychanalystes.

ƀ l’issue d’une nuit tourmentĆ©e et d’un rĆŖve Ć©trange, nous sommes au chapitre 29, Jacob prend ses jambes, dit le texte, et s’en va au pays des fils de l’Avant, des BnĆ©i Kedem, que l’on traduit par les fils de l’Orient, alors qu’il s’agit bien d’un retour en arriĆØre, lĆ  où tout avait mal commencĆ© et où Dieu avait dit Ć  Abraham, Va-t-en pour toi, quitte pĆØre et mĆØre et terre de naissance pour un destin encore inconnu. Heureuse injonction que, deux gĆ©nĆ©rations plus tard, Jacob rĆ©pĆØte Ć  rebours. Il court et se prĆ©cipite vers le passĆ© familial et arrive devant un puits dans un champ. Trois troupeaux sont couchĆ©s dessus et la pierre est grande sur la bouche du puits. Une fois les troupeaux rĆ©unis, les bergers ont l’habitude de rouler ensemble la grosse pierre, d’abreuver les troupeaux et de remettre la pierre Ć  sa place. Jacob demande aux bergers d’où ils sont, ils rĆ©pondent qu’ils sont de Haran, il leur demande s’ils connaissent Laban et s’il est en paix. Oui, rĆ©pondent les bergers. Tandis qu’il est en train de leur parler, Rachel arrive avec les brebis de son pĆØre car elle est bergĆØre, dit le texte. Sans doute les bergers le savent‐​ils, sans doute le disent‐​ils Ć  Jacob qui observe l’étrange scĆØne. Trois troupeaux couchĆ©s sur la grosse pierre d’un puits, des bergers assis, et une belle jeune fille Ć©lancĆ©e – ce que nous apprendrons plus tard – avanƧant toute seule pour abreuver son maigre troupeau. Personne ne bouge, personne ne se lĆØve pour l’aider. Et quand Jacob leur demande pourquoi ils ne roulent pas la pierre pour abreuver les animaux, ils rĆ©pondent qu’ils attendent pour le faire que tous les troupeaux soient rĆ©unis Ć  la fin de la journĆ©e. La scĆØne est rĆ©voltante, injuste. Les filles viennent au puits pour y puiser de l’eau et remplir leur cruche – comme ce fut le cas autrefois pour Rivkah, mĆØre de Jacob – mais pas pour rouler de grosses pierres. Pourquoi les bergers ne bougent pas, pourquoi Laban fait de Rachel une bergĆØre, sans mĆŖme lui adjoindre sœur ou servante, nous ne le savons pas. Et les commentaires sont silencieux sur la question.

Et ce fut, Va yihi, commence le verset suivant par cette tournure habituellement annonciatrice de malheur, quand Jacob vit Rachel fille de Laban frĆØre de sa mĆØre et le troupeau de Laban frĆØre de sa mĆØre et Jacob s’approcha et roula la pierre de dessus la bouche du puits et il abreuva le troupeau de Laban frĆØre de sa mĆØre. La pierre est Ć©norme, dit Rabbi EliĆ©zer dans les PirqĆ©, Jacob trouve la force de la rouler tout seul, il est devenu grand et fort en chemin. Il vole au secours de la belle bergĆØre solitaire, sa cousine. Et Rabbi Akiba dit, « Qui entre dans une ville et trouve des jeunes filles s’avancer en face de lui, son chemin devant lui rĆ©ussira ».

Et au verset suivant enfin, si dĆ©chirant pour une premiĆØre rencontre, Et Jacob embrassa (abreuva) Rachel et il Ć©leva la voix et il pleura. Les deux verbes « embrasser » et « abreuver », yashak, sont si proches qu’on a envie d’imaginer Jacob donner d’abord Ć  boire Ć  Rachel, puis l’embrasser, ou bien que son baiser est aussi dĆ©saltĆ©rant que l’eau du puits et si plein de dĆ©sir qu’il en est douloureux Ć  en pleurer. Va yihi, comme Abraham saisi d’angoisse au coucher du soleil Ć  l’idĆ©e prĆ©monitoire des exils qui attendent son peuple, Jacob comprend trĆØs vite qu’il vient de mettre le pied dans un engrenage dont il mettra longtemps Ć  sortir, avant de repartir de ce maudit Kedem avec ses deux femmes, toutes les deux malheureuses, ses deux servantes, ses onze enfants, beaucoup de chagrin et une luxure Ć  la hanche qui le rendra boiteux et lui vaudra d’être appelĆ© dĆ©sormais, IsraĆ«l.

