
installation view, Tel Aviv Museum of Art, 2020
Courtesy Sommer Contemporary Art, Tel Aviv
La Torah raconte Ć deux reprises la rencontre au sommet entre Dieu et le peuple dāIsraĆ«l au Mont SinaĆÆ. Le texte nous parle dāune rĆ©vĆ©lation Ć sens unique, celle dāun DieuāāToutāāPuissant dĆ©chirant les cieux dans un tonnerre dāorages, pour donner ā voire imposer ā sa loi au peuple dāIsraĆ«l. MĆŖme si la Torah nous affirme que le peuple dāIsraĆ«l consentit a posteriori Ć respecter la parole divine, les ProphĆØtes tĆ©moignent continuellement de ce manque dāallĆ©gresse Ć accepter une Parole qui fut somme toute imposĆ©e.
La littĆ©rature rabbinique est, elle aussi, largement consciente de ce problĆØme, Ć tel point quāelle va jusquāĆ affirmer que Dieu souleva la montagne Ā« tel un bol Ā», prĆŖt Ć Ć©craser le peuple si celuiāāci refusait dāaccepter sa Torah. Un consentement viciĆ© car obtenu par la force, nous dit le Talmud, est frappĆ© dāinvaliditĆ© juridique. Sans alliance valable, Dieu ne pouvait donc reprocher aux enfants dāIsraĆ«l leurs futures transgressions.
Cette thĆ©ophanie littĆ©ralement Ć©crasante nāĆ©tait que le prĆ©lude aux rapports compliquĆ©s des Juifs Ć leur Dieu. Le Talmud par exemple, nāhĆ©site pas Ć formuler Ć plusieurs reprises une critique acerbe de ce Dieu parfois agaƧant, souvent oppressant, trop prĆ©sent quand il ne le faut pas et absent quand on lāattend. Nous nāavons jamais rencontrĆ© Dieu, disent les sages entre les lignes. Tout au plus, Dieu sāest rĆ©vĆ©lĆ© Ć nous, tel un roi apparaissant briĆØvement devant une foule. Mais en relisant lāĆ©pisode du SinaĆÆ, le commentaire des sages va se dĆ©sintĆ©resser de Dieu, pour se recentrer sur la vĆ©ritable rencontre qui occupe les Juifs depuis des millĆ©naires ā celle avec la Torah :
Ā«āÆQuāil me baise des baisers de sa boucheāÆĀ» (Cantique 1,2) ā Rabbi Yohanan enseigne quāun ange extrayait la Parole de devant le Saint-BĆ©ni-Soit-Il, lāapportait Ć chaque membre dāIsraĆ«l et lui disaitā: Ā«āÆAcceptes-tu cette paroleā? Elle contient tant et tant de lois, tant et tant de punitions, tant et tant de dĆ©crets, tant et tant de commandements, tant et tant de rĆ©compenses.āÆĀ» Le Juif disait Ā«āÆOuiāÆĀ». Lāange lui demandait Ć nouveauā: Ā«āÆAcceptes-tu la divinitĆ© du Saint-BĆ©ni-Soit-ilā?āÆĀ», il rĆ©pondaitā: Ā«āÆOui, ouiāÆĀ». Ć ce moment, il lāembrassait sur la bouche, comme il est ditā: Ā«āÆIl tāa fait voir pour que tu connaissesāÆĀ» (DeutĆ©ronome 4,35), par le biais dāun envoyĆ©.
Les sages, eux, enseignent que la Parole elle-mĆŖme se rendait chez chaque membre dāIsraĆ«l et lui disaitā: Ā«āÆMāacceptes-tuā? Je contiens tant et tant de lois, tant et tant de punitions, tant et tant de dĆ©crets, tant et tant de commandements, tant et tant de rĆ©compenses.āÆĀ» Il rĆ©pondait par lāaffirmative. Ć ce moment, la parole lāembrassait sur la bouche⦠Comme il est Ć©critā: Ā«āÆDe crainte que tu oublies les paroles que tes yeux ont vuesāÆĀ» (DeutĆ©ronome 4,9). Tu as vu la parole te parler.
Shir Hashirim Rabba 1,2
DĆØs lāouverture, le cadre est donnĆ©. TrĆØs loin des Ć©clairs et du tonnerre dĆ©crits dans la thĆ©ophanie biblique, le Midrash imagine la rencontre entre le peuple dāIsraĆ«l et la Parole de Dieu, la Torah, comme celle de deux amants sāembrassant passionnĆ©ment. Alors que le ToutāāPuissant se rĆ©vĆ©lait Ć la masse dĆ©sindividualisĆ©e, le Midrash dĆ©crit la Parole comme le quittant pour venir Ć la rencontre de chaque individu.
