ļƒ‰
M

ThƩmatiques

Newsletter

Chaque semaine, recevez les dernières actualités de Tenoua

ƀ propos

Qui sommes-nous

L'Ʃquipe

Les partenaires

Contact

Archives

Informations

Mentions lƩgales

Quand IsraĆ«l rencontre la Torah
PubliƩ le 29 juin 2022

5 min de lecture

Ā© Michal Helfman, Dear A.S.A/P,
installation view, Tel Aviv Museum of Art, 2020
Courtesy Sommer Contemporary Art, Tel Aviv

La Torah raconte Ć  deux reprises la rencontre au sommet entre Dieu et le peuple d’IsraĆ«l au Mont SinaĆÆ. Le texte nous parle d’une rĆ©vĆ©lation Ć  sens unique, celle d’un Dieu‐​Tout‐​Puissant dĆ©chirant les cieux dans un tonnerre d’orages, pour donner – voire imposer – sa loi au peuple d’IsraĆ«l. MĆŖme si la Torah nous affirme que le peuple d’IsraĆ«l consentit a posteriori Ć  respecter la parole divine, les ProphĆØtes tĆ©moignent continuellement de ce manque d’allĆ©gresse Ć  accepter une Parole qui fut somme toute imposĆ©e.

La littĆ©rature rabbinique est, elle aussi, largement consciente de ce problĆØme, Ć  tel point qu’elle va jusqu’à affirmer que Dieu souleva la montagne Ā« tel un bol Ā», prĆŖt Ć  Ć©craser le peuple si celui‐​ci refusait d’accepter sa Torah. Un consentement viciĆ© car obtenu par la force, nous dit le Talmud, est frappĆ© d’invaliditĆ© juridique. Sans alliance valable, Dieu ne pouvait donc reprocher aux enfants d’IsraĆ«l leurs futures transgressions.

Cette thĆ©ophanie littĆ©ralement Ć©crasante n’était que le prĆ©lude aux rapports compliquĆ©s des Juifs Ć  leur Dieu. Le Talmud par exemple, n’hĆ©site pas Ć  formuler Ć  plusieurs reprises une critique acerbe de ce Dieu parfois agaƧant, souvent oppressant, trop prĆ©sent quand il ne le faut pas et absent quand on l’attend. Nous n’avons jamais rencontrĆ© Dieu, disent les sages entre les lignes. Tout au plus, Dieu s’est rĆ©vĆ©lĆ© Ć  nous, tel un roi apparaissant briĆØvement devant une foule. Mais en relisant l’épisode du SinaĆÆ, le commentaire des sages va se dĆ©sintĆ©resser de Dieu, pour se recentrer sur la vĆ©ritable rencontre qui occupe les Juifs depuis des millĆ©naires – celle avec la Torah :

« Qu’il me baise des baisers de sa bouche » (Cantique 1,2) – Rabbi Yohanan enseigne qu’un ange extrayait la Parole de devant le Saint-BĆ©ni-Soit-Il, l’apportait Ć  chaque membre d’IsraĆ«l et lui disait : « Acceptes-tu cette parole ? Elle contient tant et tant de lois, tant et tant de punitions, tant et tant de dĆ©crets, tant et tant de commandements, tant et tant de rĆ©compenses. » Le Juif disait « Oui ». L’ange lui demandait Ć  nouveau : « Acceptes-tu la divinitĆ© du Saint-BĆ©ni-Soit-il ? », il rĆ©pondait : « Oui, oui ». ƀ ce moment, il l’embrassait sur la bouche, comme il est dit : « Il t’a fait voir pour que tu connaisses » (DeutĆ©ronome 4,35), par le biais d’un envoyĆ©.

Les sages, eux, enseignent que la Parole elle-mĆŖme se rendait chez chaque membre d’IsraĆ«l et lui disait : « M’acceptes-tu ? Je contiens tant et tant de lois, tant et tant de punitions, tant et tant de dĆ©crets, tant et tant de commandements, tant et tant de rĆ©compenses. » Il rĆ©pondait par l’affirmative. ƀ ce moment, la parole l’embrassait sur la bouche… Comme il est Ć©crit : « De crainte que tu oublies les paroles que tes yeux ont vues » (DeutĆ©ronome 4,9). Tu as vu la parole te parler.

Shir Hashirim Rabba 1,2

DĆØs l’ouverture, le cadre est donnĆ©. TrĆØs loin des Ć©clairs et du tonnerre dĆ©crits dans la thĆ©ophanie biblique, le Midrash imagine la rencontre entre le peuple d’IsraĆ«l et la Parole de Dieu, la Torah, comme celle de deux amants s’embrassant passionnĆ©ment. Alors que le Tout‐​Puissant se rĆ©vĆ©lait Ć  la masse dĆ©sindividualisĆ©e, le Midrash dĆ©crit la Parole comme le quittant pour venir Ć  la rencontre de chaque individu.