Quand j’étais petite, ma grand‐​mĆØre me racontait cette histoire du cĆ“tĆ© de LĆ©ah Ć  laquelle elle s’identifiait plus qu’à Rachel. Dans son histoire, LĆ©ah Ć©tait l’aĆ®nĆ©e, mariĆ©e de force avant la cadette, tout comme elle, une maumariĆ©e pour les mĆŖmes raisons de prĆ©sĆ©ances conventionnelles.

Mais quittons les rives des tragĆ©dies grecques et hĆ©braĆÆques pour celles, profanes, du roman moderne. J’en ai lu un, il n’y a pas longtemps où une scĆØne de rencontre amoureuse, fraĆ®che, pudique et Ć©rotique, continue encore de faire Ć©cho en moi. La narratrice, une jeune fille de vingt ans, a fait un retour au judaĆÆsme, c’est la fĆŖte de Soukkot, elle rencontre pour la premiĆØre fois celui dont elle ne sait pas encore qu’il sera son Ć©poux :

Un Ć©tudiant talmudique entre. Il ne me regarde pas, il ne s’approche pas de moi, il ne me parle pas. (…) Il est attentif, je le sens, Ć  la maniĆØre dont je m’assieds sur le banc : je dois enjamber ce dernier pour prendre ma place Ć  la table. Instinctivement, je fais ce geste avec pudeur. Et son propre regard est pudique (…) Il capte quelque chose que je cache en moi et qui se trouve au-delĆ  de moi, et comme hors de ma portĆ©e. Il dĆ©sire me revoir. 1

Cette gambette qui enjambe un banc, ce mouvement si gracieusement fĆ©minin qu’un homme esquisse instinctivement en viril cavalier, m’en a rappelĆ© un autre par association d’images. Il m’avait fait fondre de plaisir par le pouvoir Ć©vocateur de l’écriture romanesque :

Une jeune fille se tenait devant lui, debout dans le ruisseau, seule et tranquille, regardant vers le large. On eut dit un ĆŖtre transformĆ© par magie en un oiseau de mer Ć©trange et beau. Ses jambes nues, longues et fines, Ć©taient dĆ©licates comme celles d’un ibis, et immaculĆ©es (…) puis lorsqu’elle eut senti la prĆ©sence de Stephen et son regard d’adoration, ses yeux se tournĆØrent vers lui, subissant ce regard avec calme, sans honte ni impudeur. Longtemps, longtemps, elle le subit ainsi, puis, calme, les abaissa vers le torrent, tout en remuant l’eau de-ci de-lĆ , doucement, du bout de son pied (…) Dieu du ciel ! cria l’âme de Stephen dans une explosion de joie profane. 2

Qui aime qui ? Qui regarde qui ? Dans ce jeu de dupes qu’est la rencontre amoureuse où le dĆ©sir nous mĆØne par le bout du nez, comment ne pas y laisser des plumes ? Faut‐​il imaginer Jacob et LĆ©ah et Rachel heureux ou plutĆ“t maĆ®tres, pas Ć  pas, d’un lourd destin de hĆ©ros, comme ceux des tragĆ©dies grecques ou de Shakespeare ? Ou s’échapper un instant, se rĆŖver autre, ailleurs ? Combien de romans, combien de films bĆ¢tissons‐​nous sur ces rencontres Ć©phĆ©mĆØres, ces regards attrapĆ©s au vol dans un mĆ©tro, dans la rue, n’importe où, n’importe qui, un instant fugace de vacance, le temps d’une station, une Ć©tincelle, un dĆ©sir, une curiositĆ©, que le masque du Covid a failli effacer et qu’il nous est urgent de retrouver. Il y va de notre vie, de notre libertĆ©.

1. Rivka Nadel, TraversƩe, Actes Sud, 2022.2 Dedalus (A Portrait of the artist as a young man),
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2. James Joyce, Gallimard, Folio, 1974. Traduction,
Ludmila Savitsky.
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