Deux lectures sāensuivent. La lecture minoritaire de Rabbi Yohanan imagine un ange intermĆ©diaire entre Dieu et les hommes, proposant Ć chaque individu dāaccepter ou non la Torah et la divinitĆ© du Dieu dāIsraĆ«l. La rĆ©vĆ©lation Ć©tait imposĆ©e, mais la Parole ouvre immĆ©diatement le dialogue pour proposer une alliance individuelle et scellĆ©e par la libre volontĆ© de chacunāe. Dieu est encore lĆ , mais secondaire, comme une condition indiscutable dans les notes de bas de page de lāalliance. La thĆ©ophanie dĆ©crite par la Bible nāest rien de plus quāune introduction pyrotechnique Ć la vĆ©ritable alliance cachĆ©e par le texte, scellĆ©e par la mutualitĆ©, le dĆ©sir et lāintimitĆ©.
La deuxiĆØme lecture, celle des sages, continue sur cette lancĆ©e mais de faƧon plus subversive encore. Les sages aussi conservent les notions dāalliance individuelle et consentie, mais propose une personnification totale de la Parole divine. Plus dāange, plus de Dieu, mais une parole personnifiĆ©e et libre qui vient sĆ©duire un aprĆØs un les cÅurs des enfants dāIsraĆ«l. Nāoublie pas les Paroles que tes yeux ont vues, nous dit le texte biblique. Dans une lecture volontairement ultraāālittĆ©raliste, les sages transforment ces paroles en autant dāamants aimĆ©s, dĆ©sirĆ©s, possĆ©dĆ©s, que nos yeux ont vus, que nos corps ont touchĆ©s et que nos bouches ont goĆ»tĆ©s. Ces Paroles, nous disent les sages, ne pourront jamais ĆŖtre oubliĆ©es.
Le grand absent de cette RĆ©vĆ©lation rĆ©inventĆ©e est Ć©videmment Dieu. La Torah acquiert ici une indĆ©pendance pleine et entiĆØre, une existence Ć part. Cette lecture fait Ć©cho Ć un autre commentaire talmudique, prĆ©sentant Dieu comme le tĆ©moin du mariage dāamour de sa fille ā la Torah ā avec IsraĆ«l. MalgrĆ© la filiation indĆ©niable, le beauāāpĆØre reste extĆ©rieur Ć ces noces. Conscient de son sort, le Talmud lāimagine suppliant les deux amoureux de daigner Ć lui construire une chambre, le Temple de JĆ©rusalem, pour quāil puisse visiter sa fille bienāāaimĆ©e. Dieu le PĆØre devient Dieu le BeauāāPĆØre, celui quāon invite quand il connaĆ®t ses limites mais avec lequel on coupe les ponts quand il devient toxique.
Une blague juive bien connue met dans la bouche dāun Juif persĆ©cutĆ© la priĆØre suivante : Ā« Merci mon Dieu de nous avoir choisi pour peuple Ć©lu, mais tu ne pourrais pas changer un peuā?āÆĀ». Nombreux sont les Juifs Ć travers les siĆØcles ayant Ć©tĆ© en proie Ć un rasāāleāābol comprĆ©hensible pour ce Dieu absent, incapable de protĆ©ger les siens. Bien souvent, les mĆŖmes Juifs restaient pourtant profondĆ©ment amoureux de cet hĆ©ritage juif, qui a acquis une existence et une indĆ©pendance propre hors du divin. Les pionniers sionistes, rĆ©voltĆ©s contre les souffrances de lāexil, en avaient fait un oxymore : Ā«āÆIl nāy a pas de Dieu, mais il nous a promis cette terreāÆĀ». Ou une variante moins nationaliste : celle dāun fils revenant de son Ć©cole catholique et racontant Ć son pĆØre juif la TrinitĆ©. Celuiāāci, scandalisĆ©, lui rĆ©pond Ā«āÆSache mon fils quāil nāy a quāun seul Dieu et que nous nāy croyons pasā!āÆĀ». Autant de faƧons diffĆ©rentes de dire simplement que la thĆ©ophanie biblique seule nāaurait jamais pu traverser lāexil.
Le Talmud opĆØre cette transition de Dieu Ć la Torah, de la thĆ©ophanie spectaculaire et Ć sens unique, Ć la rencontre amoureuse dāun peuple avec lāinfini de son hĆ©ritage culturel et spirituel. Au SinaĆÆ, le peuple dāIsraĆ«l a rencontrĆ© Dieu Ć la maniĆØre dāun jeune amoureux obligĆ© de passer par le pĆØre autoritaire pour voir son aimĆ©e. Son premier baiser nāĆ©tait pas pour Dieu, mais pour cette Torah indĆ©pendante et dĆ©sirĆ©e. Ć travers les siĆØcles, Ć travers lāĆ©tude, les deux amants continuent Ć se couvrir de baisers sous lāÅil parfois bienveillant, parfois agacĆ©, de celui qui se demande peutāāĆŖtre encore si cāĆ©tait lĆ le meilleur parti pour sa fille bienāaimĆ©e.