Deux lectures s’ensuivent. La lecture minoritaire de Rabbi Yohanan imagine un ange intermĆ©diaire entre Dieu et les hommes, proposant Ć  chaque individu d’accepter ou non la Torah et la divinitĆ© du Dieu d’IsraĆ«l. La rĆ©vĆ©lation Ć©tait imposĆ©e, mais la Parole ouvre immĆ©diatement le dialogue pour proposer une alliance individuelle et scellĆ©e par la libre volontĆ© de chacun‑e. Dieu est encore lĆ , mais secondaire, comme une condition indiscutable dans les notes de bas de page de l’alliance. La thĆ©ophanie dĆ©crite par la Bible n’est rien de plus qu’une introduction pyrotechnique Ć  la vĆ©ritable alliance cachĆ©e par le texte, scellĆ©e par la mutualitĆ©, le dĆ©sir et l’intimitĆ©.

La deuxiĆØme lecture, celle des sages, continue sur cette lancĆ©e mais de faƧon plus subversive encore. Les sages aussi conservent les notions d’alliance individuelle et consentie, mais propose une personnification totale de la Parole divine. Plus d’ange, plus de Dieu, mais une parole personnifiĆ©e et libre qui vient sĆ©duire un aprĆØs un les cœurs des enfants d’IsraĆ«l. N’oublie pas les Paroles que tes yeux ont vues, nous dit le texte biblique. Dans une lecture volontairement ultra‐​littĆ©raliste, les sages transforment ces paroles en autant d’amants aimĆ©s, dĆ©sirĆ©s, possĆ©dĆ©s, que nos yeux ont vus, que nos corps ont touchĆ©s et que nos bouches ont goĆ»tĆ©s. Ces Paroles, nous disent les sages, ne pourront jamais ĆŖtre oubliĆ©es.

Le grand absent de cette RĆ©vĆ©lation rĆ©inventĆ©e est Ć©videmment Dieu. La Torah acquiert ici une indĆ©pendance pleine et entiĆØre, une existence Ć  part. Cette lecture fait Ć©cho Ć  un autre commentaire talmudique, prĆ©sentant Dieu comme le tĆ©moin du mariage d’amour de sa fille – la Torah – avec IsraĆ«l. MalgrĆ© la filiation indĆ©niable, le beau‐​pĆØre reste extĆ©rieur Ć  ces noces. Conscient de son sort, le Talmud l’imagine suppliant les deux amoureux de daigner Ć  lui construire une chambre, le Temple de JĆ©rusalem, pour qu’il puisse visiter sa fille bien‐​aimĆ©e. Dieu le PĆØre devient Dieu le Beau‐​PĆØre, celui qu’on invite quand il connaĆ®t ses limites mais avec lequel on coupe les ponts quand il devient toxique.

Une blague juive bien connue met dans la bouche d’un Juif persĆ©cutĆ© la priĆØre suivante : Ā« Merci mon Dieu de nous avoir choisi pour peuple Ć©lu, mais tu ne pourrais pas changer un peu ? ». Nombreux sont les Juifs Ć  travers les siĆØcles ayant Ć©tĆ© en proie Ć  un ras‐​le‐​bol comprĆ©hensible pour ce Dieu absent, incapable de protĆ©ger les siens. Bien souvent, les mĆŖmes Juifs restaient pourtant profondĆ©ment amoureux de cet hĆ©ritage juif, qui a acquis une existence et une indĆ©pendance propre hors du divin. Les pionniers sionistes, rĆ©voltĆ©s contre les souffrances de l’exil, en avaient fait un oxymore : « Il n’y a pas de Dieu, mais il nous a promis cette terre ». Ou une variante moins nationaliste : celle d’un fils revenant de son Ć©cole catholique et racontant Ć  son pĆØre juif la TrinitĆ©. Celui‐​ci, scandalisĆ©, lui rĆ©pond « Sache mon fils qu’il n’y a qu’un seul Dieu et que nous n’y croyons pas ! ». Autant de faƧons diffĆ©rentes de dire simplement que la thĆ©ophanie biblique seule n’aurait jamais pu traverser l’exil.

Le Talmud opĆØre cette transition de Dieu Ć  la Torah, de la thĆ©ophanie spectaculaire et Ć  sens unique, Ć  la rencontre amoureuse d’un peuple avec l’infini de son hĆ©ritage culturel et spirituel. Au SinaĆÆ, le peuple d’IsraĆ«l a rencontrĆ© Dieu Ć  la maniĆØre d’un jeune amoureux obligĆ© de passer par le pĆØre autoritaire pour voir son aimĆ©e. Son premier baiser n’était pas pour Dieu, mais pour cette Torah indĆ©pendante et dĆ©sirĆ©e. ƀ travers les siĆØcles, Ć  travers l’étude, les deux amants continuent Ć  se couvrir de baisers sous l’œil parfois bienveillant, parfois agacĆ©, de celui qui se demande peut‐​être encore si c’était lĆ  le meilleur parti pour sa fille bien‐aimĆ©e.